Le Puits de Sainte Claire

II – L’ascension du Tafi

Andrea Tafi, Florentin, ayant été choisi pourdécorer de mosaïques la coupole de San Giovanni, menait enperfection ce grand ouvrage. Et toutes les figures étaient traitéesdans la manière grecque, dont le Tafi avait pris connaissancedurant son séjour à Venise, où il avait vu des ouvriers occupés àdécorer les murailles de San Marco. Même il avait amené de cetteville à Florence un Grec nommé Apollonius qui savait de beauxsecrets pour peindre avec des pierres. Cet Apollonius était unhabile homme et bien subtil. Il connaissait les mesures qu’ilconvient de donner aux diverses parties du corps humain et lesmatières qu’il faut employer pour composer le meilleur ciment.

Craignant que ce Grec ne portât son savoir etson adresse chez quelque autre peintre de la ville, Andrea Tafi nele quittait ni jour ni nuit. Il l’emmenait chaque matin à SanGiovanni et il le ramenait chaque soir dans sa propre maison,devant San Michele, et il l’y faisait coucher avec ses deuxapprentis, Bruno et Buffalmacco, dans une chambre séparée seulementpar une cloison de la chambre où il couchait lui-même. Et, comme ils’en fallait d’un demi-pied que cette cloison ne montât jusqu’auxpoutres du plancher, on entendait dans une des pièces tout ce quise disait dans l’autre.

Or le Tafi était un homme de bonnes mœurs etpieux. Il ne ressemblait point à ces peintres qui, au sortir deséglises où ils ont représenté Dieu créant le monde et Jésus dansles bras de sa bienheureuse Mère, vont dans les maisons de débauchejouer aux dés, sonner de la trompe, boire du vin et caresser desfilles. Il s’était toujours contenté de sa bonne femme, bienqu’elle n’eût pas été faite et formée par le Créateur de touteschoses de manière à donner grand plaisir aux hommes. Car elle étaittrès sèche et très aigre personne. Et après que Dieu l’eut tirée dece monde pour la recevoir dans son sein, selon sa miséricorde,Andrea Tafi ne prit pas d’autre femme par mariage ni autrement.Mais il garda la continence qui convenait à son vieil âge, luiépargnait les dépenses et les soucis et plaisait au Seigneur quirécompense dans l’autre monde les privations qu’on se donne encelui-ci. Andrea Tafi était chaste, sobre et de bon propos.

Il faisait exactement ses oraisons et, couchédans son lit, il ne s’endormait jamais sans avoir invoqué la SainteVierge en la manière que voici :

« Sainte Vierge, mère de Dieu, qui parvos mérites avez été tirée toute vive au ciel, tendez-moi votremain pleine de grâces, afin de me hausser jusqu’au saint paradis oùvous êtes assise dans une chaise d’or. »

Et cette invocation, le Tafi ne la marmottaitpas entre les dents qui lui restaient. Mais il la prononçait d’unegrosse voix et bien forte, estimant que c’est le ton, comme on dit,qui fait la chanson et qu’il faut crier si l’on veut être entendu.Et il est de fait que l’oraison de maître Andrea Tafi étaitentendue chaque soir du Grec Apollonius et des deux jeunesFlorentins qui couchaient dans la pièce voisine. Or, il se trouvaitqu’Apollonius était d’humeur facétieuse, et tout semblable en celaà Bruno et à Buffalmacco. Et tous trois avait grande démangeaisonde jouer quelque tour au maître qui se montrait homme juste etcraignant Dieu, mais avaricieux et dur. C’est pourquoi il advintqu’une certaine nuit, ayant ouï le bonhomme adresser à la SainteVierge sa prière accoutumée, les trois compagnons se mirent à riresous leurs couvertures et à se moquer grandement. Et, dès qu’ilsl’entendirent ronfler, ils se demandèrent l’un à l’autre, à voixbasse, quelle moquerie ils pourraient bien lui faire. Sachant lagrande peur que le vieillard avait du diable, Apollonius proposad’aller, habillé en rouge, cornu et masqué, le tirer par les piedshors de son lit. Mais le bon Buffalmacco leur parla comme ilsuit :

« Ayons soin de nous munir demain d’unebonne corde et d’une poulie, et je vous promets de vous donner, lanuit prochaine, un divertissement agréable. »

Apollonius et Bruno étaient curieux de savoirà quoi serviraient la poulie et la corde, mais Buffalmacco nevoulut point le dire. Ils promirent toutefois de lui procurersûrement ce qu’il demandait. Car ils savaient qu’il avait l’espritle plus joyeux du monde et le plus fertile en inventionsplaisantes, pourquoi on l’appelait Buffalmacco. Et, de vrai, ilsavait de bons tours, dont on a fait, depuis, des contes.

