Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 10Histoire de Doña Maria d’Avalos et de Don Fabricio, Ducd’Andria

À Henry Gauthier-Villars.

… Done Marie d’Avalos, l’une des belles princesses du païs,mariée avec le prince de Venouse, laquelle s’estant enamourachée ducomte d’Andriane, l’un des beaux princes du païs aussi, et s’estanstous deux concertez à la jouissance et le mary l’ayant descouverte…les fit tous deux massacrer par gens appostez ; si que lelendemain on trouva ces deux belles moictiez et créatures exposéesettendues sur le pavé devant la porte de la maison, toutes morteset froides, à la veue de tous les passants, qui les larmoyoient etplaignoyent de leur misérable estat.

(Pierre de Bourdeilles, abbé et seigneur de Brantôme, Recueildes dames, seconde partie.)

Il y eut de grandes fêtes à Naples quand leprince de Venosa, qui était riche et puissant seigneur, épousa doñaMaria, de l’illustre maison d’Avalos. Douze chars, traînés par deschevaux recouverts d’écailles, de plumes ou de fourrures, demanière à figurer dragons, griffons, lions, lynx, panthères,licornes, promenaient dans la ville des hommes et des femmes nus,dorés tout en plein, qui représentaient les divinités de l’Olympe,descendues sur la terre pour célébrer les noces vénosiennes. Onvoyait dans un de ces chars un jeune garçon ailé qui foulait auxpieds trois vieilles d’une laideur dégoûtante. Une tablette élevéeau-dessus du char portait cette devise : L’Amour vainqueurdes Parques. Et il fallait entendre par là que les deux épouxgoûteraient l’un près de l’autre un long âge de bonheur. Mais cetamour plus fort que les destins était un faux présage. Deux ansaprès son mariage, un jour qu’elle allait chasser à l’oiseau, doñaMaria d’Avalos vit le duc d’Andria, qui était beau et bien fait, etl’aima. Honnête, bien née, soucieuse de sa gloire et dans cettepremière jeunesse où les femmes n’ont pas encore d’audace àcontenter leurs désirs, elle n’envoya pas une entremetteuse vers legentilhomme pour lui assigner un rendez-vous dans l’église ou chezelle. Elle ne laissa point paraître ses sentiments et attendit quesa bonne étoile lui ramenât celui qui, dans moins d’un clin d’œil,lui était devenu plus cher que le jour. Son attente fut courte. Carle duc d’Andria, qui l’avait trouvée belle, alla tout de suitefaire sa cour au prince de Venosa. S’étant rencontré seul dans lepalais avec doña Maria, il lui demanda d’une manière bien douce etbien forte ce qu’elle était disposée et résolue à lui accorder.Sans retard, elle le mena dans sa chambre et ne lui refusa rien dece qu’il voulait d’elle. Et, quand il lui rendit grâces d’avoircédé à son désir, elle lui répondit :

« Monseigneur, ce désir était mien plusqu’il n’était vôtre. Et c’est moi qui ai voulu que nous fussionsaux bras l’un de l’autre, comme nous sommes maintenant, dans ce litoù je vous ferai bonne chère tant qu’il vous plaira d’yvenir. »

Et, depuis ce jour, doña Maria d’Avalos reçutdans sa chambre le duc d’Andria toutes les fois qu’elle le putfaire, ce qui arriva très souvent, car le prince de Venosa allaitbeaucoup à la chasse et passait parfois des semaines entières à sedivertir avec des amis dans quelqu’une des maisons qu’il avait à lacampagne.

Tout le temps que doña Maria demeurait couchéeavec son ami, sa nourrice Lucia se tenait à la porte et faisait leguet, disant son rosaire et tremblant sans cesse que le prince nerevînt contre toute attente.

C’était un seigneur très redouté pour sonhumeur jalouse et violente. Ses ennemis lui reprochaient sa ruse etsa cruauté. Ils l’appelaient mâtin de renard et de louve, et deuxfois bête puante. Mais ses amis le louaient de garder un fidèleressouvenir du droit et du tort qu’on lui faisait et de ne passavoir supporter patiemment une injure.

