Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 1Saint Satyre

À Alphonse Daudet.

Consors paterni luminis,

Lux ipse lucis et dies,

Noctem canendo rumpimus :

Assiste postulantibus.

Aufer tenebras mentium,

Fuga catervas daemonum,

Expelle somnolentiam,

Ne pigitrantes obruat.

(Breviarium romanum.

Feria tertia ; ad matutinum.)

Fra Mino s’était élevé par son humilitéau-dessus de ses frères ; et, jeune encore, il gouvernaitsagement le monastère de Santa Fiora. Il était pieux. Il seplaisait à prolonger ses méditations et ses prières ; parfoisil avait des extases. À l’exemple de saint François, son pèrespirituel, il composait des chansons en langue vulgaire sur l’amourparfait qui est l’amour de Dieu. Et ces ouvrages ne péchaient nipar la mesure ni par le sens, car il avait étudié les sept artslibéraux à l’université de Bologne.

Or, un soir, comme il se promenait sous lesarcades du cloître, il sentit son cœur s’emplir de trouble et detristesse au souvenir d’une dame de Florence qu’il avait aiméelorsqu’il était dans la première fleur de la jeunesse, et quel’habit de saint François ne protégeait pas encore sa chair. Ilpria Dieu de chasser cette image. Mais son cœur resta triste.

« Les cloches, pensa-t-il, disent commeles anges : Ave Maria ; mais leur voix s’éteintdans la brume du ciel. Sur la muraille de ce cloître, le maîtredont s’honore Pérouse a peint merveilleusement les Mariescontemplant avec un indicible amour le corps du Sauveur. Mais lanuit a voilé les larmes de leurs yeux et les sanglots muets de leurbouche, et je ne peux pas pleurer avec elles. Ce puits, au milieude la cour, tout à l’heure, était couvert de colombes qui venaientboire, mais elles se sont envolées sans avoir trouvé d’eau dans lescreux de la margelle. Et voici, Seigneur, que mon âme se tait commeles cloches, s’obscurcit comme les Maries et se dessèche comme lepuits. Pourquoi, Jésus mon Dieu, mon cœur est-il aride, ténébreuxet muet, quand vous êtes pour lui l’aurore, le chant des oiseaux etla source descendant des collines ? »

Il craignit de regagner sa cellule et, pensantque la prière dissiperait sa tristesse et calmerait son inquiétude,il entra par la porte basse du cloître dans l’église conventuelle.De muettes ténèbres emplissaient l’édifice, élevé plus de centcinquante ans auparavant, sur les restes d’un temple romain, par legrand Margaritone. Fra Mino traversa la nef et alla s’agenouillerdans la chapelle du chevet, dédiée à San Michele, dont l’histoireétait peinte sur la muraille. Mais la lueur sombre de la lampesuspendue à la voûte ne permettait pas de voir l’archangecombattant le démon et pesant les âmes. Seulement, la lune envoyaitpar la fenêtre un rayon pâle sur le tombeau de saint Satyre, placédans une arcade à la droite de l’autel. Ce tombeau, en forme decuve, était plus ancien que l’église, et tout semblable auxsarcophages des païens, sinon que le signe de la croix se voyaittracé trois fois sur les parois de marbre.

Fra Mino resta longtemps prosterné devantl’autel ; mais il lui fut impossible de prier et, dans lemilieu de la nuit, il sentit peser sur lui cette torpeur qui avaitaccablé les disciples de Jésus-Christ au jardin des Oliviers. Et,tandis qu’il demeurait étendu sans courage ni prudence, il vitcomme une nuée blanche s’élever au-dessus du tombeau de saintSatyre et bientôt il reconnut que cette nuée était faite d’unemultitude de nuées dont chacune était une femme. Elles flottaientdans l’air obscur ; à travers leurs légères tuniquesbrillaient leurs corps légers. Et Fra Mino vit qu’il se trouvaitparmi elles de jeunes hommes à pieds de bouc qui les poursuivaient.Leur nudité laissait paraître l’effroyable ardeur de leurs désirs.Cependant les nymphes fuyaient ; sous leurs pas rapidesnaissaient des prés fleuris et des ruisseaux. Et chaque fois qu’uncapripède étendait la main sur l’une d’elles et la croyait saisir,un saule s’élevait soudain pour cacher la nymphe dans son tronccreux comme une caverne, et le blond feuillage s’emplissait demurmures légers et de rires moqueurs.

Quand toutes les femmes se furent cachées sousles saules, les capripèdes, assis sur l’herbe soudaine, soufflèrentdans leurs flûtes de roseaux et en tirèrent des sons dont toutecréature eût été troublée. Les nymphes charmées passaient la têteentre les branches et peu à peu, quittant leurs ombreusesretraites, s’approchaient, attirées par la flûte irrésistible.Alors les hommes-boucs se jetèrent sur elles avec une fureursacrée. Dans les bras de l’insolent agresseur, les nymphess’efforcèrent un moment encore de railler et de se moquer. Puiselles ne rirent plus. La tête renversée, les yeux noyés de joie etd’horreur, elles appelaient leur mère, ou criaient : « Jeme meurs », ou gardaient un silence farouche.

Fra Mino voulut détourner la tête, mais il nele put pas, et ses yeux restèrent ouverts malgré lui.

