Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 11Bonaparte à San Miniato

À Armand Genest.

Quand, simple citoyen, soldat d’un peuple libre,

Aux bords de l’Éridan, de l’Adige et du Tibre,

Foudroyant tour à tour quelques tyrans pervers,

Des nations en pleurs sa main brisait les fers…

(Marie-JosephChénier, La Promenade.)

Napoléon, après son expédition de Livourne, se rendant àFlorence, coucha à San Miniato chez un vieil abbéBuonaparte…

(Mémorial deSainte-Hélène, par le comte de Las Cases, réimpression de1823-1824, t. I, page 149.)

Je fus sur le soir à San Miniato. J’y avais un vieux chanoinede parent…

(Mémoires dudocteur F. Antommarchi, sur les derniers moments de Napoléon,1825, t. I, p. 155.)

Après avoir occupé Livourne et fermé ce portaux navires anglais, le général Bonaparte alla voir à Florence legrand-duc de Toscane, Ferdinand, qui, seul entre tous les princesde l’Europe, avait tenu de bonne foi ses engagements envers laRépublique. En témoignage d’estime et de confiance, il vint sansescorte avec son état-major. On lui montra les armes des Buonapartesculptées sur la porte d’une vieille maison. Il savait qu’unebranche de sa famille avait jadis fructifié à Florence et qu’il enrestait encore un dernier rejeton. C’était un chanoine de SanMiniato, âgé de quatre-vingts ans. Malgré les soins dont il étaitpressé, il avait à cœur de lui rendre visite. Les sentimentsnaturels étaient très forts en Napoléon Bonaparte.

La veille de son départ, dans la soirée, il serendit avec quelques-uns de ses officiers à San Miniato, dont lacolline, couronnée de murailles et de tours, s’élève à unedemi-lieue au sud de Florence.

Le vieux chanoine Buonaparte accueillit avecune noble aménité son jeune parent et les Français dont il étaitaccompagné.

C’était Berthier, Junot, l’ordonnateur en chefChauvet et le lieutenant Thézard. Il leur offrit un souper àl’italienne auquel ne manquaient ni les grues de Peretola, ni lepetit cochon de lait parfumé d’aromates, ni les meilleurs vins deToscane, de Naples et de Sicile. Lui-même, il but au bonheur deleurs armes. Républicains comme Brutus, ils burent à la patrie et àla liberté. Leur hôte leur fit raison. Puis, se tournant vers legénéral qu’il avait placé à sa droite :

« Mon neveu, lui dit-il, n’êtes-vous pascurieux de regarder l’arbre généalogique peint sur le mur de cettesalle ? Vous y verriez sans déplaisir que nous descendons desCadolinges lombards qui, du Xe au XIIe siècle, s’honorèrent parleur fidélité aux empereurs allemands et d’où sortirent, avant l’an1100, les Buonaparte de Trévise et les Buonaparte de Florence, cesderniers de beaucoup les plus illustres. »

Les officiers commençaient à chuchoter et àrire. L’ordonnateur Chauvet demandait tout bas à Berthier si legénéral républicain se trouvait flatté d’avoir dans sa lignée desesclaves asservis à l’aigle bicéphale. Et le lieutenant Thézardétait prêt à jurer que le général devait le jour à de bonssans-culottes. Cependant le chanoine Buonaparte vantait abondammentl’excellence de sa maison.

« Apprenez, mon neveu, dit-il enfin, quenos ancêtres florentins méritaient leur nom. Ils furent du bonparti et défendirent constamment l’Église. »

À ces mots, que le bonhomme avait prononcésd’une voix haute et claire, le général, jusque-là distrait,écoutant à peine, releva sa tête pâle et maigre, taillée surl’antique, et de la pointe étincelante de son regard il cloua laparole sur les lèvres du vieillard.

« Mon oncle, dit-il, laissons cesniaiseries et ne disputons pas aux rats de votre grenier desparchemins moisis. »

Et il ajouta d’une voix de bronze :

« Ma seule noblesse est dans mes actions.Elle date du 13 vendémiaire an IV, quand j’ai foudroyé sur lesmarches de Saint-Roch les sections royalistes.

