Le Puits de Sainte Claire

X – Les amis du bien

Or, il y avait en ce temps-là, dans la villetrès illustre de Viterbe, une confrérie formée de soixantevieillards. Et ces vieillards comptaient parmi les principaux de laville. Ils amassaient les honneurs et les richesses et professaientla vertu. Il se trouvait parmi eux un gonfalonier de la République,des docteurs en l’un et l’autre droit, des juges, des marchands,des changeurs d’une éclatante piété, et quelques vieux condottieresaffaiblis par l’âge.

Parce qu’ils s’étaient assemblés pour exciterles citoyens au bien, se rendant témoignage, ils se nommaient lesAmis du bien. Ce titre était inscrit sur la bannière de laconfrérie, et ils étaient d’accord pour persuader aux pauvres defaire le bien, afin qu’aucun changement ne survînt dans laville.

Ils avaient coutume de s’assembler le dernierjour de chaque mois, au palais du Podestat, pour connaître entreeux ce qui s’était fait de bien pendant le mois dans la ville. Etaux pauvres qui avaient fait le bien ils donnaient des piècesd’argent.

Or, en ce jour, les Amis du bien tenaient leurassemblée. Il y avait au fond de la salle une estrade recouverte develours et sur cette estrade s’élevait un dais magnifique, supportépar quatre figures sculptées et peintes. Ces figures étaient laJustice, la Tempérance, la Force et la Chasteté. Les principaux dela confrérie siégeaient sous ce dais. Le doyen prit place au milieud’eux dans une chaise d’or, qui était à peine inférieure enrichesse à ce trône que naguère le disciple de saint François vitpréparé dans le ciel pour le pauvre du Seigneur. Ce siège avait étéprésenté au doyen, pour qu’en lui fût honoré tout le bien accomplidans la ville.

Et, quand les membres de la confrérie furentrangés dans l’ordre convenable, le doyen se leva pour parler. Ilfélicita les servantes qui avaient servi leur maître sans recevoirde salaire, et il célébra les vieillards qui, n’ayant point depain, n’en demandaient pas.

Et il dit :

« Ceux-là ont bien agi. Et nous lesrécompenserons ; car il importe que le bien soit récompensé,et il nous appartient d’en payer le prix, étant les premiers et lesmeilleurs de la cité. »

Après qu’il eut parlé, la foule du peuple quise tenait debout au pied de l’estrade battit des mains.

Mais quand ils eurent fini d’applaudir, FraGiovanni parla du milieu de la troupe misérable et demanda à hautevoix :

« Qu’est-ce que le bien ? »

Alors il se fit une grande rumeur dansl’assemblée. Le doyen s’écria :

« Qui donc a parlé ? »

Et un homme roux qui s’était mêlé aux pauvresrépondit :

« C’est un moine nommé Giovanni, qui estl’opprobre de son couvent. Il va nu par les rues, portant seshabits sur sa tête, et il se livre à toutes sortesd’extravagances. »

Un boulanger dit ensuite :

« C’est un fou et un méchant ! Ilmendie son pain aux portes des boulangers. »

Plusieurs entre les assistants, jetant degrandes clameurs, tirèrent le frère Giovanni par sa robe et, tandisqu’ils s’efforçaient de le pousser dehors, d’autres, plusimpatients, lançaient des escabeaux et les rompaient sur la tête dusaint homme. Mais le doyen se leva sous le dais et dit :

« Laissez en repos cet homme, afin qu’ilm’entende et soit confondu. Il demande ce que c’est que le bien,parce que le bien n’est pas en lui et qu’il est dénué de vertu. Etmoi je lui réponds : “La connaissance du bien est au-dedansdes hommes vertueux. Et les bons citoyens portent en eux le respectdes lois. Ils approuvent ce qui a été fait dans la ville pourassurer à chacun la jouissance des richesses acquises. Ilssoutiennent l’ordre établi et s’arment pour le défendre. Car ledevoir des pauvres est de défendre le bien des riches. Et c’estainsi que se maintient l’union des citoyens. Et cela est le bien.Et le riche se fait apporter par un serviteur une corbeille pleinede pains qu’il distribue aux pauvres, et cela encore est le bien.”Voilà ce qu’il convenait d’apprendre à cet homme ignorant etgrossier. »