Cependant les nymphes, ayant noué leurs brasaux reins des capripèdes, mordaient, caressaient, irritaient leursamants velus et, mêlées à eux, les enveloppaient, les baignaient deleur chair plus ondoyante et plus vive que l’eau du ruisseau qui,près d’elles, coulait sous les saules.

À cette vue, Fra Mino tomba, d’esprit etd’intention, dans le péché. Il désira être un de ces démons àdemi-hommes et à demi-bêtes, et tenir sur sa poitrine, à leurmanière, la dame de Florence qu’en la fleur de son âge il avaitaimée, et qui était morte.

Mais déjà les hommes-boucs se dispersaientdans la campagne. Les uns recueillaient du miel au tronc deschênes, les autres taillaient des roseaux en forme de flûte, ou,bondissant l’un contre l’autre, entrechoquaient leurs frontscornus. Et les corps inertes des nymphes, dépouilles charmantes del’amour, jonchaient la prairie. Fra Mino gémissait sur ladalle ; car le désir du péché avait été si vif en lui, quemaintenant il en éprouvait la honte tout entière.

Tout à coup, une des nymphes couchées ayant,d’aventure, tourné le regard vers lui, s’écria :

« Un homme ! unhomme ! »

Et, le montrant du doigt à sescompagnes :

« Voyez, mes sœurs, ce n’est point unchevrier. On ne voit pas près de lui sa flûte de roseaux. Je ne lereconnais pas non plus pour le maître d’un de ces domainesrustiques, dont le petit jardin suspendu au coteau, sur les vignes,est protégé par un Priape taillé dans un tronc de hêtre. Quefait-il parmi nous, s’il n’est ni chevrier, ni bouvier, nijardinier ? Il a l’air sombre et rude, et je ne lis point dansson regard l’amour des dieux et des déesses qui peuplent le grandciel, les bois et les montagnes. Il porte un habit barbare. C’estpeut-être un Scythe. Approchons de cet étranger, mes sœurs, etsachons de lui s’il n’est pas venu en ennemi pour troubler nosfontaines, abattre nos arbres, déchirer nos montagnes et révéleraux hommes cruels le mystères de nos asiles heureux. Viens avecmoi, Mnaïs ; venez, Églé, Néère et Mélibée.

– Allons ! répondit Mnaïs, allonsavec nos armes !

– Allons ! » s’écrièrent-ellestoutes ensemble.

Et Fra Mino vit que, s’étant levées, ellescueillirent des roses à pleines mains, et s’avancèrent vers lui, enune longue file, armées de roses et d’épines. Mais la distance oùelles étaient de lui, qui d’abord lui avait semblé petite, car ilcroyait les toucher presque, et sentait leur souffle sur sa chair,parut croître tout à coup, et il les vit venir comme d’une forêtlointaine. Impatientes de l’atteindre, elles couraient, en lemenaçant de leurs fleurs cruelles. Des menaces sortaient aussi deleurs lèvres fleuries. Et voici qu’à mesure qu’elles avançaient, unchangement se faisait en elles ; elles perdaient à chaque pasun peu de leur grâce et de leur éclat, et la fleur de leur jeunessese fanait en même temps que les roses de leurs bouquets. Ce furentd’abord les yeux qui se creusèrent et la bouche qui tomba. Le col,naguère si pur et si blanc, se traversa de plis profonds, puis desmèches grises descendirent sur le front ridé. Elles allaient :leurs yeux se bordaient d’écarlate, leurs lèvres rentraient dansles gencives. Elles allaient, portant des roses sèches entre leursbras noirs et tordus comme la vieille vigne que les paysans deChianti brûlent pendant les nuits d’hiver. Elles allaient, branlantdu chef et flageolant sur leurs cuisses creuses.

Arrivées à l’endroit où Fra Mino était clouéd’épouvante, ce n’était plus que d’horribles sorcières chauves etbarbues, le nez au menton, la poitrine vide et pendante. Elles sepressaient autour de lui :

« Oh ! le joli mignon, dit l’une. Ilest blanc comme un linge, et le cœur lui bat comme à un lièvremordu par les chiens. Églé, ma sœur, que convient-il d’enfaire ?

– Ma Néère, répondit Églé, il faut luiouvrir la poitrine, lui arracher le cœur et mettre une éponge à laplace.

– Non point ! dit Mélibée. Ce seraitlui faire payer trop cher sa curiosité et le plaisir qu’il a pris ànous surprendre. Il suffit pour cette fois de lui infliger unecorrection légère. Donnons-lui une bonne fessée. »

Aussitôt, entourant le moine, les sœursretroussèrent sa robe par-dessus sa tête et le frappèrent avec lespoignées d’épines qui leur restaient dans les mains.

Le sang commençait à venir quand Néère leurfit signe de s’arrêter :

« Assez ! dit-elle ; c’est mongalant ! J’ai vu tout à l’heure qu’il me regardait avectendresse, je veux contenter ses désirs et me donner à lui sansplus attendre. »

Elle sourit : une dent longue et noire,qui lui sortait de la bouche, lui chatouillait la narine. Ellemurmurait :

« Viens, mon Adonis ! »

Puis, tout à coup, furieuse :

« Fi ! Fi ! ses sens sontengourdis. Sa froideur offense ma beauté. Il me méprise ; mescompagnes, vengez-moi ! Mnaïs, Églé, Mélibée, vengez votresœur ! »

À cet appel, toutes, levant leur fouetépineux, châtièrent si rudement le malheureux Fra Mino que soncorps ne fut bientôt qu’une plaie. Elles s’arrêtaient par momentspour tousser et cracher et recommençaient ensuite de plus belle àjouer des verges. Elles ne cessèrent qu’à bout de forces.

