Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 6La dame de Vérone

À Hugues Rebell.

Puella autem moriens dixit : « Satanas, trado tibicorpus meum cum anima mea. »

(Quadragesimale opus declamatum Parisiis in ecclesia StiJohannis in Gravia per venerabilem patrem Sacrae scripturaeinterpretem eximium Ol. Maillardum, 1511.)

Ceci fut trouvé, par le R. P. Adone Doni,dans les archives du couvent de Santa Croce, à Vérone.

Mme Eletta de Vérone était simerveilleusement belle et bien faite, que les clercs de la ville,qui avaient connaissance de l’histoire et de la fable, appelaientmadame sa mère des noms de Latone, de Léda et de Sémélé, donnantainsi à entendre qu’ils croyaient que son fruit avait été formé enelle par un dieu Jupiter, plutôt que par quelque homme mortel,comme étaient le mari et les amants de ladite dame. Mais les plussages, notamment Fra Battista, qui fut avant moi gardien du couventde Santa Croce, estimaient qu’une telle beauté de chair relevait del’opération du diable, qui est artiste, au sens où l’entendaitNéron, empereur des Romains, quand il disait en mourant :« Quel artiste périt ! » Et l’on ne peut douter quel’ennemi de Dieu, Satan, qui est habile à travailler les métaux,n’excelle aussi dans l’œuvre de chair. Moi qui vous parle, ayantune assez grande connaissance du monde, j’ai vu maintes fois descloches et des images d’hommes fabriquées par l’ennemi du genrehumain. L’artifice en est admirable. J’eus pareillementconnaissance d’enfants que le diable fit à des femmes, mais sur cesujet ma langue est liée par le secret de la confession. Je mebornerai donc à dire qu’on semait d’étranges discours sur lanaissance de Mme Eletta. Je vis cette dame pour lapremière fois sur la place de Vérone, le saint vendredi de l’an1320, alors qu’elle venait d’accomplir sa quatorzième année. Et jel’ai revue depuis sur les promenades et dans les églises oùfréquentent les dames. Elle était semblable à une peinture faitepar un très bon ouvrier.

Elle avait des cheveux d’or crespelé, le frontblanc, les yeux d’une couleur qui ne se voit qu’en la pierreprécieuse nommée aigue-marine, les joues roses, le nez droit etfin. Sa bouche imitait l’arc de l’Amour et blessait ensouriant ; et le menton était aussi riant que la bouche. Toutle corps de Mme Eletta était fait à souhait pour leplaisir des amants. Ses seins n’étaient point très gros ; maisils gonflaient la chemisette de deux pleines et bien doucesrondeurs jumelles. Tant à cause de mon caractère sacré que parceque je ne l’ai vue que voilée et couverte de ses habits de ville,je ne vous décrirai pas les autres parties de son corps, qui toutesannonçaient leur excellence à travers les tissus qui lescouvraient. Je vous dirai seulement que, se trouvant à sa placeaccoutumée dans l’église de San Zenone, elle ne pouvait faire unmouvement soit pour se lever, soit pour s’agenouiller, ou seprosterner le front contre la dalle, comme il se doit faire aumoment de l’élévation du sacré corps de Jésus-Christ, sans aussitôtinspirer aux hommes qui la voyaient un ardent désir de la tenirserrée contre eux.

Or, Mme Eletta vint à épouser,vers l’âge de quinze ans, messer Antonio Torlota, avocat, qui étaittrès savant homme, de bonne renommée et riche, mais déjà en sonvieil âge, et si épais et difforme, qu’en le voyant portant sesécritures en un grand sac de cuir, on ne savait quel sac traînaitl’autre.

C’était pitié de penser que, par l’effet dusacrement de mariage, qui est institué sur les hommes pour leurgloire et salut éternel, la plus belle dame de Vérone couchât avecun si vieil homme, infirme et ruineux. Et les sages virent avecplus de douleur que de surprise que, profitant de la liberté quelui laissait son mari, occupé toute la nuit de résoudre desdifficultés touchant le juste et l’injuste, la jeune femme demesser Antonio Torlota recevait dans son lit les plus beauxcavaliers de la ville. Mais le plaisir qu’elle y prenait venaitd’elle et non point d’eux. Elle s’aimait et ne les aimait pas. Ellen’eut jamais de goût que pour sa propre chair. Elle était àsoi-même son désir, son envie et ses blandices. Par quoi il mesemble que le péché de chair était excessivement aggravé en elle.Car, bien que ce péché nous sépare de Dieu, ce qui en fait assezconcevoir la gravité, il est vrai de dire que les pécheurs charnelssont regardés par le souverain juge, en ce monde et dans l’autre,avec moins de colère que les avares, les traîtres, les homicides etque les méchants qui ont trafiqué des choses saintes, en tant queles désirs mauvais que forment les hommes sensuels, étant d’autrui,non d’eux-mêmes, laissent paraître les restes avilis de l’amourvéritable et de la charité.

Mais rien de tel ne se montrait aux adultèresde Mme Eletta, qui, dans toutes ses amours,n’aimait qu’elle seule. Et en cela elle était plus séparée de Dieuque tant d’autres femmes qui ne résistèrent point à leurs désirs.Mais ces désirs étaient d’autrui. Et ceux deMme Eletta étaient d’elle. Ce que j’en dis est pourmieux faire entendre la suite du récit.

À l’âge de vingt ans, elle fut malade et sesentit mourir. Alors elle pleura son beau corps avec une pitiéprofonde. Elle se fit revêtir par ses femmes de ses plus richesatours, se regarda dans un miroir, se caressa des deux mains lapoitrine et les hanches, afin de jouir une dernière fois de sespropres charmes. Et, ne consentant point à ce que ce corps adoréd’elle fût mangé des vers dans la terre humide, elle dit enexpirant, avec un grand soupir de foi et d’espérance :

« Satan, bien-aimé Satan, prends mon âmeet mon corps ; Satan, mon doux Satan, écoute ma prière ;prends mon corps avec mon âme. »

Elle fut portée à San Zenone, selon lacoutume, à visage découvert ; et, de mémoire d’homme, l’onn’avait point vu de morte si belle. Pendant que les prêtreschantaient autour d’elle l’office des trépassés, elle semblaitpâmée au bras d’un invisible amant. Après la cérémonie, le cercueilde Mme Eletta, soigneusement scellé, fut mis enterre sainte, parmi les tombeaux qui entouraient l’église de SanZenone, et dont quelques-uns sont des sarcophages antiques. Mais lelendemain matin, la terre qu’on avait jetée sur la morte avait étéenlevée, et l’on vit le cercueil ouvert et vide.

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