Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 8Le mystère du sang

À Félix Jeantet.

La bocca sua non diceva se non Jesù e Caterina, e cosi dicendericevatti el capo nelle mani mie, fermando l’occhio nella DivinaBontà, e dicendo : Io voglio…

(Le Letteredi santa Caterina da Siena, – XCVII, Gigli e Burlamacchi.)

La ville de Sienne était comme le malade quicherche en vain une bonne place sur son lit et croit, en seretournant, tromper la douleur. Elle avait plusieurs fois changé legouvernement de la République, qui passa des consuls aux assembléesdes bourgeois et qui, confié d’abord aux nobles, fut exercé ensuitepar les changeurs, les drapiers, les apothicaires, les fourreurs,les marchands de soie et toutes gens adonnés aux arts supérieurs.Mais ces bourgeois s’étant montrés faibles et cupides, le peupleles chassa à leur tour et donna le pouvoir aux petits artisans. Enl’an 1368 de la glorieuse Incarnation du Fils de Dieu, laseigneurie fut composée de quatorze magistrats choisis parmi lesbonnetiers, les bouchers, les serruriers, les cordonniers et lesmaçons, qui formèrent un grand conseil appelé le Mont desréformateurs. C’étaient des plébéiens rudes comme la Louve debronze, emblème de leur ville, qu’ils aimaient d’un amour filial etterrible. Mais le peuple, qui les avait établis sur la République,avait laissé subsister au-dessous d’eux les Douze, qui étaient dela classe des banquiers et des riches marchands. Ceux-ciconspiraient avec les nobles, à l’instigation de l’empereur, pourvendre la ville au pape.

Le césar allemand était l’âme ducomplot ; il promettait ses lansquenets pour en assurer lesuccès. Sa hâte était grande que l’affaire fût faite, comptantqu’avec le prix de la vente il pourrait retirer la couronne deCharlemagne, engagée pour seize cent vingt florins chez lesbanquiers de Florence.

Cependant, ceux du Mont des réformateurs, quicomposaient la seigneurie, tenaient ferme la baguette ducommandement et veillaient au salut de la République. Ces artisans,magistrats d’un peuple libre, avaient interdit à l’empereur, entrédans leurs murs, le pain, l’eau, le sel et le feu ; ilsl’avaient chassé gémissant et tremblant, et ils condamnaient lesconspirateurs à la peine capitale. Gardiens de la ville fondée parl’antique Rémus, ils imitaient la sévérité des premiers consuls deRome. Mais leur ville, vêtue d’or et de soie, glissait entre leursmains comme une courtisane lascive et perfide. Et l’inquiétude lesrendait impitoyables.

En l’année 1370, ils apprirent qu’ungentilhomme de Pérouse, ser Niccola Tuldo, avait été envoyé par lepape pour engager les Siennois à livrer, de concert avec César, laville au Saint-Père. Ce seigneur était dans la fleur de la jeunesseet de la beauté et il avait appris au milieu des dames cet art deplaire et de séduire qu’il exerçait maintenant dans le palais desSalembeni et dans les boutiques des changeurs. Et, bien qu’il eûtl’âme légère et l’esprit vain, il gagnait à la cause du pape forcebourgeois et quelques artisans. Instruits de ses intrigues, lesmagistrats du Mont des réformateurs le firent amener devant leursérénissime conseil, et l’ayant interrogé sous le gonfalon de laRépublique, où l’on voit un lion qui s’élance, ils le déclarèrentconvaincu d’attentat contre la liberté de la ville.

Il n’avait répondu qu’avec un riant dédain àces cordonniers et à ces bouchers. Quand il entendit prononcer sonarrêt de mort, il tomba dans un étonnement profond, et on le menacomme endormi dans la prison. Mais aussitôt qu’il y fut enfermé,s’éveillant de sa stupeur, il regretta la vie avec toute l’ardeurd’un sang jeune et d’une âme impétueuse ; les images de sesvoluptés, armes, femmes, chevaux, se pressaient devant ses yeux, età la pensée qu’il n’en jouirait plus jamais, il fut transporté d’unsi furieux désespoir qu’il frappa des poings et du front les mursde son cachot et qu’il poussa des hurlements tels qu’on lesentendait tout à l’entour jusque dans les maisons des bourgeois etdans les échoppes des drapiers. Le geôlier accouru à ses cris letrouva tout couvert de sang et d’écume.