« J’espère, dit alors Néère, que laprochaine fois il ne me fera pas l’affront immérité dont je rougisencore. Laissons-lui la vie. Mais s’il trahit le secret de nos jeuxet de nos plaisirs, nous le ferons mourir. Au revoir, beaumignon ! »

Ayant dit, la vieille s’accroupit sur lereligieux et l’inonda d’une eau infecte. Chaque sœur à son tour enfit autant, puis elles regagnèrent l’une après l’autre le tombeaude saint Satyre, où elles entrèrent par une petite fente ducouvercle, laissant leur victime étendue dans un ruisseau d’uneinsupportable puanteur.

Quand la dernière eut disparu, le coq chanta.Fra Mino put enfin se relever de terre. Brisé de fatigue et dedouleur, engourdi par le froid, tremblant de fièvre, à demisuffoqué par les exhalaisons d’un liquide empesté, il rajusta sesvêtements et se traîna jusqu’à sa cellule, à la pointe du jour.

À compter de cette nuit, Fra Mino ne trouvaplus de repos. Le souvenir de ce qu’il avait vu dans la chapelle deSan Michele, sur le tombeau de saint Satyre, le troublait durantles offices et les exercices pieux. Il accompagnait en tremblantses frères à l’église. Quand il lui fallait, suivant la règle,baiser le pavé du chœur, ses lèvres y rencontraient avec épouvantela trace des nymphes et il murmurait : « Mon Sauveur, nem’entendez-vous pas vous dire ce que vous-même avez dit à votrePère : Ne nous induisez pas en tentation ? » Ilavait pensé d’abord envoyer au seigneur évêque la relation de cequ’il avait vu. Mais, ayant mûrement réfléchi, il se persuada qu’ilvalait mieux méditer à loisir ces événements extraordinaires et neles publier qu’après en avoir fait une étude exacte. Il se trouvad’ailleurs que le seigneur évêque, allié aux guelfes de Pise contreles gibelins de Florence, guerroyait à cette heure d’une telleforce qu’il n’avait de tout un mois débouclé sa cuirasse. C’estpourquoi, sans parler à personne, Fra Mino fit de profondesrecherches sur le tombeau de saint Satyre et sur la chapelle où ilétait renfermé. Versé dans la connaissance des livres, il feuilletales anciens et les nouveaux ; mais il n’y trouva aucunelumière. Et les traités de magie, qu’il étudia, ne firent queredoubler son incertitude.

Un matin, comme il avait, à son ordinaire,travaillé toute la nuit, il voulut réjouir son cœur par unepromenade dans la campagne. Il prit le sentier montueux qui,cheminant parmi les vignes mariées aux ormeaux, va vers un bois demyrtes et d’oliviers, sacré jadis aux Romains. Les pieds dansl’herbe humide, le front rafraîchi par la rosée qui s’égouttait àla pointe des viornes, Fra Mino marchait depuis longtemps dans laforêt, quand il découvrit une source sur laquelle les tamarisbalançaient mollement leur feuillage léger et le duvet de leursgrappes roses. On voyait plus bas, entre les saules, dans la sourceélargie, les hérons immobiles. Les petits oiseaux chantaient auxrameaux des myrtes. Le parfum de la menthe mouillée s’élevait deterre ; et dans l’herbe brillaient les fleurettes dont NotreSeigneur a dit que le roi Salomon dans toute sa gloire n’était pasvêtu comme l’une d’elles. Fra Mino s’assit sur une pierre moussueet, louant Dieu, qui fit le ciel et la rosée, il médita lesmystères cachés dans la nature.

Comme le souvenir de ce qu’il avait vu en lachapelle ne le quittait jamais, il demeura le front dans ses mains,recherchant pour la millième fois ce que signifiait ce songe :« Car, se disait-il, une telle apparition doit avoir unsens : elle doit même en avoir plusieurs, qu’il importe dedécouvrir, soit par illumination soudaine, soit en faisant uneapplication exacte des règles de la scolastique. Et j’estime que,dans ce cas particulier, les poètes que j’ai étudiés à Bologne,tels qu’Horace le satirique et Stace, me devraient être aussi d’ungrand secours, car beaucoup de vérités sont mêlées à leursfables. »

Ayant longtemps agité en lui-même ces penséeset d’autres plus subtiles encore, il leva les yeux et s’aperçutqu’il n’était pas seul. Adossé au tronc caverneux d’une yeuseantique, un vieillard regardait le ciel à travers le feuillage etsouriait. À son front chenu pointaient des cornes émoussées. De saface camuse pendait une barbe blanche, à travers laquelle onapercevait les glandes de son cou. Un poil rude hérissait sapoitrine. Sur ses cuisses une laine épaisse traînait jusqu’à sespieds fourchus. Il appuya sur ses lèvres une flûte de roseaux, dontil tira de faibles sons. Puis il chanta d’une voix à peinedistincte :

Elle fuyait, rieuse,

Mordant aux raisins d’or.