« Buvons à la République ! LaRépublique, c’est la flèche d’Évandre qui ne retombe pas et sechange en étoile. »

Les officiers répondirent par une acclamationenthousiaste. Berthier lui-même se sentit à ce moment républicainet patriote.

Junot s’écria que Bonaparte n’avait pas besoind’aïeux, et qu’il lui suffisait d’avoir été fait caporal par sessoldats à Lodi.

On but des vins qui avaient le goût sec de lapierre à fusil et l’odeur de la poudre. On en but beaucoup. Lelieutenant Thézard était désormais hors d’état de cacher sa pensée.Fier des blessures et des baisers dont il avait été couvert danscette campagne héroïque et joyeuse, il annonça sans détour au bonchanoine que, sur les pas de Bonaparte, les Français feraient letour du monde, renversant partout les trônes et les autels, faisantdes enfants aux filles et crevant le ventre aux fanatiques.

Le vieux prêtre, toujours souriant, réponditqu’il abandonnait volontiers à leur belle furie, non point lesjeunes filles qu’il leur recommandait au contraire de ménager, maisles fanatiques, grands ennemis de la sainte Église.

Junot lui promit de traiter favorablement lesreligieuses, dont il avait à se louer, leur ayant trouvé le cœurtendre et la peau blanche.

L’ordonnateur Chauvet soutint qu’il fallaitapprécier l’influence du cloître sur le teint des filles. Il avaitde la philosophie.

« De Gênes à Milan, dit-il, nous avonsbeaucoup mordu à ce fruit défendu. On se croit sans préjugés ;pourtant une jolie gorge semble plus jolie sous la guimpe. Je nereconnais point les vœux monastiques, et j’avoue que j’attache unprix particulier à la cuisse d’une nonne. Ô contradictions du cœurhumain !

– Fi ! fi ! dit Berthier ;peut-on prendre plaisir à troubler la raison et les sens de cesmalheureuses victimes du fanatisme ? N’est-il donc pas enItalie des femmes de la bonne société à qui vous puissiez offrirvos vœux dans les fêtes, sous le manteau vénitien, si favorable auxintrigues ? Est-ce pour rien que Pietra Grua Mariani,Mme Lambert, Mme Monti,Mme Gherardi de Brescia, sont belles etgalantes ? »

En nommant ces dames italiennes, il songeait àla princesse Visconti qui, n’ayant pu séduire Bonaparte, s’étaitdonnée à son chef d’état-major et l’aimait avec une mollessefougueuse, avec une astucieuse sensualité dont le faible Berthierétait troublé pour la vie.

« Moi, dit le lieutenant Thézard, jen’oublierai jamais une petite vendeuse de pastèques qui, sur lesdegrés du dôme… »

Le général, impatienté, se leva. À peine leurrestait-il trois heures pour le sommeil. Ils devaient partir lelendemain au petit jour.

« Mon parent, ne vous mettez point enpeine pour nous coucher, dit-il au chanoine. Nous sommes dessoldats. Il nous suffit d’une botte de paille. »

Mais l’excellent hôte avait fait dresser deslits. Sa maison, nue et sans ornements, était vaste. Il conduisitles Français, l’un après l’autre, dans les chambres qui leurétaient destinées et leur souhaita une bonne nuit.

Seul dans sa chambre, Bonaparte jeta sonhabit, son épée, et griffonna au crayon un billet à Joséphine,vingt lignes illisibles, où criait son âme violente et calculée.Puis, ayant plié le papier, il chassa l’image de cette femmebrusquement, comme on pousse un tiroir. Il déploya un plan deMantoue, et choisit le point sur lequel il réunirait ses feux.

