Le Pont des soupirs

Chapitre 5L’OURAGAN

Dans la salle des Doges, nul ne s’était d’abord aperçu del’absence de Léonore Dandolo. Son père lui-même, absorbé par sespensées, n’avait pas vu la jeune fille s’éloigner.

Quelles pensées ?…

Dandolo était ruiné. Dernier représentant d’une familleillustre, il supportait avec une impatience irritée la médiocritéprésente. Il rêvait la restauration de son influence dans l’État.De sourdes ambitions gonflaient cette âme faible.

Cependant le temps passait. La foule des invités, qui avaitd’abord attendu en silence, paraissait maintenant nerveuse etagitée. Autour du doge Gandiano et de la dogaresse Silvia, un grandvide s’était fait lentement.

Le vieillard ne semblait pas s’apercevoir qu’il était comme unétranger dans son palais… Ses yeux demeuraient obstinément fixéssur la grande porte du fond.

Roland était sorti par là ; c’est par là qu’il devaitrentrer.

Tout à coup, cette porte s’ouvrit. Candiano se dressa toutdroit.

« Mon fils ! » cria-t-il dans un élan dejoie.

Mais il demeura stupéfait, assailli soudain de sinistrespressentiments ; ce n’était pas Roland qui venaitd’apparaître… c’était Léonore !

Léonore, blanche, les yeux hagards, chancelante…

À ce moment même, les grondements de la place Saint-Marcéclatèrent avec une intensité de tonnerre. Dans la salle des Doges,une clameur furieuse répondit à ces grondements, et plus de cinqcents seigneurs se ruèrent, l’épée haute, vers l’escalier desGéants.

« Vive Candiano ! Vive la liberté ! tonnait lepeuple.

– Mort aux rebelles ! » hurlèrent les invités dudoge.

Un formidable tourbillon enveloppa le doge à l’instant où, latête perdue, il s’élançait vers Léonore, en jetant un criterrible :

« Mon fils ! Qu’est devenu mon fils ?… »

Léonore, à bout de forces, allait s’affaisser lorsqu’un hommequi accourait derrière elle la saisit en frémissant.

C’était Altieri ! Il enleva la jeune fille évanouie etmarcha sur Dandolo qui, sombre, épouvanté, se demandait s’iln’allait pas se noyer dans le naufrage de la famille Candiano.

« Que se passe-t-il ? balbutia Dandolo. Ces cris… mafille évanouie !… Où est Roland Candiano ?… »

Altieri, avec une sauvage ivresse, pressa la jeune fille sur sonsein. Et dans ce mouvement convulsif, ce fut comme une prise depossession… la conquête violente des traîtres de jadis !

« Ce qui se passe ! dit-il sourdement. Regardez autourde vous, Dandolo ; regardez ! »

Cent hommes entouraient le vieux Candiano qui, les yeuxsanglants, échevelé, terrible, avait tiré son épée du fourreau.

« Mon fils ! rugit-il, qu’a-t-on fait de monfils ?… »

Une voix puissante domina les rumeurs qui s’entrechoquaientcomme les vagues de l’Océan en furie :

« Candiano !… Votre fils a trahi ! Votre fils estprisonnier de la république ! Candiano, vous avez trahi !Vous n’êtes plus doge ! Au nom du Conseil des Dix, Candiano,je vous arrête !… »

Et Foscari s’avança, la main tendue.

« À moi ! hurla Candiano. À moi, mes hommesd’armes ! à moi, mes amis !… Ah ! lâches !… ilsm’abandonnent !… »

Un cri déchirant retentit alors.

Une femme grande, les yeux perçants, les cheveux gris endésordre, se dressa près du vieillard : c’était la dogaresseSilvia…

« Candiano ! cria-t-elle, tu ne mourras passeul !… »

En un instant, le doge Candiano, frappé à la tête, sanglant,évanoui, fut enlevé, emporté hors de la salle. Et la dogaresseSilvia, effrayante à voir, plus effrayante à entendre, les deuxpoings tendus, clamait l’atroce désespoir de son cœur.