Les trois amis, n’ayant plus rien qui les tîntéveillés, s’endormirent sous la lune qui, regardant à la lucarne,tournait la fine pointe de ses cornes du côté du vieux Tafi. Leursommeil ne cessa qu’au petit jour, quand le maître frappa rudementdu poing la cloison et cria, toussant et crachant à sacoutume :

« Debout, maître Apollonius !Debout, les deux apprentis ! Voici le jour, Phébus a souffléles chandelles célestes ! Hâtez-vous ! Le temps est courtet l’ouvrage est long. »

Et déjà il menaçait Bruno et Buffalmaccod’aller les réveiller avec un seau d’eau froide. Et il leur disaiten se moquant :

« Votre lit vous est cher. La dame deBarbanique se trouve-t-elle dedans que vous avez tant de peine à lequitter ? »

Cependant il passait ses chausses et savieille huque. Après quoi, il sortit de sa chambre et trouva sur lepalier les compagnons tout habillés et chargés de leurs outils.

Ce matin-là, dans le beau San Giovanni, sur lacharpente qui montait jusqu’à la corniche, l’ouvrage fut d’abordmené de bon cœur. Depuis huit jours, le maître s’efforçait de bienexprimer aux yeux, selon les règles de l’art, le baptême deJésus-Christ. Et il avait commencé de mettre des poissons dans leseaux du Jourdain. Apollonius préparait le ciment avec du bitume etde la paille hachée, en prononçant des paroles que lui seulsavait ; Bruno et Buffalmacco choisissaient les pierres qu’ilconvenait d’employer et le Tafi les disposait conformément aumodèle tracé sur une ardoise qu’il tenait devant lui. Mais, dans lemoment que le maître était le plus occupé à cet ouvrage, les troiscompagnons descendirent lestement l’échelle et sortirent del’église. Bruno alla quérir hors les murs, dans la maison deCalandrin, une poulie qui servait à monter le blé au grenier. Dansle même temps, Apollonius courait à Ripoli chez la vieille femmed’un juge à laquelle il avait promis un philtre pour attirer lesamoureux, et, comme il lui fit croire que le chanvre étaitnécessaire pour composer le philtre, elle prit la bonne corde dupuits et la lui donna.

Les deux amis s’en furent ensuite à la maisondu Tafi où ils trouvèrent Buffalmacco qui s’occupa tout de suite defixer solidement la poulie à la maîtresse poutre de la charpente,au-dessus de la cloison qui séparait la chambre du maître de celledes apprentis. Puis, ayant fait passer sur la poulie la corde dupuits de la matrone, il en laissa pendre un bout dans laditechambre et il s’en fut dans la chambre du Tafi attacher à l’autrebout de la corde le lit par les quatre coins. Il eut soin que lacorde fût cachée sous les courtines, en sorte qu’on ne pûts’apercevoir de rien. Et quand cela fut fait, les trois compagnonsretournèrent à San Giovanni.

Le maître qui, dans l’ardeur du travail, avaità peine remarqué leur absence, leur dit tout joyeux :

« Voyez que ces poissons brillent dediverses couleurs et particulièrement d’or, de pourpre et d’azur,comme il convient à la race des monstres qui peuplent l’océan etles fleuves, et dont l’éclat n’est si merveilleux que parce qu’ilsfurent soumis les premiers à l’empire de la déesse Vénus, ainsiqu’il est expliqué dans la fable. »

Le maître discourait en cette manière pleinede gentillesse et de bonne doctrine. Car il était un homme desavoir et d’esprit, bien que d’humeur noire et très âcre, surtoutquand sa pensée se tendait vers le gain. Et il disaitencore :

« N’est-ce pas un bel état et bien dignede louanges que celui de peintre, par lequel on acquiert desrichesses en ce monde et la félicité dans l’autre ? Car il estcertain que Notre Seigneur Jésus-Christ recevra avecreconnaissance, dans son saint paradis, les ouvriers qui, commemoi, firent son portrait véritable. »

Et le Tafi se réjouissait d’accomplir ce grandouvrage de mosaïque dont plusieurs parties se voient encoreaujourd’hui. Et quand la nuit vint effacer dans l’église les formeset les couleurs, il abandonna à regret le fleuve Jourdain etregagna sa maison. Il soupa à la cuisine de deux tomates et d’unpeu de fromage, monta dans sa chambre, se déshabilla sans chandelleet se mit au lit.

Dès qu’il y fut étendu, il fit à la SainteVierge sa prière accoutumée :

« Sainte Vierge, mère de Dieu, qui parvos mérites avez été tirée toute vive au ciel, tendez-moi vos mainspleines de grâces, afin de me hausser jusqu’au saintparadis ! »

C’est le moment qu’attendaient dans la chambrevoisine les trois compagnons.

