Le Puits de Sainte Claire

III – Le maître

Ayant appris l’art de préparer et d’employerles enduits et les couleurs, ainsi que le secret de peindre desfigures dans la bonne manière de Cimabue et de Giotto, le jeuneBuonamico Cristofani, Florentin, surnommé Buffalmacco, abandonnal’atelier de son maître Andrea Tafi et alla s’établir dans lequartier des foulons, tout contre la maison de Tête-d’Oie. Or, ence temps-là, comme des dames jalouses de porter des robes brodéesde fleurs, les villes d’Italie mettaient leur orgueil à couvrir depeintures leurs églises et leurs cloîtres. Florence se montraitlibérale et magnifique entre toutes ces villes, et c’était là, pourun peintre, qu’il était bon de vivre. Buffalmacco savait donner àses figures le mouvement et l’expression ; et, bien qu’ilrestât fort au-dessous du divin Giotto pour la beauté du dessin, ilplaisait par la riante abondance de ses inventions. Aussi reçut-ilbientôt des commandes en assez grand nombre. Il ne tenait qu’à luid’acquérir promptement des richesses et de la gloire. Mais son plusgrand souci était de se divertir en compagnie de Bruno di Giovanniet de Nello, et de dissiper avec eux, en débauches, tout l’argentqu’il gagnait.

Or, l’abbesse des dames de Faenza, établies àFlorence, résolut, en ce temps-là, de faire orner de fresquesl’église du monastère. Ayant appris qu’il se trouvait dans lequartier des foulons et des cardeurs un peintre habile, appeléBuffalmacco, elle lui envoya son intendant afin de s’entendre aveclui au sujet de ces peintures. Le maître, ayant accepté le prixqu’on lui offrait, entreprit l’ouvrage. Il fit élever un échafauddans l’église du monastère, et, sur l’enduit encore frais, commençade peindre, avec une merveilleuse vigueur, l’histoire deJésus-Christ. Il représenta tout d’abord, à la droite de l’autel,le massacre des Saints-Innocents, et réussit à exprimer si vivementla douleur et la rage des mères, s’efforçant en vain d’arracherleurs chers petits aux bourreaux, qu’il semblait que le mur chantâtcomme les fidèles à l’office : « Cur, crudelisHerodes ?… » Attirées par la curiosité, les nonnesvenaient, deux ou trois ensemble, voir travailler le maître. Devantces mères désolées et ces enfants meurtris, elles ne pouvaient sedéfendre de crier et de pleurer. Buffalmacco avait représenté unnourrisson, couché dans ses langes, qui souriait en suçant sonpouce, entre les jambes d’un soldat. Les nonnes demandaient grâcepour celui-là.

« Épargnez-le, disaient-elles au peintre.Prenez garde que quelqu’un de ces hommes ne le voie et ne letue ! »

Le bon Buffalmacco répondait :

« Pour l’amour de vous, chères sœurs, jele défendrai de mon mieux. Mais ces bourreaux sont emportés d’unetelle fureur, qu’il sera difficile de les arrêter. »

Quand elles disaient : « Ce petitenfant est si mignon !… » il leur offrait d’en faire àchacune un plus mignon encore.

« Grand merci ! »répondaient-elles en riant.

L’abbesse vint à son tour s’assurer de sesyeux que l’ouvrage était bien conduit. C’était une dame de grandenaissance, nommée Usimbalda. Elle était sévère, hautaine etvigilante. Voyant un homme qui travaillait sans manteau nichaperon, et n’ayant, comme les artisans, que sa chemise et seschausses, elle le prit pour quelque apprenti et dédaigna de luiadresser la parole. Cinq ou six fois elle revint à la chapelle,sans y trouver jamais que celui qu’elle croyait bon seulement àbroyer les couleurs. À la fin, elle lui en témoigna sondéplaisir.

« Mon garçon, lui dit-elle, priez de mapart votre maître de venir travailler lui-même aux peintures que jelui ai commandées. J’entends qu’elles soient de sa main, et non decelle d’un apprenti. »

Buffalmacco, loin de se faire connaître, pritl’air et le ton d’un pauvre ouvrier, et répondit humblement àMme Usimbalda qu’il voyait bien qu’il n’était pasfait pour inspirer de la confiance à une si noble dame, et que sondevoir était de lui obéir.

« Je rapporterai, ajouta-t-il, vosparoles à mon maître, et il ne manquera pas de se rendre aux ordresde Mme l’abbesse. »

Sur cette assurance,Mme Usimbalda sortit. Buffalmacco, dès qu’il se vitseul, disposa sur l’échafaud, à l’endroit même où il travaillait,deux escabeaux, avec une cruche par-dessus. Puis, tirant du coin oùil les avait rangés son manteau et son chapeau qui, d’aventure, setrouvaient en assez bon état, il en vêtit le mannequinimprovisé ; de plus, il emmancha un pinceau dans le bec de lacruche, qui regardait la muraille. Cela fait, et s’étant assuré quecette machine avait assez l’air d’un homme occupé à peindre, ildécampa lestement, résolu à ne plus reparaître avant la fin del’aventure.

Le lendemain, les nonnes firent aux peinturesleur visite coutumière. Mais, trouvant à la place du joyeuxcompagnon un gentilhomme fort roide et qui semblait peu disposé àparler et à rire, elles eurent peur et prirent la fuite.

Mme Usimbalda, s’étant rendueà son tour à l’église, se réjouit tout au contraire de voir lemaître au lieu de l’apprenti.

Elle lui fit de grandes recommandations etl’exhorta, durant un bon quart d’heure, à peindre des figureschastes, nobles et expressives, avant de s’apercevoir qu’elleparlait à une cruche.

Sa méprise eût duré plus longtemps encore, si,impatientée de ne point recevoir de réponse, elle n’eût d’en bastiré le maître par son manteau et culbuté de la sorte cruche,escabeau, chaperon et pinceau. Elle se mit d’abord fort en colère.Puis, comme elle ne manquait pas d’intelligence, elle comprit qu’onavait voulu lui faire entendre qu’il ne faut pas juger l’artiste àl’habit. Elle envoya son intendant chercher Buffalmacco, et le priad’achever lui-même l’ouvrage commencé.

Il s’en tira très habilement. Les connaisseursadmiraient particulièrement dans ces fresques Jésus en croix, lestrois Maries pleurant, Judas pendu à un arbre et un homme qui semouche. Par malheur, ces peintures ont été détruites avec l’églisedu couvent des dames de Faenza.

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