Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 9La caution

À Henri Lavedan.

… Par cest ymage

Te doing en pleige Jhesu-Crist

Qui tout fist, ainsi est escript :

Il te pleige tout ton avoir ;

Ne peuz nulz si bon pleige avoir.

(Miracles de Notre-Dame par personnages,
publ. par G. Paris et U. Robert.)

De tous les marchands de Venise, FabioMutinelli était le plus exact à tenir ses engagements. Il semontrait libéral et magnifique en toute occasion et surtout àl’endroit des dames et des gens d’église. L’élégante probité de sesmœurs était célébrée dans toute la République, et l’on admirait àSan Zanipolo un autel d’or qu’il avait offert à sainte Catherinepour l’amour de la belle Catherine Manini, femme du sénateur AlessoCornaro. Comme il était très riche, il avait beaucoup d’amis, à quiil donnait des fêtes et qu’il obligeait de sa bourse. Mais il fitde grandes pertes dans la guerre contre les Génois et dans lestroubles de Naples. Il advint aussi que trente de ses naviresfurent capturés par les Uscoques ou périrent dans la mer. Le pape,à qui il avait prêté de grosses sommes d’argent, refusa d’en rienrendre. En sorte que le magnifique Fabio fut dépouillé en peu detemps de toutes ses richesses. Ayant vendu son palais et savaisselle pour payer ce qu’il devait, il se trouva dénué de tout.Mais habile, courageux, très entendu au négoce et dans la vigueurde l’âge, il ne songeait qu’à relever ses affaires. Il fit beaucoupde calculs dans sa tête et estima que cinq cents ducats lui étaientnécessaires pour reprendre la mer et tenter de nouvellesentreprises dont il augurait un succès heureux et certain. Ildemanda au seigneur Alesso Bontura, qui était le plus riche citoyende la République, de vouloir bien lui prêter ces cinq cents ducats.Mais le bon seigneur, estimant que, si l’audace procure les grandsbiens, la prudence seule les conserve, refusa d’exposer une sigrosse somme au péril de la mer et de la fortune. Fabio s’adressaensuite au seigneur Andrea Morosini, qu’il avait autrefois obligéde toutes les manières.

« Très aimé Fabio, lui répondit Andrea, àd’autres qu’à vous je prêterais volontiers cette somme. Je n’aipoint d’attachement pour les pièces d’or et me conforme, sur cepoint, aux maximes d’Horace le satirique. Mais votre amitié m’estchère, Fabio Mutinelli, et je risquerais de la perdre en vousprêtant de l’argent. Car, le plus souvent, le commerce du cœur vamal entre débiteur et créancier. J’en ai vu tropd’exemples. »

Sur cette parole, le seigneur Andrea fit mined’embrasser tendrement le marchand et lui ferma la porte aunez.

Le lendemain, Fabio alla chez les banquierslombards et florentins. Mais aucun ne consentit à lui prêterseulement vingt ducats sans caution. Il courut tout le jour decomptoir en comptoir. Partout on lui répondait :

« Seigneur Fabio, nous vous connaissonspour le marchand le plus probe de la ville, et c’est à regret quenous vous refusons ce que vous demandez. Mais la bonne conduite desaffaires l’exige. »

Le soir, comme il regagnait tristement samaison, la courtisane Zanetta, qui se baignait alors dans le canal,se suspendit à la gondole et regarda Fabio amoureusement. Du tempsde sa richesse, il l’avait fait venir une nuit dans son palais etl’avait traitée avec bienveillance, car il était d’humeur riante etgracieuse.

« Doux seigneur Fabio, lui dit-elle, jesais vos malheurs ; ils sont l’entretien de toute la ville.Écoutez-moi : je ne suis pas riche, mais j’ai quelques joyauxau fond d’un petit coffre. Si vous les acceptez de votre servante,gentil Fabio, je croirai que Dieu et la Vierge m’aiment. »

Et il était vrai que, dans la nouveauté del’âge et la fine fleur de sa beauté, la Zanetta était pauvre. Fabiolui répondit :

« Gracieuse Zanetta, il y a plus denoblesse dans le bouge où tu habites que dans tous les palais deVenise. »

Trois jours encore Fabio visita les banques etles fondaks sans trouver personne qui voulût lui prêter del’argent. Et partout il recevait une mauvaise réponse et entendaitdes discours qui revenaient à celui-ci :

« Vous avez eu grand tort de vendre votrevaisselle pour payer vos dettes. On prête à un homme endetté, on neprête pas à un homme dépouillé de meubles et devaisselle. »

Le cinquième jour, il poussa, de désespoir,jusqu’à la Corte delle Galli, qu’on nomme aussi le ghetto et quiest le quartier des juifs.