Il y avait trois mois pleins que les deuxamants jouissaient l’un de l’autre et contentaient leur envie sanstrouble ni crainte, lorsqu’un matin la nourrice alla trouver doñaMaria dans sa chambre et lui dit :

« Écoute, petite perle chérie ; mesparoles ne seront pas de fleurs ni de dragées, mais d’une affairegrave et terrible. Monseigneur le prince de Venosa a reçu quelquemauvais avis sur toi et sur le duc d’Andria. Je l’ai vu tout àl’heure dans la cour comme il montait à cheval. Il mordait samoustache, ce qui en lui est mauvais signe. Il parlait à deuxhommes qui n’ont pas l’air de mener une vie honnête ; j’aientendu seulement qu’il leur disait : “Voyez sans être vus.”Telles étaient les recommandations que leur faisait le nobleprince. Le malheur est qu’il se tut à ma vue. Ma belle petiteperle, aussi vrai que Dieu est dans le saint sacrement, si leprince te trouve avec le seigneur duc d’Andria, il vous tuera tousdeux, et tu seras morte. Et moi, qu’est-ce que jedeviendrai ? »

La nourrice parla et supplia longtemps encore.Mais doña Maria d’Avalos la renvoya sans lui faire de réponse.

Comme on était au printemps, elle alla sepromener ce jour-là dans la campagne avec des dames de la ville.Et, tout en suivant une route bordée d’épines fleuries, l’une deces dames lui dit :

« Dona Maria, il arrive que les chienss’attachent aux pas des voyageurs. Or, nous sommes suivies par ungrand chien noir et blanc. »

Et la princesse, ayant tourné la tête,reconnut un moine dominicain qui venait chaque jour s’étendre àl’ombre dans la cour du palais Venosa, et qui, l’hiver, sechauffait à la cuisine.

Cependant la nourrice, voyant que sa maîtressene tenait nul compte de ses avis, courut avertir le duc d’Andria.Ce gentilhomme avait raison de craindre, de son côté, que le secretde ses belles amours ne fût malheureusement découvert. Se voyantsuivi la veille au soir par deux ruffians armés d’espingoles, ilavait tué l’un d’un coup d’épée. L’autre avait pris la fuite. Leduc d’Andria ne doutait plus maintenant que ces deux bandits ne luieussent été dépêchés par le prince de Venosa.

« Lucia, dit-il à la nourrice, je doisgrandement craindre le danger, quand il menace avec moiMme Maria d’Avalos. Dis-lui que, bien qu’il m’encoûte, je ne retournerai pas dans sa chambre avant que les soupçonsdu prince soient endormis. »

La nourrice rapporta le soir même ces parolesà doña Maria qui les entendit avec impatience, en se mordant leslèvres jusqu’au sang.

Avisée de ce que le prince était en ce momentdehors, elle ordonna à sa nourrice d’aller chercher tout de suitele duc d’Andria et de le lui amener dans sa chambre. Dès qu’il yfut, elle lui dit :

« Monseigneur, un jour passé loin de vousm’est le plus cruel des supplices. J’aurai le courage de mourir. Jen’ai pas le courage de supporter votre absence. Il ne fallait pasm’aimer si vous n’en aviez pas la force. Il ne fallait pas m’aimersi vous préfériez à mon amour quelque chose au monde, fût-ce monhonneur et ma vie. Choisissez ou de continuer à me voir chaquejour, ou de ne plus me voir jamais. »

Il répondit :

« Donc, madame, à la bonne heure,puisqu’il ne peut plus y avoir pour nous de male heure ! Aussibien je vous aime comme vous voulez, et plus que votre proprevie. »

Et ce jour-là, qui était un jeudi, ilsdemeurèrent longtemps embrassés l’un contre l’autre. Rien n’advintde notable jusqu’au lundi de la semaine suivante, auquel jour,après le dîner de midi, le prince avertit sa femme qu’il allaitavec une suite assez nombreuse à Rome où il était mandé par le papequi était son parent. Et, de fait, une vingtaine de chevauxattendaient tout sellés dans la cour. Donc le prince baisa la mainà sa femme comme il avait coutume de le faire quand il prenaitcongé d’elle pour un temps un peu long. Puis, quand il fut àcheval, il se retourna vers elle pour lui dire :

« Dieu vous garde, doñaMaria ! »

Et il sortit avec sa suite. Dès qu’elle jugeaque cette troupe était hors les murs, la princesse donna l’ordre àsa nourrice d’appeler le duc d’Andria. La vieille femme la suppliade différer une réunion dont il pouvait mal advenir.

« Ma colombe, lui dit-elle à genoux etles mains jointes, ne reçois pas aujourd’hui le duc d’Andria !J’ai entendu toute la nuit les domestiques du prince aiguiser desarmes. Écoute encore, ma petite fleur : le bon frère qui vientrecevoir à la cuisine son pain quotidien a renversé tout à l’heureune salière avec sa manche. Donne un peu de repos à ton galant, mamignonne. Tu n’en auras que plus de plaisir à le revoir après, etil ne t’en aimera que mieux. »

Mais doña Maria d’Avalos répondit :

« Nourrice, s’il n’est pas ici dans unquart d’heure, je te renvoie chez tes frères dans lamontagne. »

Et quand le duc d’Andria fut près d’elle, ellel’accola avec une joie ardente.