Mais je sus bien l’atteindre,

Et mes dents écrasèrent

La grappe sur sa bouche.

Ayant vu et entendu ces choses, Fra Mino fitle signe de la croix. Mais le vieillard n’en fut point troublé, etil arrêta sur le moine un regard ingénu. Dans les rides profondesde son visage, ses yeux bleus et limpides brillaient comme l’eaud’une source entre l’écorce des chênes.

« Homme ou bête, s’écria Mino, jet’ordonne, au nom du Sauveur, de dire qui tu es.

– Mon fils, répondit le vieillard, je suissaint Satyre ! Parle plus bas, de peur d’effrayer lesoiseaux. »

Fra Mino reprit d’une voix moinshaute :

« Vieillard, puisque tu n’as pas fuidevant le signe redoutable de la croix, je ne puis penser que tu esun démon ou quelque esprit impur échappé de l’enfer. Mais sivraiment tu es, comme tu le dis, un homme, ou plutôt l’âme d’unhomme sanctifié par les travaux d’une bonne vie et par les méritesde Notre Seigneur Jésus-Christ, explique-moi, je t’en prie, lamerveille de tes cornes de bouc et de ces jambes laineuses, quetermine un pied noir et fourchu. »

À cette question, le vieillard leva le brasvers le ciel et dit :

« Mon fils, la nature des hommes, desanimaux, des plantes et des pierres est le secret des dieuximmortels, et j’ignore autant que toi-même la cause de ces cornesdont mon front est orné et sur lesquelles les nymphes nouaientautrefois des guirlandes de fleurs. Je ne sais ce que font ces deuxglandes suspendues à mon cou, ni pourquoi j’ai les pieds du boucaudacieux. Je puis t’apprendre seulement, mon fils, qu’il fut jadisdans ces bois des femmes ayant comme moi le front cornu et lescuisses laineuses. Mais leur poitrine était ronde et blanche. Leurventre, leurs reins polis reluisaient. Jeune alors, le soleilaimait, sous le feuillage, à les cribler de ses flèches d’or. Ellesétaient belles, mon fils. Hélas ! elles ont disparu des boisjusqu’à la dernière. Mes pareils ont péri comme elles ; et jereste aujourd’hui seul de ma race. Je suis bien vieux.

– Vieillard, fais-moi connaître ton âge,ton sang, ta patrie.

– Mon fils, je naquis de la Terre, bienavant que Jupiter eût détrôné Saturne, et mes yeux ont contemplé lanouveauté fleurie du monde. La race humaine n’était pas encoresortie de l’argile. Seules avec moi, les satyresses dansantesfaisaient retentir le sol du choc rythmé de leur double sabot.Elles étaient plus grandes, plus robustes et plus belles que lesnymphes et que les femmes ; et leurs flancs plus largesrecevaient abondamment la semence des premiers nés de la Terre.

« Sous le règne de Jupiter, les nymphescommencèrent d’habiter les fontaines, les bois et les montagnes.Les faunes, mêlés aux nymphes, formèrent des chœurs légers au fonddes bois. Cependant je vivais heureux, mordant à souhait auxgrappes de la vigne sauvage et aux lèvres des faunesses rieuses. Etje goûtais le dormir paisible dans les herbes épaisses. Jecélébrais sur la flûte rustique Jupiter après Saturne, parce qu’ilest en moi de louer les dieux, maîtres du monde.

« Hélas ! et j’ai vieilli, car je nesuis qu’un dieu, et les siècles ont blanchi les crins de ma tête etde ma poitrine ; ils ont éteint l’ardeur de mes reins. J’étaisdéjà tout appesanti par l’âge lorsque le grand Pan mourut et queJupiter, subissant le sort qu’il avait infligé à Saturne, futdétrôné par le Galiléen. J’ai traîné depuis lors une vie silanguissante, qu’il m’est arrivé de mourir et d’être mis dans untombeau. Et véritablement je ne suis plus que l’ombre de moi-même.Si j’existe encore un peu, c’est parce que rien ne se perd, etqu’il n’est permis à personne de mourir tout à fait. La mort nesaurait être plus parfaite que la vie. Les êtres perdus dansl’océan des choses sont comme les flots que tu vois, ô mon enfant,se soulever et s’abaisser dans la mer Hadria. Ils n’ont nicommencement ni fin, ils naissent et périssent insensiblement.Insensiblement comme eux s’écoule mon âme. Un pâle souvenir dessatyresses de l’âge d’or anime encore mes yeux, et sur mes lèvresles hymnes antiques volent sans bruit. »

Il dit et se tut. Fra Mino regarda levieillard et connut qu’il n’était qu’un fantôme.