Il était tout entier à ses calculs quand ilentendit frapper à sa porte. Il crut que c’était Berthier. C’étaitle chanoine qui venait lui demander un moment d’entretien. Ilportait sous son bras deux ou trois cahiers recouverts deparchemin. Le général regarda ces paperasses d’un air un peunarquois. Il ne doutait point que ce fût la généalogie desBuonaparte, et il y voyait la source d’une conversationinépuisable. Pourtant il ne laissa paraître aucune impatience.

Il n’était maussade ou colère que lorsqu’il levoulait expressément. Or, il n’avait aucune envie de déplaire à sonbon parent ; il désirait au contraire lui être agréable. Et,de plus, il n’était pas fâché de connaître toute la noblesse de sarace, maintenant que ses officiers jacobins n’étaient plus là pours’en moquer ou pour en prendre ombrage. Il pria le chanoine des’asseoir.

Celui-ci prit un siège, posa ses registres surla table et dit :

« Mon neveu, j’avais commencé, pendant lesouper, à vous parler des Buonaparte de Florence ; mais j’aicompris, au regard que vous m’avez adressé, que ce n’était pas lelieu de s’étendre sur ce sujet. Je me suis tu, réservant pour cemoment-ci l’essentiel. Je vous prie, mon parent, de m’écouter avecattention.

« La branche toscane de notre familleproduisit des hommes excellents, parmi lesquels il convient denommer Jacopo di Buonaparte qui, témoin du sac de Rome en 1527, fitune relation de cet événement, et Niccoló, auteur d’une comédieintitulée La Vedova, qu’on vanta comme l’ouvrage d’unautre Térence. Pourtant, ce n’est point de ces deux illustresancêtres que je veux vous entretenir, mais bien d’un troisième quiles éclipse autant en gloire que le soleil efface les étoiles.Apprenez que notre famille compte un bienheureux parmi ses membres,Fra Bonaventura, disciple réformé de Saint-François qui, l’an 1593,mourut en odeur de sainteté. »

Le vieillard s’inclina en prononçant ce nom.Puis il reprit avec une chaleur qu’on n’eût attendue ni de son âgeni de ses mœurs indulgentes :

« Fra Bonaventura ! Ah ! monparent, c’est à lui, c’est à ce bon père que vous devez le succèsde vos armes. Il était près de vous, n’en doutez point, quand vousfoudroyâtes, comme vous l’avez dit à souper, les ennemis de votreparti sur les marches de San Rocco. Ce capucin vous a conduit aumilieu des batailles. Soyez assuré que, sans lui, vous n’auriez eude bonheur ni à Montenotte, ni à Millesimo, ni à Lodi. Les marquesde sa protection sont trop éclatantes pour ne pas les voir, et jereconnais dans vos succès un miracle du bon Fra Bonaventura. Maisce qu’il importe que vous sachiez, mon parent, c’est que le sainthomme avait ses desseins quand, vous donnant l’avantage surBeaulieu lui-même, il vous mena de victoire en victoire jusque danscette antique demeure où vous reposez, cette nuit, sous labénédiction d’un vieillard. Et je suis précisément ici pour vousrévéler ses intentions. Fra Bonaventura voulait que vous fussiezinstruit de ses mérites, que vous connussiez ses jeûnes, sesaustérités, les silences d’une année entière auxquels il secondamnait. Il voulait vous faire toucher son cilice et sa corde,et ses genoux si durcis aux degrés de l’autel, qu’il marchait torducomme un z. C’est à cet effet qu’il vous a mené en Italie,où il vous ménageait l’occasion de lui rendre service pour service.Car, sachez-le, mon parent, si ce capucin vous a beaucoup aidé, devotre côté, vous pouvez lui être grandement utile. »

À ces mots, le chanoine posa la main sur lesgros cahiers qui chargeaient la table et respira longuement.

Bonaparte attendit sans rien dire la suite dece discours qui l’amusait. Il n’y avait pas d’homme plus facile àdistraire.