Ser Niccola Tuldo ne cessa pas de hurler derage pendant trois jours et trois nuits.

On en fit un rapport au Mont des réformateurs.Les membres de la sérénissime seigneurie, ayant expédié lesaffaires pressées, examinèrent le cas du malheureux condamné.

Leone Rancati, briquetier de son état,dit :

« Cet homme doit payer de sa tête soncrime envers la république de Sienne ; et personne ne peut leracheter de cette dette, sans usurper les droits sacrés de la cité,notre mère. Il faut qu’il meure. Mais son âme est à Dieu qui l’acréé, et il ne convient pas que, par notre faute, il meure dans ledésespoir et dans le péché. Assurons donc son salut éternel partous les moyens qui sont en notre pouvoir. »

Matteino Renzano, le boulanger, qui étaitrenommé pour sa sagesse, se leva à son tour et dit :

« Tu as bien parlé, Leone Rancati. C’estpourquoi il convient d’envoyer au condamné Catherine, la fille dufoulon. »

Cet avis fut approuvé par toute la seigneuriequi résolut d’inviter Catherine à visiter Niccola Tuldo dans saprison.

En ce temps-là, Catherine, fille de Giacomo,le foulon, parfumait de ses vertus la cité de Sienne. Elle habitaitune cellule dans la maison de son père et portait l’habit des sœursde la Pénitence. Elle ceignait sous sa robe de laine blanche unechaîne de fer, et se flagellait chaque jour une heure. Puismontrant ses bras couverts de plaies, elle disait :« Voilà mes roses ! » Elle cultivait dans sa chambredes lys et des violettes, dont elle faisait des guirlandes pour lesautels de la Vierge et des saints. Et pendant ce temps ellechantait des hymnes en langue vulgaire à la louange de Jésus et deMarie. En ces tristes années où la ville de Sienne était unehôtellerie de douleur et une maison de joie, Catherine visitait lesprisonniers, et elle disait aux prostituées : « Messœurs, que je voudrais vous cacher dans les plaies amoureuses duSauveur ! » Et une vierge si pure, enflammée d’une tellecharité, n’avait pu éclore et fleurir qu’à Sienne, qui, sous sessouillures et parmi ses crimes, restait la cité de la SainteVierge.

Avertie par les magistrats, Catherine serendit à la prison publique le matin du jour où ser Niccola Tuldodevait mourir. Elle le trouva étendu sur le pavé du cachot,blasphémant à grands cris. Là, soulevant le voile blanc que lebienheureux Dominique lui-même, descendu du paradis, avait posé surson front, elle découvrit au prisonnier un visage d’une beautécéleste. Comme il la regardait, étonné, elle se pencha sur lui pouressuyer l’écume qui lui souillait la bouche.

Ser Niccola Tuldo, tournant sur elle des yeuxencore farouches, lui dit :

« Va-t’en ! Je te hais, parce que tues de Sienne, qui me tue. Oh ! Sienne, vraie louve, quienfonce ses crocs vils dans la gorge d’un noble homme dePérouse ! Ô louve ! ô lice immonde etsauvage ! »

Catherine lui répondit :

« Mon frère, qu’est-ce qu’une ville, etque sont toutes les cités de la terre, auprès de la cité de Dieu etdes anges ? Je suis Catherine, et je viens te convier auxnoces éternelles. »

La douceur de cette voix et la clarté de cevisage répandirent tout à coup la paix et la lumière dans l’âme deNiccola Tuldo.

Il lui souvint de ses jours d’innocence, et ilpleura comme un enfant.

Le soleil, levé sur les Apennins, blanchissaitla prison de ses premiers rayons. Catherine dit :

« Voici l’aube ! Debout pour lesnoces éternelles, mon frère, debout ! »

Et, le soulevant, elle l’entraîna dans lachapelle, où Fra Cattaneo l’entendit en confession.