« Que tu sois, lui dit-il, un capripèdesans être un démon, c’est ce qui n’est pas tout à fait incroyable.Les créatures que Dieu forma pour n’avoir point de part àl’héritage d’Adam ne peuvent pas plus être damnées qu’elles nepeuvent être sauvées. Je ne crois pas que le centaure Chiron, quifut sage plus qu’un homme, souffre, dans la gueule de Léviathan,les peines éternelles. Un voyageur, qui pénétra dans les limbes,dit l’avoir vu assis sur l’herbe et conversant avec Riphée, le plusjuste des Troyens. Mais d’autres affirment que le saint paradis aété ouvert à Riphée de Troie. Et le doute est permis à ce sujet.Cependant tu mentais, vieillard, quand tu m’as dit que tu étais unsaint, toi qui n’es pas un homme. »

Le capripède répondit :

« Mon fils, quand j’étais jeune, je nementais pas plus que les brebis dont je suçais le lait et que lesboucs avec lesquels je cossais dans la joie de ma force et de mabeauté. Rien en ce temps ne mentait, et la toison des moutonsn’avait pas encore appris à se revêtir de couleurstrompeuses ; je n’ai point changé d’âme depuis lors. Vois, jesuis nu comme aux jours dorés de Saturne. Et mon esprit n’a pasplus de voiles que mon corps. Je ne mens point. Et que trouves-tud’extraordinaire, mon fils, à ce que je sois devenu un saint devantle Galiléen, sans être sorti de cette mère que les uns nomment Èveet les autres Pyrrha, et qu’il convient de vénérer sous ces deuxnoms ? Saint Michel non plus n’est point né d’une femme. Je leconnais et nous conversons parfois ensemble. Il me parle du tempsoù il était bouvier sur le mont Gargan… »

Fra Mino interrompit le satyre :

« Je ne puis souffrir qu’on dise quesaint Michel fut bouvier, pour avoir gardé les bœufs d’un hommenommé Gargan, de même que la montagne. Mais apprends-moi,vieillard, comment tu fus sanctifié.

– Écoute, répondit le capripède, et tacuriosité sera satisfaite.

« Quand des hommes venus de l’Orientannoncèrent dans la douce vallée de l’Arno que le Galiléen avaitdétrôné Jupiter, ils abattirent les chênes où les paysanssuspendaient de petites déesses d’argile et des tablettesvotives ; ils plantèrent des croix sur les sources sacrées etdéfendirent aux bergers de porter dans les grottes des nymphes duvin, du lait, des gâteaux en offrande. Le peuple des faunes, despans et des sylvains en fut justement offensé. Dans sa colère, ils’attaqua aux porteurs du nouveau dieu. Quand les apôtresdormaient, la nuit, sur leur lit de feuilles sèches, les nymphesvenaient leur tirer la barbe, et les jeunes faunes, se glissantdans l’étable des hommes saints, arrachaient des poils de la queuede leur ânesse. En vain j’essayai de désarmer leur malice ingénueet de les exhorter à la soumission. “Mes enfants”, leur disais-je,“le temps des jeux faciles et des rires moqueurs est passé.” Lesimprudents ne m’écoutèrent point. Il leur en arriva malheur.

« Mais moi, qui avais vu finir le règnede Saturne, je trouvais naturel et juste que Jupiter pérît à sontour. J’étais résigné à la chute des grands dieux. Je ne résistaipas aux messagers du Galiléen. Même je leur rendis de petitsservices. Connaissant mieux qu’eux les sentiers des bois, jecueillais des mûres et des prunelles que je déposais sur desfeuilles au seuil de leur grotte. Je leur offrais aussi des œufs depluvier. Et, s’ils bâtissaient une cabane, je leur portais sur mondos du bois et des pierres. En retour, ils versèrent de l’eau surmon front et me souhaitèrent la paix en Jésus-Christ.

« Je vivais avec eux et comme eux. Ceuxqui les aimaient m’aimaient. Ainsi qu’on les honorait, on m’honoramoi-même, et ma sainteté paraissait égale à la leur.

« Je t’ai dit, mon fils, que j’étais déjàbien vieux alors. Le soleil réchauffait à grand-peine mes membresengourdis. Je n’étais plus qu’un vieil arbre creux, ayant perdu sacouronne fraîche et chantante. Chaque retour de l’automneprécipitait ma ruine. Un matin d’hiver, on me trouva étendu sansmouvement au bord du chemin.

« L’évêque, suivi de ses prêtres et detout le peuple, célébra mes funérailles. Puis je fus mis dans ungrand tombeau de marbre blanc, marqué trois fois du signe de lacroix et portant sur la paroi de devant le nom de SaintSatyre dans une guirlande de raisins.

« En ce temps-là, mon fils, les tombeauxbordaient les routes. Le mien fut placé à deux milles de la ville,sur le chemin de Florence. Un jeune platane grandit au-dessus et lecouvrit de son ombre entremêlée de lumière, pleine de chantsd’oiseaux, de murmures, de fraîcheur et de joie. Une fontaine, nonloin, coulait sur un lit de cresson ; les garçons et lesfilles venaient en riant s’y baigner ensemble. Ce lieu charmantétait un lieu saint. Les jeunes mères y portaient leurs petitsenfants et leur faisaient toucher le marbre du monument, afinqu’ils devinssent forts et bien formés de tous leurs membres.C’était la commune croyance du pays que les nouveau-nés qu’onprésentait à ma sépulture devaient un jour l’emporter sur lesautres en vigueur et en courage. C’est pourquoi on m’amenait lafleur de la gentille race toscane. Les paysans me conduisaientaussi leurs ânesses dans l’espoir de les rendre fécondes. Mamémoire était vénérée. Chaque année, au retour du printemps,l’évêque venait, avec son clergé, prier sur mon corps, et je voyaispoindre de loin, à travers l’herbe des prairies, la procession descroix et des cierges, le dais d’écarlate, les chants des psaumes.Il en était ainsi, mon fils, au temps du bon roi Bérenger.