Toute cette scène, d’une violence indescriptible dans lesgestes, les attitudes et les voix des personnages, n’avait duré quequelques secondes.

Dandolo l’avait contemplé avec stupéfaction.

« Ce qui se passe ! reprenait alors Altieri :c’est une révolution, Dandolo ! Une révolution qui sera fataleaux suspects !… Et vous êtes suspect, vous qui donniez votrefille aux ennemis du patriciat vénitien, coalisés avec la plèbe desquais et du Lido ! »

Dandolo blêmit. Il se sentit perdu… Alors Altieri se pencha verslui, et d’une voix basse, ardente, murmura :

« J’aime votre fille, Dandolo !… »

Ce fut sinistre !… En ce moment de terreur, parmi lestumultes d’émeute, devant la jeune fille évanouie, agonisantepeut-être, cette soudaine demande en mariage !…

Dandolo garda le silence… Mais son regard éloquent parla pourlui. Ce regard de honte et de soumission, Altieri le recueillit, lecomprit !

« C’est bien, acheva-t-il, mettez votre fille en sûreté. Jeréponds de vous… répondez-moi d’elle !

– Je réponds de ma fille !… » répondit lâchementDandolo.

Altieri jeta sur Léonore un regard de triomphe et de joiedélirante. Puis, mettant l’épée à la main, il se rua au-dehors.

Ce fut à cette minute que Léonore revint à elle et ouvrit lesyeux.

« Ô mon père ! mon père, bégaya la jeune fille,emmenez-moi, oh ! emmenez-moi !

– Oui, ma fille !… Viens… fuyons !… »

Elle marchait comme une automate, avec, sur ses lèvres brûlantesde fièvre, une plainte monotone, désespérée,désespérante :

« Oh ! je souffre !… Loin d’ici, mon père. Parpitié… »

Et c’est ainsi qu’elle quittait ce palais où quelques heuresauparavant elle était entrée souriante, radieuse de sa jeunesse etde son bonheur, souverainement belle !

À ce moment, Silvia, la mère de Roland, apparut devant elle…

Silvia qui, le cœur déchiré, blessé à mort, venait d’assister àl’arrestation du doge son mari, comme elle avait assisté àl’arrestation de son fils ! Silvia avait aperçu Léonore etavait couru à elle.

« Ma fille ! cria-t-elle d’une voix rauque desanglots. Tu étais digne de lui, toi… Viens !… Viens levenger ! »

Léonore la regarda un instant, de ses yeux agrandis par ledésespoir, et toute sa douleur, comprimée jusqu’à la démence, alorsfit explosion violemment :

« Moi !… Votre fille ?… Moi !… »

La dogaresse parut ne pas avoir entendu. Ou du moins, elle necomprit pas – pauvre vieille mère convaincue que l’universsouffrait de sa souffrance et que Léonore – oh ! Léonoresurtout ! – était prête à mourir avec elle pour la délivrancede son fils !

D’une voix sèche et sifflante elle reprit :

« Viens, ma fille, viens… à nous deux nous soulevons lepeuple. Viens… dans deux heures, il ne restera pas pierre surpierre de cette maison d’infamie… nous délivrons Candiano, nousdélivrons Roland… mon fils… ton fiancé !

– Mon fiancé !… Lui !… Ah ! madame, allezdonc demander à la courtisane Imperia quelle femme aimait RolandCandiano !… »

Cette fois, la mère comprit ! Léonore abandonnaitRoland !…

Elle eut un geste d’accablement, puis ses deux mains se levèrentau ciel ; puis, toute raide, farouche, grondant des mots sanssuite, elle descendit l’escalier au bas duquel mugissait etdéferlait la houle de tempête d’un peuple en pleine émeute.

Léonore, en la voyant disparaître dans le remous de la foule,tendit ses bras vers elle et cria, sanglotante :

« Mère ! mère ! j’ai menti ! Mon cœur est àlui, toujours ! »

Elle voulut s’élancer.

Mais elle était à bout de forces : elle tomba à la renversedans les bras de son père qui la souleva, l’emporta en courant.

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