Ayant parlé de cette manière, le doyen s’assitet la foule des pauvres fit entendre un murmure favorable. Mais FraGiovanni, étant monté sur un des escabeaux qu’on lui avait jetés àla tête avec l’opprobre et l’injure, parla à tous et dit :

« Entendez les paroles salutaires !Le bien n’est point dans l’homme. Et l’homme, par lui-même, ne saitpoint ce qui lui est bon. Car il ignore sa nature et sa destinée.Et ce qu’il estime bon peut lui être mauvais. Ce qu’il croit utilepeut lui être nuisible. Et il est incapable de choisir les chosesconvenables, parce qu’il ne connaît pas ses besoins, et qu’il estsemblable au petit enfant qui, assis dans la prairie, suce comme dulait le suc de la belladone. Et il ne sait point que la belladoneest un poison ; mais sa mère le sait. C’est pourquoi le bienest de faire la volonté de Dieu.

Il ne faut point dire : “J’enseigne lebien, et le bien est d’obéir aux lois de la ville.” Car ces lois nesont point de Dieu ; mais elles sont de l’homme et ellesparticipent de sa malice et de son imbécillité. Elles ressemblentaux règles que les enfants établissent sur la place de Viterbe,quand ils jouent à la balle. Le bien n’est pas dans les coutumes nidans les lois. Mais il est en Dieu et dans l’accomplissement de lavolonté de Dieu sur la terre. Ce n’est ni par les légistes ni parles magistrats que la volonté de Dieu s’accomplit sur la terre.

Car les puissants de ce monde font leurvolonté, et cette volonté est contraire à la volonté de Dieu. Maisceux qui ont dépouillé la superbe et qui savent qu’il n’y a pointde bien en eux, ceux-là reçoivent de grands dons, et Dieu lui-mêmes’égoutte en eux comme le miel au creux des chênes.

Et il faut que nous soyons le chêne plein demiel et de rosée. Les humbles, les simples et les ignorantsconnaissent Dieu. Et c’est par eux que Dieu régnera sur la terre.Le salut n’est pas dans la vigueur des lois et dans le nombre dessoldats. Il est dans la pauvreté et dans l’humilité.

Ne dites plus : “Le bien est en moi etj’enseigne le bien.” Dites au contraire : “Le bien est enDieu.” Assez longtemps les hommes se sont endurcis dans leur propresagesse. Assez longtemps ils ont mis le Lion et la Louve en emblèmesur les portes de leurs villes. Leur sagesse et leur prudence ontproduit l’esclavage, les guerres, et le meurtre de beaucoupd’innocents. C’est pourquoi vous devez vous remettre à la conduitede Dieu, comme l’aveugle se fait conduire par son chien. Et necraignez point de fermer les yeux de votre esprit et de perdre laraison, car la raison vous a rendus malheureux et méchants. Et parelle vous êtes devenus semblables à cet homme qui, ayant deviné lessecrets de la Bête accroupie dans la caverne, s’enorgueillit et, secroyant sage, tua son père et épousa sa mère.

Dieu n’était point avec lui. Il est avec leshumbles et les simples. Sachez ne point vouloir, et il mettra savolonté en vous. Ne cherchez point à deviner les énigmes de laBête. Soyez ignorants, et vous ne craindrez plus d’errer. Il n’y aque les sages qui se trompent. »

Fra Giovanni ayant ainsi parlé, le doyen seleva et dit :

« Ce méchant m’a offensé, je lui remetsvolontiers cette offense. Mais il a parlé contre les lois deViterbe, et il convient qu’il soit puni. »

Et Fra Giovanni fut conduit devant les jugesqui le firent charger de chaînes et l’envoyèrent dans la prison dela ville.

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