Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 3Lucifer

À Louis Ganderax.

E si compiacque tanto Spinello di farlo orribile e contrafatto,che si dice (tanto puó alcuna fiata ’immaginazione) che la dettafigura da lui dipinta gli apparve in sogno, domandandolo dove eglil’avesse veduta si brutta…

(Vite de’ più eccellenti pittori,da M. GiorgioVasari. – Vita di Spinello)

Le Tafi, peintre et mosaïste florentin, avaitgrand peur des diables, surtout en ces heures de la nuit où il estdonné aux puissances du mal de prévaloir dans les ténèbres. Et lescraintes du Tafi n’étaient point sans raison, car les démonsavaient alors sujet de haïr les peintres, qui leur arrachaient plusd’âmes avec un seul tableau que ne le savait faire un bon petitfrère en trente sermons. En effet, le moine, pour inspirer auxfidèles une terreur salutaire, leur décrivait de son mieux le jourde colère qui doit réduire le siècle en poudre, au témoignage deDavid et de la Sibylle. Il grossissait sa voix et soufflait dansses mains pour imiter la trompette de l’ange. Mais autant enemportait le vent. Tandis qu’une peinture étalée sur le mur d’unechapelle ou d’un cloître, représentant Jésus-Christ assis pourjuger les vivants et les morts, parlait sans cesse aux regards despécheurs et corrigeait par les yeux ceux qui avaient péché par lesyeux ou autrement. C’était le temps où des maîtres habilesfiguraient à Santa Croce de Florence et au Campo Santo de Pise lesmystères de la justice divine. Ces ouvrages étaient tracés suivantla relation en rime que Dante Alighieri, homme très savant enthéologie et en droit canon, fit autrefois de son voyage à l’enfer,au purgatoire et au paradis, où, par les mérites extraordinaires desa dame, il pénétra vivant. Aussi, tout, dans ces peintures,était-il instructif et véritable, et l’on peut dire qu’on tiremoins de profit à lire une chronique très ample qu’à contempler detelles images. Et les maîtres florentins prenaient soin de peindre,à l’ombre des bois d’orangers, sur l’herbe émaillée de fleurs, desdames et des cavaliers que la Mort guettait avec sa faux, tandisqu’ils devisaient d’amour au son des luths et des violes. Rienn’était plus propre à convertir ces pécheurs charnels qui boiventl’oubli de Dieu sur les lèvres des femmes. Pour l’amendement desavares, le peintre représentait au naturel les diables versant del’or fondu dans la bouche de l’évêque ou de l’abbesse qui lui avaitcommandé quelque travail et l’avait mal payé. C’est pourquoi lesdémons étaient alors ennemis des peintres, et spécialement despeintres de Florence qui l’emportaient sur tous les autres par lasubtilité de l’esprit. Ils leur reprochaient surtout de lesreprésenter sous un aspect hideux, avec des têtes d’oiseau ou depoisson, des corps de serpent et des ailes de chauve-souris. Leurressentiment sera rendu manifeste par l’histoire de Spinello.

Spinello Spinelli, d’Arezzo, était issu d’unenoble famille d’exilés florentins. La gentillesse de son espritégalait celle de sa naissance. Car il fut le plus habile peintre deson temps. Il accomplit de grands travaux à Florence. Les Pisanslui demandèrent d’orner, après Giotto, les murs de ce saint cloîtreoù les morts reposent sous des roses dans une terre apportée deJérusalem. Or, ayant longtemps travaillé dans les villes et gagnébeaucoup d’argent, il voulut revoir la bonne cité d’Arezzo, samère. Les Arétins n’avaient pas oublié que Spinello, dans sajeunesse, inscrit à la confrérie de Sainte-Marie-de-la-Miséricorde,avait, lors de la peste de l’an 1383, visité les malades etenseveli les morts. Ils lui savaient gré d’avoir, par ses ouvrages,répandu la gloire d’Arezzo sur toute la Toscane. C’est pourquoi ilsle reçurent avec de grands honneurs. Encore plein de force en sonvieil âge, il se chargea de grandes tâches dans sa ville. Sa femmelui disait :

« Tu es riche. Prends du repos, et laisseaux jeunes gens le soin de peindre à ta place. Le repos est sage audéclin de l’âge. Il convient d’achever la vie dans un calme doux etpieux. C’est tenter Dieu que d’élever sans cesse les œuvresprofanes comme des Babel. Spinello, si tu t’obstines dans tesenduits et tes couleurs, tu y perdras la paix del’esprit. »