« Cependant les satyres et lessatyresses, les faunes et les nymphes traînaient une vie errante etmisérable. Pour eux, plus d’autels de gazon, plus de guirlandes defleurs, plus d’offrandes de lait, de farine et de miel. À peine si,de loin en loin, quelque chevrier déposait furtivement un petitfromage sur le seuil de la grotte sacrée, dont l’ouverturedisparaissait sous la ronce et l’épine. Encore les lapins et lesécureuils venaient-ils manger ces mets indigents. Les nymphes,habitantes des forêts et des antres sombres, avaient été chasséesde leurs demeures par les apôtres venus de l’Orient. Et, pourqu’elles n’y pussent revenir, les prêtres du dieu galiléenversaient sur les arbres et sur les pierres une eau charmée,prononçaient des paroles magiques et dressaient des croix auxcarrefours des forêts ; car le Galiléen, mon fils, est savantdans l’art des incantations. Mieux que Saturne et que Jupiter ilconnaît la vertu des formules et des signes. Aussi les pauvresdivinités rustiques ne trouvaient plus d’asile dans leurs boissacrés. Le chœur des capripèdes velus, qui frappaient autrefoisd’un pied sonore la terre maternelle, n’était plus qu’une nuéed’ombres pâles et muettes traînant au flanc des coteaux comme labrume du matin que le soleil dissipe.

« Battus, ainsi que d’un vent furieux,par la haine divine, ces spectres tourbillonnaient tout le jourdans la poussière des routes. La nuit leur était un peu moinsennemie. La nuit n’appartient pas tout entière au dieu galiléen. Illa partage avec les démons. Quand l’ombre descendait des collines,faunes et faunesses, nymphes et pans, venaient se blottir contreles tombeaux qui bordent les chemins, et là, sous le doux empiredes puissances infernales, ils goûtaient un peu de repos. Auxautres tombes ils préféraient la mienne, comme celle de l’ancêtrevénérable. Bientôt ils se réunirent tous sous la partie de lacorniche qui, regardant le Midi, n’avait point de mousse etdemeurait toujours sèche. Leur peuple léger y volait fidèlementchaque soir comme les colombes au colombier. Ils y trouvaient placeaisément, étant devenus tout petits et pareils à la balle légèrequi s’échappe du van. Moi-même, sortant de ma chambre muette, jem’asseyais parfois au milieu d’eux à l’abri des tuiles de marbre etje leur chantais avec un faible souffle de voix les jours deSaturne et de Jupiter ; et il leur souvenait de la félicitépassée. Aux regards de Diane, ils se donnaient entre eux l’image deleurs jeux antiques, et le voyageur attardé croyait voir lesvapeurs des prairies imiter sous la lune les corps mêlés desamants. Aussi bien n’étaient-ils plus qu’une brume légère. Le froidleur faisait beaucoup de mal. Une nuit, comme la neige avaitcouvert la campagne, les nymphes Églé, Néère, Mnaïs et Mélibée seglissèrent par les fentes du marbre dans l’étroite et sombrechambre que j’habitais. Leurs compagnes en foule les y suivirent,et les faunes, se jetant à leur poursuite, les eurent bientôtrejointes. Ma maison fut leur maison. Nous n’en sortions guère,sinon pour aller au bois quand la nuit était belle. Encoreavaient-ils hâte de rentrer au premier chant du coq. Car il fautt’apprendre, mon fils, que, seul de la race cornue, j’ai licence deparaître sur cette terre à la lumière du jour. C’est un privilègeattaché à mon état de sainteté.

« Ma sépulture inspirait plus devénération que jamais aux habitants des campagnes et, chaque jour,les jeunes mères me présentaient leurs nourrissons qu’ellessoulevaient, nus, entre leurs bras. Lorsque les fils de saintFrançois vinrent s’établir dans la contrée et firent bâtir unmonastère au flanc de la colline, ils demandèrent au seigneurévêque qu’il leur permît de transporter et de garder mon tombeaudans l’église conventuelle. Cette faveur leur fut accordée, et jefus transféré en grande pompe dans la chapelle de San Michele, oùje repose encore. Ma famille rustique y fut portée avec moi.C’était beaucoup d’honneur ; mais j’avoue que je regrettais legrand chemin où je voyais passer à l’aube les paysannes portant surleur tête une corbeille de raisins, de figues et d’aubergines. Letemps n’a guère adouci mes regrets, et je voudrais être encore sousle platane de la voie Sacrée.

« Telle est ma vie, ajouta le vieuxcapripède. Elle coula riante, douce et cachée à travers tous lesâges de la terre. Si quelque tristesse s’y mêle à la joie, c’estque les dieux l’ont voulu. Ô mon fils, louons les dieux, maîtres dumonde ! »

Fra Mino demeura quelque temps songeur.Puis :

« Je comprends maintenant, dit-il, lesens de ce que j’ai vu, durant la nuit mauvaise, en la chapelle deSan Michele. Pourtant un point reste obscur dans mon esprit.Dis-moi, vieillard, pourquoi ces nymphes, qui habitent avec toi etqui se livrent aux faunes, se sont changées en vieilles femmesdégoûtantes quand elles sont venues à moi.