« Qui sait, se disait-il, si jen’obtiendrai pas d’un circoncis ce que les chrétiens m’ontrefusé ? »

Il s’achemina donc entre les rues San Geremiaet San Girolamo, dans un canal étroit et puant, dont chaque nuit,sur l’ordre du Sénat, l’entrée était barrée par des chaînes. Et,dans l’embarras de savoir à quel usurier il s’adresserait d’abord,il lui souvint d’avoir ouï parler d’un israélite nommé Éliézer,fils d’Éliézer Maimonide, qu’on disait grandement riche et d’unesprit merveilleusement subtil. Donc, s’étant enquis de la maisonde ce juif Éliézer, il y arrêta sa gondole. On voyait sur la porteune image du chandelier à sept branches, que le circoncis avaitfait sculpter comme un signe d’espérance, en vue des jours promisoù le Temple renaîtrait de ses cendres.

Le marchand entra dans une salle éclairée parune lampe de cuivre dont les douze mèches fumaient. Le juif Éliézers’y tenait assis devant ses balances. Les fenêtres de sa maisonétaient murées parce qu’il était infidèle.

Fabio Mutinelli lui parla de cettemanière :

« Éliézer, je t’ai plusieurs fois traitéde chien et de païen renié. Il m’est arrivé, quand j’étais plusjeune et dans toute la fougue de l’âge, de jeter des pierres et dela boue aux gens qui passaient le long du Canal, une rouelle jaunecousue sur l’épaule, en sorte que j’ai pu atteindre quelqu’un destiens et toi-même. Je te le dis, non pour te faire affront, maispar loyauté, dans le même moment que je viens te demander de merendre un grand service. »

Le juif leva tout droit en l’air son bras secet noueux comme un cep de vigne :

« Fabio Mutinelli, le Père qui est auciel nous jugera l’un et l’autre. Quel service viens-tu medemander ?

– Prête-moi cinq cents ducats pour uneannée.

– On ne prête pas sans caution. Tu l’assans doute appris des tiens. Quelle est ta caution ?

– Il faut que tu saches, Éliézer, qu’ilne me reste pas un denier, pas une tasse d’or, pas un gobeletd’argent. Il ne me reste non plus un ami. Tous ont refusé de merendre le service que je te demande. Je n’ai au monde que monhonneur de marchand et ma foi de chrétien. Je t’offre pour cautionla Sainte Vierge Marie et son divin Fils. »

À cette réponse, le juif, inclinant la têtecomme qui médite et pense, caressa durant quelques instants salongue barbe blanche. Puis :

« Fabio Mutinelli, mène-moi vers tacaution. Car il convient que le prêteur soit mis en présence de lacaution qui fui est offerte.

– Tel est ton droit, répondit lemarchand. Lève-toi et viens. »

Et il mena Éliézer à l’église dell’Orto, prèsde l’endroit dit le champ des Maures. Là, montrant la Madone qui,debout sur l’autel, le front ceint d’une couronne de pierreries,les épaules couvertes d’un manteau brodé d’or, tenait entre sesbras l’enfant Jésus paré comme sa mère, le marchand dit aujuif :

« Voilà ma caution. »

Éliézer ayant regardé tour à tour, d’un œilsubtil, le marchand chrétien, la Madone et l’Enfant, inclina latête et dit qu’il acceptait la caution. Il ramena Fabio dans samaison et lui remit cinq cents ducats bien pesés :

« Ceci est à toi pour une année. Si dansun an, jour pour jour, tu ne m’as pas rendu la somme avec lesintérêts au taux fixé par la loi de Venise et la coutume desLombards, imagine toi-même, Fabio Mutinelli, ce que je penserai dumarchand chrétien et de sa caution. »

Fabio, sans perdre de temps, acheta desvaisseaux et les chargea de sel et de diverses autres marchandisesqu’il vendit dans les villes de l’Adriatique à grand bénéfice.Puis, avec un nouveau chargement, il fit voile pour Constantinopleoù il acheta des tapis, des parfums, des plumes de paon, del’ivoire et de l’ébène, qu’il fit échanger par ses commis, sur lacôte de Dalmatie, contre des bois de construction qui, d’avance,lui étaient achetés par les Vénitiens. Par ce moyen, il décupla ensix mois la somme qu’il avait reçue.