« Mon seigneur, lui dit-elle, le journous sera bon et la nuit meilleure. Je vous garde jusqu’àl’aube. »

Et, tout aussitôt, ils se donnèrent desbaisers et se firent des caresses. Puis, ayant ôté leurs habits,ils se mirent au lit et se tinrent embrassés si longuement que lesoir les trouva encore serrés l’un contre l’autre. Alors, comme ilsavaient grand-faim, doña Maria tira de son coffre de mariage unpâté de geline, des confitures sèches et un flacon de vin qu’elleavait eu soin d’y mettre. Après qu’ils eurent mangé et bu à leurgré, en faisant toutes sortes de mignardises, la lune se leva etvint si amie à la fenêtre, qu’ils voulurent lui souhaiter labienvenue. Ils se mirent au balcon, et là, respirant la fraîcheurdu ciel et la douceur de la nuit, ils regardaient voler dans lesbuissons noirs les mouches de feu. Tout se taisait hors la crécelledes insectes dans l’herbe. Puis un bruit de pas traversa la rue, etdoña Maria reconnut le moine mendiant qui hantait la cuisine et lescours du palais et qu’elle avait rencontré un jour dans le cheminfleuri où elle se promenait en compagnie de deux dames. Elle fermadoucement la fenêtre et se remit au lit avec son ami. Il y avaitune heure que, couchés et s’embrassant, ils murmuraient les plusdouces choses qui jamais eussent été inspirées par Amour à Napleset dans tout le monde, quand ils ouïrent tout à coup un bruit depas et d’armes qui montait par l’escalier ; en même temps ilsvirent une lueur rouge aux fentes de la porte. Et ils entendirentla voix de la nourrice qui criait : « Jésus Maria !je suis morte ! » Le duc d’Andria se dressa debout, sautasur son épée et dit :

« Venez, doña Maria ! Il faut sauterpar la fenêtre. »

Mais, étant allé au balcon et s’étant penchédehors, il vit que la rue était gardée et toute hérissée depiques.

Alors il revint auprès de doña Maria, qui luidit :

« C’est fini de tout ! Mais je neregrette rien de ce que j’ai fait, mon cher seigneur. »

Il répondit :

« À la bonne heure ! »

Et il se hâta de passer ses chausses.

Cependant la porte tremblait des grands coupsqui y étaient frappés du dehors et les ais commençaient à sedisjoindre.

Il dit encore :

« Je voudrais savoir qui nous a trahis etvendus. »

Dans le moment qu’il cherchait ses souliers,le vantail céda et une troupe d’hommes portant armes et torches sejeta dans la chambre. Le prince de Venosa était parmi eux etcriait :

« Sus au galant ! Tuez !tuez ! »

Le duc s’alla mettre devant le lit où étaitdoña Maria et fit face à trois hommes qui l’assaillirent (il yavait en tout six hommes amenés par le prince, et tous étaient deses familiers ou de ses serviteurs). Bien qu’aveuglé par la lumièredes torches, le duc d’Andria réussit à parer plusieurs coups, et ilen porta lui-même d’assez roides. Mais, s’étant embarrassé le pieddans la vaisselle qui gisait sur le carreau avec les restes du pâtéet des confitures, il tomba à la renverse. Se trouvant sur le dos,une épée à la gorge, il saisit l’épée de la main gauche ;l’homme, en la retirant, lui coupa trois doigts, et l’épée setrouva faussée. Et comme le duc d’Andria avançait les épaules pourse relever, un de ses agresseurs lui porta sur la tête un coup quifit sauter les os du crâne. Alors les six hommes se jetèrent surlui et l’achevèrent avec tant de précipitation qu’ils se blessèrentles uns les autres.

Quand ce fut fait, le prince de Venosa leurcommanda de se tenir en repos ; et, marchant sur doña Mariad’Avalos, qui jusque-là était demeurée au bord du lit, il la poussade la pointe de son épée jusqu’au coin de la muraille où était lecoffre de mariage. Et, l’y tenant rencoignée, il lui dit :

« Puttana ! »

Honteuse d’être nue, elle voulut tirer à elleune couverture qui pendait hors du lit.

Mais il l’en empêcha par un coup de pointedont elle eut le flanc éraflé.

Alors, adossée au mur, elle se voila avec sesbras et ses mains, et elle attendit.