– Hélas ! mon fils, répondit saintSatyre, le temps n’épargne ni les hommes ni les dieux. Ceux-ci nesont immortels que dans l’imagination des hommes éphémères. Enréalité, ils sentent les atteintes de l’âge et penchent avec lessiècles vers leur déclin irréparable. Les nymphes vieillissentcomme les femmes. Il n’est point de rose qui ne deviennegratte-cul. Il n’est point de nymphe qui ne devienne sorcière.Puisque tu as contemplé les ébats de ma petite famille, tu as puvoir que le souvenir de leur jeunesse passée orne encore lesnymphes et les faunes dans le moment d’aimer, et que leur ardeurranimée ranime leur beauté. Mais les ruines des sièclesreparaissent aussitôt après. Hélas ! hélas ! la race desnymphes est vieille et décrépite. »

Fra Mino demanda encore :

« Vieillard, s’il est vrai que tu aiesatteint à la béatitude par des voies mystérieuses, s’il est vrai,bien qu’absurde, que tu sois un saint, comment demeures-tu dans latombe avec ces ombres qui ne savent point louer Dieu et quisouillent de leurs impudicités la maison du Seigneur ?Réponds, ô vieillard ! »

Mais le saint capripède, sans répondre,s’évanouit doucement dans l’air.

Assis sur la pierre moussue, au bord de lafontaine, Fra Mino méditait le discours qu’il venait d’entendre, etil y trouvait, au milieu de ténèbres épaisses, des clartésmerveilleuses.

« Ce saint Satyre, pensait-il, estcomparable à la Sibylle qui, dans le temple des faux dieux,annonçait le Sauveur aux nations. La boue des mensonges antiquesest encore attachée à la corne de ses pieds, mais son front se lèvedans la lumière, et ses lèvres confessent la vérité. »

Comme l’ombre des hêtres s’allongeait surl’herbe du coteau, le moine se leva de dessus sa pierre etdescendit l’étroit sentier qui conduisait au couvent des fils desaint François. Mais il n’osait regarder les fleurs dormant sur leseaux, parce qu’il y trouvait les images des nymphes. Il entra danssa cellule à l’heure où les cloches sonnaient l’Ave Maria.Elle était petite et blanche, meublée seulement d’un lit, d’unescabeau et d’un de ces hauts pupitres à l’usage des écrivains. Surla muraille, un frère mendiant avait peint jadis, dans la manièrede Giotto, les Maries au pied de la Croix. Sous cette peinture, unetablette de bois, sombre et luisante comme les poutres despressoirs, portait des livres, dont les uns étaient sacrés et lesautres profanes, car Fra Mino étudiait les poètes antiques, afin delouer Dieu dans tous les ouvrages des hommes, et il bénissaitVirgile pour avoir prophétisé la naissance du Sauveur, lorsque leMantouan dit aux nations : « Jam redit etVirgo. »

Sur le rebord de la fenêtre, une tige de lyss’élançait d’un vase de faïence grossière. Fra Mino se plaisait àlire le nom de la Sainte Vierge écrit en poussière d’or dans lacoupe des lys. La fenêtre, ouverte très haut, n’était paslarge ; mais l’on y voyait le ciel au-dessus des collinesviolettes.

S’étant enfermé dans ce doux tombeau de sa vieet de ses désirs, Mino s’assit devant l’étroit pupitre, surmontéd’une double tablette, où il avait coutume de se livrer aux études.Et là, trempant son roseau dans l’écritoire attachée au flanc ducasier qui renfermait les feuilles de parchemin, les pinceaux, lestubes de couleurs et la poudre d’or, il pria, au nom du Seigneur,les mouches de ne point l’importuner, et il commença d’écrire larelation de tout ce qu’il avait vu et entendu dans la chapelle deSan Michele, durant la nuit mauvaise, et ce jour même, dans lebois, au bord de la fontaine. Il traça d’abord ces lignes sur leparchemin :

Voici ce que Fra Mino, de l’ordre desFrères mineurs, a vu et entendu, et qu’il rapporte pourl’instruction des fidèles. À la louange de Jésus-Christ et à lagloire du bienheureux petit pauvre du Christ, saint François.Amen.

Puis il rangea par écrit, sans rien omettre,ce qu’il avait observé des nymphes devenues sorcières et duvieillard cornu dont la voix murmurait dans la forêt comme undernier soupir de sa flûte antique et comme un prélude de la harpesacrée. Tandis qu’il écrivait, les oiseaux chantaient ; et lanuit vint lentement effacer les belles couleurs du jour. Le moinealluma sa lampe et continua d’écrire. À mesure qu’il rapportait lesmerveilles dont il avait eu connaissance, il en expliquait le senslittéral et le sens spirituel selon les règles de la scolastique.Et, comme on ceint de murailles et de tours les villes pour lesrendre fortes, il soutenait ses arguments par des maximes tirées del’Écriture. Il conclut des révélations singulières qu’il avaitreçues : premièrement, que Jésus-Christ est Seigneur de toutesles créatures, et qu’il est Dieu des satyres et des pans, aussibien que des hommes. C’est pourquoi saint Jérôme vit dans le désertdes centaures qui confessaient Jésus-Christ ; secondement, queDieu communiqua aux païens quelques lueurs de vérité, afin qu’ilspussent être sauvés. Aussi les sibylles, telles que la Cumane,l’Égyptienne et la Delphique, ont-elles fait paraître, dans lesténèbres de la gentilité, la Crèche, les Verges, le Sceptre deroseau, la Couronne d’épines et la Croix. Et, pour cette raison,saint Augustin a admis la sibylle Érythrée dans la cité de Dieu.Fra Mino rendit grâces à Dieu de lui avoir enseigné ces choses. Unegrande joie inonda son cœur à la pensée que Virgile était parmi lesélus. Et il écrivit avec allégresse au bas du dernierfeuillet :