Ayant soufflé, le vieillard reprit laparole :

« Oui, mon parent, vous pouvez êtregrandement utile au bon Fra Bonaventura, et dans sa position, il abesoin de vous. Béatifié depuis de longues années, il attend encored’être mis au calendrier. Il languit, le bon Fra Bonaventura. Etque puis-je, moi, pauvre chanoine de San Miniato, pour lui procurerl’honneur qui lui est dû ? Son inscription exige des dépensesqui passent ma fortune et les ressources de l’évêché ! Pauvrechanoine ! Pauvre évêché ! Pauvre duché de Toscane !Pauvre Italie ! Vous, mon parent, demandez au pape qu’ilreconnaisse Fra Bonaventura. Il vous l’accordera. Sa Sainteté, parégard pour vous, ne refusera pas de mettre un saint de plus aucalendrier. Un grand honneur en rejaillira sur vous et sur votrefamille, et la protection du bon capucin ne vous fera jamaisdéfaut. Ignorez-vous le bonheur d’avoir un saint dans safamille ? »

Et le chanoine, montrant les cahiers deparchemin, pressa le général de les emporter dans sa valise. Ilscontenaient le mémoire sur la canonisation du bienheureux frèreBonaventure avec pièces à l’appui.

« Promettez-moi, ajouta-t-il, que vousvous occuperez de cette affaire, la plus grande qui puisse vousintéresser. »

Bonaparte contint son envie de rire.

« Je suis mal placé, dit-il, pourentreprendre un procès en canonisation. Vous n’ignorez pas que laRépublique française poursuit auprès de la cour de Rome lesréparations dues pour le meurtre de l’ambassadeur Bassville,lâchement égorgé. »

Le chanoine se récria :

« Corpo di Bacco ! la courde Rome fera des excuses, mon parent, elle accordera toutes lesréparations et notre capucin sera mis au calendrier.

– Les négociations ne sont pas prèsd’aboutir, répliqua le général républicain. Il faut encore que lacurie romaine reconnaisse la Constitution civile du clergé françaiset qu’elle brise de ses mains l’Inquisition, qui blesse l’humanitéet usurpe sur le droit des États. »

Le vieillard sourit :

« Mio caro figliuolo Napoleone,le pape sait qu’il faut donner et recevoir. Il cède à propos. Ilvous attend. Il est durable et pacifique. »

Bonaparte demeura songeur, comme si des idéesnouvelles venaient se ranger dans sa tête puissante. Puis tout àcoup :

« Vous ne connaissez pas l’esprit dusiècle. On est fort irréligieux en France. L’impiété y estenracinée. Vous ignorez le progrès des idées de Montesquieu, deRaynal et de Rousseau. Le culte est aboli. On a perdu le respect.Vous l’avez bien vu aux propos scandaleux tenus par mes officiers àvotre table. »

Le bon chanoine secoua la tête :

« Oh ! ces aimables jeunes gens, ilssont légers, dissipés, étourdis ! Cela leur passera. Dans dixans, ils courront moins les filles et ils iront à la messe. Lecarnaval est de peu de jours, et celui même de votre Révolutionfrançaise ne durera pas longtemps. L’Église estéternelle. »

Bonaparte avoua qu’il était lui-même trop peureligieux pour se mêler d’une affaire tout ecclésiastique.

Alors le chanoine le regarda dans les yeux etlui dit :

« Mon enfant, je connais les hommes. Jevous devine : vous n’êtes pas philosophe. Occupez-vous dubienheureux père Bonaventura. Il vous rendra le bien que vous luiaurez fait. Quant à moi, je suis trop vieux pour voir le succès decette grande affaire. Je vais bientôt mourir. La sachant dans vosmains, je mourrai tranquille. Et surtout n’oubliez pas, mon parent,que toute puissance vient de Dieu par l’intermédiaire de sesprêtres. »

Il se mit debout, leva les bras pour bénir sonjeune parent et se retira.

Resté seul, Bonaparte feuilleta le volumineuxmémoire, à la clarté fumeuse de la chandelle ; il songeait àla puissance de l’Église et il se disait que l’institution de lapapauté était plus durable que la Constitution de l’an III.

On frappa à la porte. C’était Berthier quivenait avertir le général que tout était prêt pour le départ.

FIN

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