Mais un jour qu’il se divertissait en barque,sur le Bosphore, avec des femmes grecques, s’étant éloigné de laterre, il fut pris par des pirates et mené captif en Égypte. Parbonheur, son or et ses marchandises étaient en sûreté. Les piratesle vendirent à un seigneur sarrasin qui, lui ayant fait mettre lesfers aux pieds, l’envoya cultiver le blé, qui est très beau danscette contrée. Fabio offrit à son maître de payer une grosserançon, mais la fille du seigneur sarrasin, qui l’aimait et voulaitl’amener à ce qu’elle désirait, dissuada son père de le délivrer àaucun prix. N’attendant plus son salut que de lui-même, il lima sesfers avec les instruments qu’on lui donnait pour cultiver leschamps, s’enfuit, gagna le Nil et se jeta dans une barque. Ilatteignit ainsi la mer qui était proche, y fut errant plusieursjours, et, au moment de mourir de faim et de soif, fut recueillipar un navire espagnol qui allait à Gênes. Mais, après huit joursde navigation, ce navire fut assailli par une tempête qui le rejetasur la côte de Dalmatie. Près d’y aborder, il se brisa sur unécueil. Tout l’équipage fut noyé, et Fabio, soutenu par une cage àpoulet, gagna à grand-peine le rivage. Il y tomba inanimé et futrecueilli par une veuve assez belle, nommée Loreta, dont la maisonse trouvait sur la côte. Cette dame l’y fit transporter, le couchadans sa propre chambre, le veilla, lui donna tous ses soins.

Quand il revint à lui, il sentit le parfum desmyrtes et des roses et vit de sa fenêtre un jardin qui descendaiten étages jusqu’à la mer. Mme Loreta, debout à sonchevet, prit sa viole et en joua tendrement.

Fabio, dans sa reconnaissance et sonravissement, lui baisa mille fois les mains. Il lui rendit grâceset lui fit entendre qu’il était moins touché d’avoir recouvré lavie que de la devoir à une si belle personne.

Il se leva et alla se promener avec elle dansle jardin et, s’étant assis dans un bosquet de myrtes, il attira àsoi la jeune veuve et lui marqua sa reconnaissance par millecaresses.

Il la trouva sensible à ses soins et passaprès d’elle quelques heures dans le ravissement ; après quoiil devint soucieux et demanda à son hôtesse en quel mois etprécisément en quel jour du mois ils se trouvaient.

Et quand elle le lui eut dit, il commença degémir et de se lamenter, en songeant qu’il s’en fallait devingt-quatre heures qu’une année entière ne se fût accomplie depuisle jour qu’il avait reçu les cinq cents ducats du juif Éliézer.L’idée de manquer à sa promesse et d’exposer sa caution auxreproches du circoncis lui était intolérable.Mme Loreta lui ayant demandé la cause de sondésespoir, il la lui fit connaître. Et comme elle était d’unegrande piété et très dévote à la sainte mère de Dieu, elles’affligea avec lui. La difficulté n’était pas de trouver les cinqcents ducats. Il y avait dans la ville voisine un banquier quigardait depuis six mois une pareille somme à la disposition deFabio. Mais aller de la côte de Dalmatie à Venise en vingt-quatreheures, sur une mer démontée et par des vents contraires, il n’yfallait pas songer.

« Ayons d’abord la somme, » ditFabio.

Et quand un serviteur de son hôtesse la luieut apportée, le noble marchand fit amener une barque tout prochele rivage ; il y mit les sacs contenant les ducats, puis ilalla quérir dans l’oratoire de Mme Loreta une imagede la Vierge avec l’enfant Jésus, qui était de bois de cèdre, etbien vénérable. Il la posa dans la nacelle, près du gouvernail, etlui dit :

« Madame, vous êtes ma caution. Il fautque le juif Éliézer soit payé demain. Il y va de mon honneur et duvôtre, madame, et du bon renom de Votre Fils. Ce qu’un pécheurmortel, comme je suis, ne peut faire, vous l’accomplirez sûrement,pure Étoile de la mer, vous dont le sein nourrit Celui qui marchaitsur les eaux. Portez cet argent au juif Éliézer, dans le ghetto deVenise, afin que les circoncis ne disent pas que vous êtes unemauvaise caution. »

Et, ayant mis la barque à flot, il ôta sonchapeau et dit bien doucement :

« Adieu, madame ! »

La barque prit le large. Longtemps le marchandet la veuve la suivirent des yeux. La nuit tombait ; unsillage de lumière était tracé sur la mer apaisée.

Or, le lendemain, Éliézer, ayant ouvert saporte, vit dans l’étroit canal du ghetto une barque chargée de sacset montée par une petite figure de bois noir, toute resplendissantedes clartés de l’aube. La barque s’arrêta devant la maison où étaitsculpté le chandelier à sept branches. Le juif reconnut la ViergeMarie avec l’enfant Jésus, caution du marchand chrétien.

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