Le Puits de Sainte Claire

I – Fra Giovanni

En ce temps-là, celui qui, né d’un homme,était vrai fils de Dieu, et qui avait pris pour sa dame celle à quipas plus qu’à la Mort nul n’ouvre la porte en souriant, le pauvrede Notre Seigneur Jésus-Christ, saint François, était monté auciel. La terre, qu’il avait parfumée de ses vertus, gardait soncorps nu et la semence de ses paroles. Ses fils spirituels semultipliaient parmi les peuples, car la bénédiction d’Abraham étaitsur eux.

Les rois et les reines ceignaient le cordon dupauvre de Jésus-Christ. Les hommes en foule cherchaient dansl’oubli de soi-même et du monde le vrai contentement. Et, fuyant lajoie, ils la trouvaient.

L’ordre de Saint-François s’étendait sur toutela chrétienté ; les maisons des pauvres du Seigneur couvraientl’Italie, l’Espagne, les Gaules et les Allemagnes. Et une maisontrès sainte s’élevait dans la ville de Viterbe. Fra Giovanni yprofessait la pauvreté. Il vivait humble et méprisé, et son âmeétait un jardin clos.

Il eut, par révélation, la connaissance desvérités qui échappent aux hommes habiles et prudents. Et, bienqu’il fût ignorant et simple, il savait ce que ne savent point lesdocteurs du siècle.

Il savait que le soin des richesses rend leshommes méchants et misérables, et que, naissant pauvres et nus, ilsseraient heureux s’ils vivaient tels qu’ils naquirent.

Il était pauvre avec allégresse. Il sedélectait dans l’obéissance. Et, renonçant à former des desseins,il goûtait le pain du cœur. Car le poids des actions humaines estinique, et nous sommes des arbres qui portent des fruitsempoisonnés. Il craignait d’agir, car l’effort est douloureux etvain. Il craignait de penser, car la pensée est mauvaise.

Il était humble, sachant que l’homme n’a rienen propre dont il se puisse glorifier, et que la superbe endurcitles âmes. Et il savait encore que ceux qui n’ont, pour tout bien,que les richesses de l’esprit, s’ils en font gloire, s’abaissentpar cet endroit jusqu’aux puissants de ce monde.

Et Fra Giovanni passait en humilité tous lesmoines de la maison de Viterbe. Le gardien du couvent, le saintfrère Silvestre, était moins bon que lui, parce que le maître estmoins bon que le serviteur, la mère moins innocente que le petitenfant.

Voyant que Fra Giovanni avait coutume de sedépouiller de sa robe pour en vêtir les membres souffrants deJésus-Christ, le gardien lui défendit, au nom de la sainteobéissance, de donner ses vêtements aux pauvres. Or, le jour quecette défense lui avait été faite, Giovanni alla, selon sa coutume,prier dans le bois qui couvre les pentes de Cimino. On était enhiver. La neige tombait et les loups descendaient dans lesvillages.

Fra Giovanni, agenouillé au pied d’un chêne,parla à Dieu comme un ami à un ami et le supplia d’avoir pitié desorphelins, des veuves et des prisonniers ; pitié du maître duchamp que pressent rudement les usuriers lombards ; pitié desdaims et des biches de la forêt poursuivis par les chasseurs, dulièvre et de l’oiseau pris au piège. Et il fut ravi en extase, etil vit une main dans le ciel.

Quand le soleil eut glissé derrière lamontagne, l’homme de Dieu se leva et prit le chemin du couvent. Ilrencontra, sur la route blanche et muette, un pauvre qui luidemanda l’aumône pour l’amour de Dieu.

« Hélas ! lui répondit-il, je n’airien que ma robe et le gardien m’a défendu de la couper pour endonner la moitié. Je ne puis donc la partager avec vous. Mais sivous m’aimez, mon fils, vous me la déroberez toutentière. »

Ayant entendu ces paroles, le pauvre dépouillale moine de sa robe.

Et Fra Giovanni s’en alla nu sous la neige quitombait, et il entra dans la ville. Comme il traversait la place,n’ayant qu’un linge autour des reins, les enfants, qui jouaient etcouraient, se moquèrent de lui. Pour lui faire injure, ils luimontraient le poing en passant le pouce entre l’index et le doigtdu milieu, et ils lui jetaient de la neige mêlée de boue et decailloux.

Il y avait sur la place publique des pièces debois destinées à la charpente d’une maison. Une de ces pièces debois était placée en travers sur les autres. Deux enfants vinrentse poser chacun à un bout de cette poutre et ils se balancèrent.Ces deux enfants étaient de ceux qui avaient raillé le saint et luiavaient jeté des pierres.