Il ne cessait de crier :

« Puttaccia ! »

Et comme il ne la tuait pas, elle eutpeur.

Il s’en aperçut et lui dit avecjoie :

« Tu as peur ! »

Mais, lui montrant du doigt le corps inanimédu duc d’Andria, elle répondit :

« Imbécile ! que veux-tu que jecraigne maintenant ? »

Et, pour n’avoir plus l’air effrayé, ellechercha à se rappeler un air de chanson qu’elle avait souventchanté jeune fille, et elle se mit à le siffler entre lesdents.

Le prince, furieux de voir qu’elle le bravait,la piqua au ventre en criant :

« Ah ! Sporcaputtaccia ! »

Elle s’arrêta de chanter et dit :

« Monsieur, il y a deux ans que je nesuis allée à confesse. »

À cette parole, le prince de Venosa songeaque, si elle mourait damnée, elle pourrait revenir la nuit et letirer en enfer avec elle. Il lui demanda :

« Ne voulez-vous pas unconfesseur ? »

Elle réfléchit un moment, puis secouant latête :

« C’est inutile. Je ne peux pas sauvermon âme. Je ne me repens pas. Je ne peux pas, je ne veux pas merepentir. Je l’aime ! Je l’aime ! Laissez-moi mourir dansses bras. »

Brusquement, elle écarta l’épée, se jeta d’unbond sur le corps sanglant du duc d’Andria et le tint embrassé.

En la voyant ainsi, le prince de Venosa perditla patience qu’il avait jusque-là gardée de ne la tuer qu’aprèsl’avoir fait souffrir. Il lui traversa le corps de sa lame. Ellecria : « Jésus ! », roula sur elle-même, sedressa debout et, après une petite secousse de tous les membres,s’abattit, morte.

Il la frappa plusieurs fois encore au ventreet à la poitrine. Puis il dit aux serviteurs :

« Jetez ces deux charognes au pied del’escalier d’honneur et ouvrez toute grande la porte du palais,afin qu’on sache la vengeance en même temps quel’affront. »

Il ordonna que le cadavre de l’amant fûtdépouillé comme l’autre.

Les serviteurs firent ce qui leur étaitcommandé. Et tout le jour les corps du duc d’Andria et de doñaMaria demeurèrent nus au bas des degrés. Les passantss’approchèrent pour les voir. Et, la nouvelle du meurtre s’étantrépandue par la ville, une foule de curieux se pressaient devant lepalais. Quelques-uns disaient : « Voilà qui est bienfait ! » D’autres, en plus grand nombre, à la vue d’unspectacle si lamentable, étaient pris de pitié. Mais ils n’osaientplaindre les victimes du prince, de peur d’être maltraités par lesvalets armés qui gardaient les cadavres. De jeunes hommesrecherchaient sur le corps de la princesse les restes de la beautéqui avait causé sa perte, et les enfants se donnaient entre eux desexplications sur ce qu’ils voyaient.

Doña Maria était étendue sur le dos. Leslèvres s’étant retirées, elle montrait les dents et avait l’air derire. Ses yeux étaient grands ouverts et tout blancs. On lui voyaitsix blessures, trois au ventre, qui était très enflé, deux à lapoitrine, une au cou. Celle-là avait saigné abondamment et leschiens venaient la lécher.

À la tombée de la nuit, le prince ordonna demettre, comme aux jours de fête, des torches de résine dans lesanneaux de bronze scellés aux murs du palais, et de faire de grandsfeux dans la cour, afin qu’on pût voir les criminels. À minuit, uneveuve pieuse apporta des draps qu’elle étendit sur les corps. Mais,par ordre du prince, ces draps furent aussitôt arrachés.

L’ambassadeur d’Espagne ayant appris l’indignetraitement infligé à une dame de la maison espagnole d’Avalos, vintlui-même prier instamment le prince de Venosa de cesser desoutrages qui offensaient la mémoire du duc de Pescaire, oncle dedoña Maria, et indignaient dans leur tombeau tant de grandscapitaines dont cette dame était issue. Mais il se retira sansavoir rien obtenu. Il écrivit à ce sujet à Sa Majesté catholique.Les corps restèrent honteusement exposés. Vers la fin de la nuit,comme il ne venait plus de curieux, les valets se retirèrent.

Un moine dominicain, qui s’était tenu tout lejour devant la porte, se glissa dans l’escalier à la lueur fumeusedes torches de résine qui s’éteignaient, rampa jusqu’aux degrés oùgisait doña Maria d’Avalos, se jeta sur le cadavre et le viola.

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