Le Puits de Sainte Claire

VI – La tentation

Alors Satan s’assit sur le penchant d’unecolline et il regarda les maisons des frères. Il était noir etbeau, semblable à un jeune Égyptien. Et il songea dans soncœur :

« Parce que je suis l’Adversaire et parceque je suis l’Autre, je tenterai ces moines, et je leur dirai ceque tait Celui qui leur est ami. Et j’affligerai ces religieux enleur disant la vérité et je les contristerai en prononçant desdiscours raisonnables. J’enfoncerai la pensée comme une épée dansleurs reins. Et quand ils sauront la vérité, ils seront malheureux.Car il n’y a de joie que dans l’illusion et la paix ne se trouveque dans l’ignorance. Et parce que je suis le maître de ceux quiétudient la nature des plantes et des animaux, la vertu despierres, les secrets du feu, le cours des astres et l’influence desplanètes, les hommes m’ont nommé le Prince des Ténèbres. Et ilsm’appellent le Malin parce que fut construit par moi le cordeau aumoyen duquel Ulpien redressa la loi. Et mon royaume est de cemonde. Or, je tenterai ces moines, et je leur ferai connaître queleurs œuvres sont mauvaises et que l’arbre de leur charité portedes fruits amers. Et je les tenterai sans haine et sansamour. »

Ainsi parla Satan dans son cœur. Cependant,comme les ombres du soir s’allongeaient au pied des collines, etcomme fumaient les toits des chaumières, le saint homme Giovannisortit du bois où il avait coutume de prier, et il suivit le cheminde Sainte-Marie-des-Anges en disant :

« Ma maison est la maison de délices,parce qu’elle est la maison de pauvreté. »

Et, ayant vu Fra Giovanni qui cheminait, Satansongea :

« Celui-ci est de ceux que jetenterai. »

Et il releva son manteau noir sur sa tête etil alla, par le chemin bordé de térébinthes, au-devant du sainthomme.

Et il s’était rendu semblable à une veuvevoilée. Quand il eut rejoint Fra Giovanni, il prit une voixmielleuse pour lui demander l’aumône, disant :

« Donnez-moi l’aumône pour l’amour deCelui qui vous est ami, et que je ne suis pas digne denommer. »

Et Fra Giovanni répondit :

« Il se trouve que j’ai sur moi unepetite tasse d’argent qu’un seigneur du pays m’a donnée pourqu’elle fût fondue et employée à l’autel de Sainte-Marie-des-Anges.Vous pouvez la prendre, madame ; j’irai demain prier le bonseigneur de m’en remettre une autre du même poids pour la SainteVierge. Ainsi ses désirs seront accomplis et, de plus, vous aurezreçu l’aumône pour l’amour de Dieu. »

Satan prit la tasse et dit :

« Bon frère, permettez à une pauvre veuvede baiser votre main. La main qui donne est douce etparfumée. »

Fra Giovanni répondit :

« Madame, gardez-vous bien de me baiserla main. Éloignez-vous au contraire sans retard. Car, autant qu’ilme semble, vous êtes belle de visage, bien que noire comme le roimage qui porta la myrrhe. Et il ne convient pas que je vous voiedavantage. Car tout est péril au solitaire. Ainsi donc, souffrezque je vous quitte, en vous recommandant à Dieu. Et pardonnez-moisi j’ai manqué de politesse à votre égard. Car le bon saintFrançois avait coutume de dire : “La courtoisie sera la parurede mes fils, comme les fleurs ornent les collines.” »

Mais Satan dit encore :

« Mon bon père, enseignez-moi du moinsune hôtellerie où je puisse passer honnêtement la nuit. »

Fra Giovanni répondit :

« Allez, madame, dans la maison deSaint-Damien, chez les pauvres dames de Notre Seigneur. Celle quivous recevra est Claire, et c’est un clair miroir de pureté, etelle est la duchesse de Pauvreté. »

Et Satan dit encore :

« Mon père, je suis une femme adultère etje me suis donnée à beaucoup d’hommes. »

Et Fra Giovanni lui dit :

« Madame, si je vous croyais chargée despéchés que vous dites, je vous demanderais comme un grand honneurla permission de vous baiser les pieds, car je vaux bien moins quevous, et vos crimes sont petits au regard des miens. Pourtant, j’aireçu des grâces plus grandes que celles qui vous ont été accordées.Car alors que saint François et ses douze disciples étaient encoresur la terre, j’ai vécu avec des anges. »

Et Satan répliqua :

« Mon père, quand je vous ai demandél’aumône pour l’amour de Celui qui vous aime, je formais dans moncœur un dessein mauvais. Et je veux vous en instruire. Je vaismendiant par les chemins sous un voile de veuve, afin de recueillirune somme d’argent que je destine à un homme de Pérouse qui jouitde mon corps, et qui s’est engagé, s’il recevait cette somme, àtuer par surprise un chevalier que je hais, parce que, m’étantofferte à lui, il m’a méprisée. Or, cette somme était imparfaite.Mais le poids de votre tasse d’argent l’a complétée. Et l’aumôneque vous m’avez faite sera le prix du sang. Vous avez vendu lejuste. Car ce chevalier est chaste, sobre et pieux, et je le haispour cela. Et c’est vous qui aurez causé sa mort. Vous avez mis unpoids d’argent dans le plateau du crime. »

En entendant ce discours, le bon Fra Giovannipleura. Et, se retirant à l’écart, il se mit à genoux dans unbuisson d’épines et il pria le Seigneur, disant :

« Seigneur, faites que ce crime neretombe ni sur cette femme ni sur moi, ni sur aucune de voscréatures, mais qu’il soit porté sous vos pieds percés de clous etqu’il soit lavé dans votre sang précieux. Laissez tomber sur moi etsur ma sœur du grand chemin une goutte d’hysope, et nous seronspurifiés, et nous passerons la neige en blancheur. »

Cependant l’Adversaire s’éloigna,songeant :

« Je n’ai pu tenter cet homme, à cause deson extrême simplicité. »

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