Voici l’apocalypse de frère Mino, lepauvre de Jésus-Christ. J’ai vu l’auréole des saints sur le frontcornu du Satyre, en signe que Jésus-Christ a tiré des limbes lessages et les poètes de l’Antiquité.

La nuit était déjà très avancée quand, ayantachevé sa tâche, Fra Mino s’étendit sur son lit pour y prendre unpeu de repos. Au moment qu’il commençait de sommeiller, une vieillefemme entra par la fenêtre dans un rayon de lune. Il la reconnutpour la plus horrible des sorcières qu’il avait vues dans lachapelle de San Michele.

« Mon mignon, lui dit-elle, qu’as-tu faitaujourd’hui ? Nous t’avions pourtant averti, moi et mes doucessœurs, de ne point révéler nos secrets. Car si tu nous trahissais,nous te ferions mourir. Et j’en serais affligée, car je t’aimetendrement. »

Elle le tint embrassé, l’appela son Adoniscéleste et son petit âne blanc, et lui fit d’ardentes caresses.

Comme il la repoussait avec dégoût :

« Enfant, lui dit-elle, tu me dédaignesparce que mes yeux sont bordés de rouge, mes narines rongées parl’âcre et puante humeur qu’elles distillent, et mes gencivesgarnies d’une seule dent, mais noire et démesurée. Il est vrai quetelle est aujourd’hui ta Néère. Mais si tu m’aimes, jeredeviendrai, par toi et pour toi, ce que j’étais aux jours dorésde Saturne, quand ma jeunesse fleurissait dans la jeunesse fleuriedu monde. C’est l’amour, ô mon jeune dieu, qui fait la beauté deschoses. Pour me rendre belle, il ne te faut qu’un peu de courage.Allons, Mino, de la vigueur ! »

À ces paroles, accompagnées de gestes, FraMino, abîmé d’épouvante et d’horreur, se sentit défaillir et glissade son lit sur le pavé de sa cellule. En tombant, il crut voir,entre ses paupières déjà à demi closes, une nymphe d’une formeparfaite dont le corps nu coulait sur lui comme du laitrépandu.

Il se réveilla au grand jour, tout brisé de sachute. Les feuillets du parchemin qu’il avait noircis la veillecouvraient le pupitre. Il les relut, les plia, les scella de sonsceau, les mit sous sa robe, et, sans souci des menaces que lessorcières lui avaient faites par deux fois, il alla porter cesrévélations au seigneur évêque dont le palais dressait ses créneauxau milieu de la grande ville. Il le trouva chaussant ses éperonsdans la grande salle, au milieu de ses lansquenets. Car le pontifeétait alors en guerre avec les gibelins de Florence. Il demanda aumoine quel sujet l’amenait, et, quand il en fut instruit, ill’invita à lui faire sur-le-champ lecture de sa relation. Fra Minoobéit. Le seigneur évêque écouta la lecture jusqu’au bout. Iln’avait point de clartés spéciales sur les apparitions : maisil était animé d’un zèle ardent pour les intérêts de la foi. Sanstarder d’un jour ni se laisser détourner par les soins de saguerre, il chargea douze illustres docteurs en théologie et droitcanon d’examiner cette affaire, et les pressa d’apporter leursconclusions. Après mûr examen et non sans avoir interrogé maintesfois Fra Mino, les docteurs décidèrent qu’il convenait d’ouvrir letombeau de saint Satyre en la chapelle de San Michele, et d’y fairedes exorcismes extraordinaires. Sur les points de doctrine soulevéspar Fra Mino, ils ne se prononcèrent pas formellement, inclinanttoutefois à tenir pour téméraires, frivoles et nouveaux lesarguments du franciscain.

Conformément à l’avis des docteurs et surl’ordre du seigneur évêque, le tombeau de saint Satyre fut ouvert.Il ne contenait qu’un peu de cendre sur laquelle les prêtresjetèrent de l’eau bénite. Il en sortit alors une vapeur blanched’où s’échappaient de faibles gémissements.

La nuit qui suivit cette pieuse cérémonie, FraMino rêva que les sorcières, penchées sur son lit, lui arrachaientle cœur. Il se leva au petit jour, tourmenté de douleurs aiguës etdévoré d’une soif ardente. Il se traîna jusqu’au puits du cloître,où buvaient des colombes. Mais dès qu’il eut aspiré quelquesgouttes d’eau qui remplissaient un creux de la margelle, il sentitson cœur se gonfler comme une éponge, et murmurant :« Mon Dieu ! » il mourut étouffé.

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