Le Pont des soupirs

Chapitre 3LES FIANÇAILLES

Le lendemain, vers 9 heures du soir, le palais ducal étaitilluminé. Sa masse pesante et sévère apparaissait alors plusgracieuse avec ses ogives, ses trèfles, sa merveilleuseloggietta – tout son aspect oriental mis en relief par leslumières accrochées à toutes les arêtes.

Venise entière était dehors, affluant en orageux tourbillonsautour du vaste monument, ses canaux hérissés de gondoles quis’entrechoquaient. Et cette foule ne chantait plus comme laveille : de sourdes rumeurs l’agitaient.

Dans le palais, à l’entrée des immenses et somptueuses salles deréception, au haut de l’escalier des Géants, le doge Candianolui-même se tenait debout, revêtu du costume guerrier, recevant leshommages de tout le patriciat de Venise et de la province accouru àla cérémonie. Près de lui, la dogaresse Silvia, très pâle, levisage empreint d’une dignité imposante accueillait les souhaitsdes invités par un sourire inquiet, et son regard semblait vouloirlire jusqu’au fond de l’âme de ces hommes le secret de leur pensée– le secret du bonheur de son fils… ou de son malheur !

Bembo était arrivé l’un des premiers en disant :

« J’ai composé pour le jour du mariage un divin épithalameque l’Arioste[2] ne désavouera point ! Il en serajaloux ! »

Et c’était étrange de voir tous les invités, revêtus de costumesde cérémonie, porter au côté non la légère épée de parade, mais lelourd estramaçon de combat. Sous les pourpoints de satin ondevinait les cottes de mailles, et sous les sourires des femmes onvoyait clairement la terreur.

Que se passait-il ?… Pourquoi des bruits de révoltepopulaire venaient-ils coïncider avec cette fête defiançailles ?

Léonore et Roland, assis l’un près de l’autre, dans la grandesalle aux plafonds enrichis de fresques inestimables, semblaientdégager un rayonnement de bonheur.

Dandolo, le noble Dandolo, descendant de ce doge qui le premierécrivit une histoire de Venise, se tenait près de sa fille, et dansses regards, à lui, éclatait la même sourde inquiétude qui agitaitles masses des invités.

Roland, la main tendue à tout nouvel arrivant, balbutiait desremerciements par quoi son bonheur cherchait à se faire jour àtravers l’angoisse de félicité qui étreignait sa gorge.

« Soyez heureux, Roland Candiano… dit un invité.

– Cher Altieri, merci ! oh ! merci… je vous aime,vous êtes un véritable ami…

– Moi aussi, je vous aime… soyez heureux !

– Et vous, mon cher Bembo ! Vous voilà doncaussi ! Ah ! nous ferons encore des barcarolles et desballades, savez-vous bien ? Vous maniez si bien lesvers !

– Monseigneur, dit Bembo courbé en deux, vous êtes tropbon… »

Et Bembo se perdit dans la foule. À ce moment, des gardes armésse postèrent soudain devant toutes les portes. Un silenced’épouvante s’appesantit sur la vaste salle de fête. Un hommeprécédé de deux hérauts s’avança et, d’une voix haute et grave,prononça :

« Moi, Foscari, grand inquisiteur d’État, je déclare qu’ily a ici un traître, rebelle et conspirateur, que je viens arrêterpour le salut de la république !… »

Le doge Candiano le regardait venir, et ses mains tremblantes,ses lèvres blanches révélaient la furieuse colère qui grondait enlui.

« Un pareil scandale ici ! En un pareil soir !Dans la salle des doges ! Quel que soit l’accusé, il est icimon hôte, entendez-vous, seigneur Foscari ! Et par les clousde la croix sanglante, il ne sera jamais dit qu’un Candiano aurafailli à l’hospitalité ! »

Foscari redressa sa taille imposante :

« Seigneur duc, je vous requiers et vous somme de dire sivous entendez résister ici, dans la salle des doges, à la loi queles doges font serment de protéger. »

Candiano jeta autour de lui un regard éperdu.

Il vit ses deux mille invités muets, courbés, immobilisés.

Le doge eut la sensation aiguë de son impuissance…

« Le nom de l’accusé ?… demanda-t-il d’une voixétranglée.

– Roland Candiano ! » répondit le grandinquisiteur.