Il s’approcha d’eux en souriant, et il leurdit :

« Chers petits, me permettez-vous departager votre jeu ? »

Et, s’étant assis à l’un des bouts de lapoutre, il se balança avec les enfants.

Et des citoyens qui vinrent à passerdirent :

« En vérité, cet homme est hors deraison. »

Mais après que les cloches eurent sonnél’Ave Maria, Fra Giovanni se balançait encore. Et iladvint que des prêtres de Rome, venus à Viterbe pour visiter lesfrères mendiants, dont le renom était grand dans le monde,passèrent sur la place publique. Et ayant ouï les enfants quicriaient : « Voici le petit frère Giovanni », cesprêtres s’approchèrent du moine et le saluèrent très honorablement.Mais le saint homme ne leur rendit point le salut, et faisant commes’il ne les voyait pas, il continua de se balancer sur la poutrebranlante. Et les prêtres se dirent entre eux :

« Laissons cet homme. Il est tout à faitstupide. »

Alors Fra Giovanni se réjouit, et son cœur futinondé de délices. Car ces choses, il les accomplissait parhumilité et pour l’amour de Dieu. Et il mettait sa joie dansl’opprobre comme l’avare renferme son or dans un coffre de cèdre,armé d’une triple serrure.

À la nuit, il alla frapper à la porte ducouvent. Et, ayant été admis au-dedans, il parut nu, sanglant etsouillé de fange. Il sourit et dit :

« Un voleur bienfaisant m’a pris ma robeet des enfants m’ont jugé digne de jouer avec eux. »

Mais les frères s’indignaient qu’il eût osétraverser la ville en un état si peu honorable.

« Il ne craint point, disaient-ils,d’exposer aux risées et à la honte le saint ordre deSaint-François. Il mérite un châtiment très rude. »

Le général, averti qu’un grand scandaledésolait le saint ordre, assembla tous les frères du chapitre etfit mettre Fra Giovanni à genoux au milieu d’eux. Le visage toutenflammé de colère, il le réprimanda d’une voix rude. Puis ilconsulta l’assemblée sur la peine qu’il convenait d’infliger aucoupable.

Les uns voulaient qu’il fût mis en prison oususpendu dans une cage au clocher de l’église. Les autres étaientd’avis qu’on l’enchaînât comme un fou.

Et Fra Giovanni leur disait, toutjoyeux :

« Vous avez bien raison, mesfrères : je mérite ces châtiments, et de plus grands encore.Je ne suis bon qu’à perdre vainement tous les biens de Dieu et demon ordre. »

Et le frère Marcien, qui était d’une grandesévérité dans ses mœurs et dans ses maximes, s’écria :

« N’entendez-vous point qu’il parle commeun hypocrite et que cette voix mielleuse sort d’un sépulcreblanchi ? »

Et Fra Giovanni dit encore :

« Frère Marcien, je suis capable detoutes les infamies, si Dieu ne me vient en aide. »

Cependant le général méditait la conduitesingulière de Fra Giovanni, et il priait l’Esprit Saint del’inspirer dans le jugement qu’il allait rendre. Et, à mesure qu’ilpriait, sa colère se changeait en admiration. Il avait connu saintFrançois, du temps que cet ange, né d’une femme, était de passagesur la terre, et l’exemple du préféré de Jésus l’avait instruitdans la beauté spirituelle.

C’est pourquoi la lumière se fit dans son âmeet il discerna dans les œuvres de Fra Giovanni une célestesimplicité.

« Mes frères, dit-il, loin de blâmernotre frère, admirons la grâce qu’il reçoit abondamment. En vérité,il est meilleur que nous. Ce qu’il a fait, il l’a fait àl’imitation de Jésus-Christ, qui laissait venir à lui les petitsenfants et qui souffrit que les bourreaux le dépouillassent de sesvêtements. »

Et il parla de la sorte au frèreagenouillé :

« Mon frère, voici la pénitence que jevous impose : Au nom de la sainte obéissance, je vous ordonned’aller dans la campagne et, quand vous rencontrerez un pauvre, dele prier de vous dépouiller de votre tunique. Et quand il vous auralaissé nu, vous rentrerez dans la ville et vous jouerez sur laplace publique avec les enfants. »

Ayant ainsi parlé, le général descendit de sachaire et, relevant Fra Giovanni, il s’agenouilla devant lui et luibaisa les pieds. Puis, se tournant vers les moines assemblés, illeur dit :

« En vérité, mes frères, cet homme est lejouet de Dieu. »

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