Ils saisirent le chanvre qui pendait de lapoulie le long de la cloison, et le bonhomme avait à peine fini saprière que, sur un signe de Buffalmacco, ils tirèrent la corde sivigoureusement que le lit qui y était attaché commença de s’élever.Maître Andrea, se sentant hissé sans voir par quel moyen, se mitdans la tête que c’était la Sainte Vierge qui exauçait son vœu etl’attirait au ciel. Il eut grand-peur et se mit à crier d’une voixtremblante :

« Arrêtez, arrêtez, madame ! Je n’aipas demandé que ce fût tout de suite. »

Et comme, par l’effet de la corde qui glissaitsur la poulie, le lit montait encore, le vieillard se mit àsupplier la Vierge Marie très lamentablement :

« Bonne dame, ne tirez point ainsi !Holà ! Lâchez, lâchez, vous dis-je ! »

Mais elle ne semblait point l’ouïr. De quoi ilse fâcha très fort et cria :

« Il faut que vous soyez sourde ou plutôtque vous ayez une tête de bois. Lâchez, sporcaMadonna !… »

Voyant qu’il quittait tout de bon le plancherde la chambre, sa frayeur s’accrut, et, s’adressant à Jésus, il lesupplia de faire entendre raison à sa sainte Mère. Il n’était quetemps, disait-il, qu’elle renonçât à cette malencontreuseassomption. Pécheur, fils de pécheur qu’il était, il ne pouvaitmonter au ciel avant d’avoir parfait le fleuve Jourdain, ses flotset ses poissons, et le reste de l’histoire de Notre Seigneur.Cependant le ciel du lit touchait presque aux poutres de lacharpente. Et le Tafi criait :

« Jésus, si vous laissez faire votresainte Mère un moment de plus, le toit de cette maison, qui m’acoûté fort cher, sera crevé sûrement. Car je vois bien que je vaispasser au travers. Arrêtez ! arrêtez ! J’entends craquerles tuiles. »

Buffalmacco s’aperçut qu’à ce moment la voixdu maître s’étranglait tout à fait dans sa gorge. Il ordonna à sescompagnons de lâcher la corde, ce qu’ils firent et fut cause que lelit, précipité du haut en bas de la chambre, s’abîma sur leplancher, à grand fracas, les pieds rompus, les aisdisjoints ; du coup, les colonnes s’écroulèrent, et le ciel,avec les courtines et les rideaux, s’abattit sur maître Andrea qui,pensant étouffer, hurlait comme un diable. Et, l’âme étonnée d’unsi rude choc, il doutait s’il était retombé dans sa chambre ouprécipité dans l’enfer.

Alors les trois apprentis accoururent à lui,comme réveillés par le bruit. En voyant les ruines du lit au milieud’une épaisse poussière, ils feignirent la surprise, et, au lieu desecourir le maître, ils lui demandèrent si c’était le diable quiavait fait ces ravages. Mais il soupirait :

« Je n’en puis plus ; tirez-moi delà ; je me meurs ! »

Ils l’ôtèrent enfin des débris sous lesquelsil était près de rendre l’âme et l’assirent adossé au mur. Ilsouffla, toussa, cracha et dit :

« Mes enfants, sans l’aide de NotreSeigneur Jésus-Christ, qui m’a repoussé à terre avec une forceextrême dont vous voyez les effets, je serais présentement dans cecercle du ciel nommé cristallin et premier mobile. Sa sainte Mèrene voulait rien entendre. Dans ma chute, j’ai perdu trois dentsqui, sans être bien entières, me rendaient encore service. Je sensde plus une douleur insupportable au côté droit et dans le bras quitient les pinceaux.

– Maître, dit Apollonius, il faut quevous ayez quelque blessure intérieure et très maligne. J’ai éprouvéà Constantinople, dans les séditions, que les plaies du dedans sontplus funestes que celles du dehors. Mais ne craignez rien, je vaischarmer les vôtres par des paroles magiques.

– Gardez-vous-en bien ! répondit levieillard. Ce serait pécher. Mais approchez tous trois etrendez-moi le service, s’il vous plaît, de me frotter le corps auxendroits où j’ai le plus de mal. »

Ils firent ce qu’il demandait et ne lequittèrent qu’après lui avoir tout usé la peau du dos et desreins.

Les bons garçons allèrent tout aussitôt semercette histoire par la ville. En sorte que, le lendemain, il n’yavait homme, femme ni enfant dans Florence qui pût voir maîtreAndrea Tafi sans lui éclater de rire au nez. Or, un matin queBuffalmacco passait sur le Corso, messer Guido, le fils du seigneurCavalcanti, qui allait au marais chasser les grues, arrêta soncheval, appela l’apprenti et lui jeta sa bourse, en luidisant :

« Voilà, gentil Buffalmacco, pour boire àla santé d’Épicure et de ses disciples. »

Il faut savoir que messer Guido était de lasecte des épicuriens et qu’il prenait soin de rassembler desarguments contre l’existence de Dieu. Il avait coutume de dire quela mort des hommes est du tout semblable à celle des animaux.

« Buffalmacco, ajouta le jeune seigneur,si je t’ai donné cette bourse, c’est pour te payer de l’expériencetrès belle, ample et profitable que tu fis en envoyant au ciel levieux Tafi, lequel voyant sa carcasse prendre le chemin del’empyrée, commença de crier comme un cochon qui saigne. Par quoije discerne qu’il ne s’assurait point en la promesse des joiescélestes qui, aussi bien, sont peu certaines. Comme les nourricesfont des contes aux enfants, on a semé des discours touchantl’immortalité des mortels. Le vulgaire croit qu’il croit cesdiscours, mais il ne les croit pas véritablement. Les coups de laréalité dispersent les mensonges des poètes. Il n’est de sûr quecette triste vie. Horatius Flaccus est de ce sentiment quand ildit : Serus in caelum. »

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