Un double cri, déchirant, désespéré, retentit, et deux femmes,d’un mouvement instinctif, se jetèrent au-devant de Roland qui, lesyeux pleins d’éclairs, marchait sur Foscari… Silvia et Léonore, lamère et l’amante, enlacèrent le jeune homme de leurs bras, ettoutes deux eurent ce farouche mouvement de la tête quisignifiait :

« Venez donc l’arracher de là, si vousosez !… »

En même temps, le doge Candiano jetait une clameurrauque :

« Mon fils !… vous dites que mon fils conspire ettrahit !…

– La dénonciation est formelle !

– Infamie et mensonge !… »

Et tandis qu’un tumulte fait de violentes et menaçantesexclamations secouait l’assemblée, le doge tira sa lourde épée.

À ce moment même, Altieri rejoignait Roland Candiano, etrapidement, les yeux baissés, le front blême, lui murmurait cesmots :

« Les ennemis de votre père ont organisé cette scène pourle pousser au désespoir et le perdre… Rendez-vous, Roland ! Jeréponds de votre vie !… Dans une heure, tout seraarrangé ! »

Ces paroles frappèrent Sylvia et Léonore comme Roland.L’influence d’Altieri dans le Conseil des Dix était aussi sûre queson amitié pour le fils du doge. Les deux femmes eurent unmouvement dont Roland profita pour se dégager de leur étreinte.

Il saisit la main d’Altieri :

« Ami fidèle !… votre clairvoyance sauve mon père…c’est entre nous, désormais, une fraternité jusqu’à lamort ! »

Et Roland s’élança vers le doge Candiano qu’il rejoignit àl’instant où celui-ci levait son épée pour en appeler à sesinvités, dont cinq ou six à peine avaient des regards de sympathiepour lui…

« Mon père ! » cria le jeune homme.

Candiano, hagard, se retourna, vit son fils, et sa fureur sefondit en désespoir. Il ouvrit ses bras en sanglotant.

Roland, cependant, parlait bas à l’oreille de son père.

Tout à coup, on vit le doge se tourner vers le grandinquisiteur :

« Seigneur Foscari, dit-il d’une voix qu’il s’efforçaitd’apaiser, mon fils innocent exige que son innocence soit proclaméepar le Conseil. Faites donc votre besogne, comme nous faisons notredevoir. Que le tribunal se réunisse à l’instant !

– Le tribunal attend ! » dit Foscari glacial.

Le doge tressaillit. Ainsi tout avait été préparé pour lejugement !

« Seigneur Foscari, dit Roland très calme, voici mon épéeque je vous confie. Je suis prêt à répondre au tribunal. »

Sur un signe du grand inquisiteur, un officier saisit le bras dujeune homme. Mais il n’avait pas accompli ce geste qu’ils’affaissait, le front ensanglanté par un coup que Roland venait delui porter, avec une foudroyante rapidité.

« Entendons-nous, monsieur l’inquisiteur, dit Roland avecun sourire qui le faisait terrible ; vous avez devant vous unhomme libre. C’est par ma volonté que je me rends devant le suprêmeConseil. Donnez donc l’ordre à vos gardes de s’écarter… »

Foscari, d’un rapide coup d’œil, jugea la situation. Roland luiapparut ce qu’il était en réalité : capable de soulever laville. Au-dehors, des rafales d’émeutes s’élevaient.

« Soit ! dit-il, toujours glacial. Nul ne voustouchera. Suivez-moi, Roland Candiano !

– Je vous précède, dit le jeune homme.

– Roland ! » cria Léonore en tendant lesbras.

Roland se retourna et vit sa fiancée très pâle, s’appuyant à samère pour ne pas tomber. Il vit la flamme d’amour de ses beaux yeuxnoyés de douleur. Il vit sa vieille mère désespérée. Il vit sonpère sombre, entouré de seigneurs silencieux. Toute cette scène dedeuil et d’effroi resta dans ses yeux.

« Dans une heure, Léonore ! Dans une heure, mamère ! Dans une heure, mon père ! »

Il prononça ces paroles avec une étrange fermeté, et seretournant brusquement, il se mit à marcher vers la grande porte dufond.

Comme il allait disparaître, il entendit une dernière foisl’appel déchirant de sa fiancée :

« Roland ! Roland ! »

Il s’arrêta, livide, frissonnant.

Mais quoi ! Qu’avait-il à redouter ! D’un mot, ilallait confondre la calomnie – et il sauvait son père…

Il passa !… La grande et lourde porte sereferma !…

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