Ser Niccola Tuldo assista ensuite dévotement àla sainte messe et reçut le corps de Jésus. Puis il se tourna versCatherine et lui dit :

« Reste avec moi ; ne m’abandonnepas, et je serai bien, et je mourrai content. »

Les cloches se mirent à sonner, annonçantl’exécution du criminel.

Catherine répondit :

« Mon doux frère, je t’attendrai au lieude la justice. »

Alors, ser Niccola Tuldo sourit et dit, commeravi :

« Quoi ! La Douceur de mon âmem’attendra au lieu saint de la justice ! »

Catherine songea et pria, disant :

« Mon Dieu, vous lui avez envoyé unegrande lumière, puisqu’il appelle saint le lieu de lajustice. »

Ser Niccola dit encore :

« Oui, j’irai fort et joyeux. Il metarde, comme si j’avais mille années à attendre, d’être là où jevous retrouverai.

– Aux noces, aux noceséternelles ! » répéta Catherine en sortant de laprison.

On servit au condamné un peu de pain et devin ; on lui donna un manteau noir ; puis il fut mené àtravers les voies montueuses, au son des trompettes, entre lesgardes de la ville, sous le gonfalon de la République. Les ruesétaient pleines de curieux et les femmes soulevaient dans leursbras leurs petits enfants pour leur montrer celui qui allaitmourir.

Cependant Niccola Tuldo songeait à Catherine,et ses lèvres, longtemps amères, s’entrouvraient doucement commepour baiser l’image de la sainte.

Après avoir monté quelque temps la rudechaussée de brique, le cortège atteignit une des hauteurs quidominent la ville et le condamné vit tout à coup, de ses yeux quiallaient bientôt s’éteindre, les toits, les dômes, les clochers,les tours de Sienne, et au loin les murs qui suivaient la pente descollines. À cette vue, il lui souvint de sa ville natale, de lariante Pérouse, ceinte de jardins, où les eaux vives chantent parmiles fruits et les fleurs. Il revit la terrasse qui domine la valléedu Trasimène où le regard boit le jour avec délices.

Et le regret de la vie déchira de nouveau soncœur.

Il soupira :

« Ô ma ville ! Ô maisonpaternelle ! »

Puis la pensée de Catherine rentra dans sonâme et la remplit jusqu’aux bords d’allégresse et de paix.

Enfin on parvint à la place du marché où,chaque samedi, les paysannes de Camiano et de Granayola étalent lescitrons, les raisins, les figues et les pommes d’or et jettent auxménagères de joyeux appels mêlés de propos salés. C’est là quel’échafaud était dressé. Ser Niccola Tuldo y vit Catherine quipriait à genoux, la tête sur le billot.

Il gravit les degrés avec une joieimpatiente.

Catherine, à sa venue, se leva et se tournavers lui de l’air de l’épouse réunie à l’époux ; elle voulutelle-même lui découvrir le col et placer son ami sur le billotcomme sur un lit nuptial.

Puis elle s’agenouilla près de lui. Quand ileut dit trois fois avec ferveur : « Jésus,Catherine ! » le bourreau abattit son épée, et la viergereçut dans ses mains la tête coupée. Alors, il lui sembla que toutle sang de la victime se répandait en elle, et remplissait sesveines d’un flot doux comme le lait encore chaud ; une odeurdélicieuse fit battre ses narines ; dans ses yeux noyéspassaient des ombres d’anges. Étonnée et ravie, elle tombamollement dans l’abîme des délices célestes.

Deux femmes du tiers ordre de Saint-Dominique,qui se tenaient au pied de l’échafaud, la voyant étendue sansmouvement, s’empressèrent de la relever et de la soutenir. Lasainte, revenant à elle, leur dit :

« J’ai vu le ciel ! »

Comme une de ces femmes s’apprêtait à laveravec une éponge le sang qui couvrait la robe de la vierge,Catherine l’arrêta vivement :

« Non, dit-elle, ne m’ôtez pas cesang ; ne me prenez point ma pourpre et mesparfums ! »

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