Ainsi parlait cette bonne femme. Mais il nel’écoutait pas. Il ne songeait qu’à accroître son bien et sarenommée. Loin de se reposer, il fit prix avec les fabriciens deSant’Agnolo pour une histoire de saint Michel qui devait couvrirtout le chœur de l’église et renfermer une infinité de personnages.Il se jeta dans cette entreprise avec une merveilleuse ardeur.Relisant les endroits de l’Écriture dont il se devait inspirer, ilen étudiait profondément chaque ligne et chaque mot. Non content dedessiner tout le jour dans son atelier, il travaillait au lit et àtable. Et le soir, en se promenant au pied de la colline où s’élèveArezzo, fière de ses murs et de ses tours, il méditait encore. Etl’on peut dire que l’histoire de l’archange était toute peinte dansson cerveau quand il commença d’en esquisser les sujets, au crayonrouge, sur l’enduit du mur. Il eut bientôt fait de tracer cescontours ; puis il se mit à peindre au-dessus du maître-autella scène qui devait paraître avec plus d’éclat que les autres. Caril convenait d’y glorifier le chef des milices célestes de lavictoire qu’il remporta avant le commencement des temps. Spinelloreprésenta donc saint Michel combattant dans les airs le serpent àsept têtes et dix cornes, et il se plut à figurer, dans la partieinférieure du tableau, le prince des démons, Lucifer, sousl’apparence d’un monstre épouvantable. Les figures naissaientd’elles-mêmes sous sa main. Et il réussit au-delà de ce qu’ilespérait : la face de Lucifer était si hideuse qu’on nepouvait échapper à la puissance de sa laideur. Cette facepoursuivit le peintre dans la rue et l’accompagna jusqu’à sonlogis.

La nuit étant venue, Spinello se coucha dansson lit au côté de sa femme et dormit. Pendant son sommeil, il vitun ange aussi beau que saint Michel, mais noir. Cet ange luidit :

« Spinello, je suis Lucifer. Où doncm’avais-tu vu, pour me peindre comme tu fis, sous un aspectignominieux ? »

Le vieux peintre lui répondit en tremblantqu’il ne l’avait jamais vu de ses yeux, n’étant point allé vif enenfer, ainsi que Dante Alighieri ; mais qu’en le figurantcomme il avait fait, il voulait exprimer en traits sensibles lalaideur du péché.

Lucifer haussa les épaules, et l’on eût dit lacolline de San Gimignano tout à coup soulevée :

« Spinello, dit-il, veux-tu me faire leplaisir de raisonner un peu avec moi ? Je suis assez bonlogicien ; Celui que tu pries le sait. »

Ne recevant pas de réponse, Lucifer poursuiviten ces termes :

« Spinello, tu as lu les livres qui mefont connaître. Tu sais mon aventure et comment je sortis du cielpour devenir le prince du monde. Illustre entreprise, et qui seraitunique si les géants n’avaient pareillement attaqué le dieuJupiter, comme tu l’as vu, Spinello, sur une tombe antique où cetteguerre est sculptée dans le marbre.

– Il est vrai, dit Spinello, j’ai vu cetombeau en forme de cuve, à Santa Reparata de Florence. C’est unbel ouvrage des Romains.

– Pourtant, répliqua Lucifer en souriant,les géants n’y sont point en forme de grenouilles ni decaméléons.

– Aussi bien, dit le peintre,n’avaient-ils pas attaqué le vrai Dieu, mais seulement une idole depaïens. Cela est considérable. Le fait est certain, Lucifer, quevous avez levé l’étendard de la révolte contre le roi véritable dela terre et du ciel.

– Je n’en disconviens pas, réponditLucifer. De combien de sortes de péchés me charges-tu pourcela ?

– On peut bien vous en donner sept,répondit le peintre, « et tous capitaux.

– Sept ! dit l’Ange des Ténèbres, lenombre est théologique. Tout va par sept dans mon histoire qui estétroitement mêlée a celle de l’Autre. Spinello, tu me tiens pourorgueilleux, colère et envieux. Je consens à l’être, à conditionque tu reconnaisses que la gloire seule me fit envie. Me tiens-tupour avare ? J’y consens encore. L’avarice est une vertu pourles princes. Quant à la gourmandise et à la luxure, si tu m’en faisun grief, je ne m’en fâcherai pas. Reste la paresse. »

En prononçant ce mot, Lucifer croisa ses brassur sa cuirasse et, secouant sa tête sombre, agita sa chevelureenflammée :

« Spinello, penses-tu vraiment que jesois paresseux ? Me crois-tu lâche, Spinello ? Estimes-tuque, dans ma révolte, j’ai manqué de courage ? Non. Il étaitdonc juste de me peindre sous les traits d’un audacieux, avec unfier visage. On ne doit faire tort à personne, pas même au diable.Ne vois-tu pas que tu offenses Celui que tu pries, quand tu luidonnes pour adversaire un monstrueux crapaud ? Spinello, tu esbien ignorant pour ton âge. J’ai grande envie de te tirer lesoreilles comme à un mauvais écolier. »

À cette menace et voyant déjà le bras deLucifer étendu sur lui, Spinello porta la main à sa tête et se mità hurler d’épouvante.

Sa bonne femme, réveillée en sursaut, luidemanda quel mal il avait. Il lui répondit, en claquant des dents,qu’il venait de voir Lucifer et qu’il avait tremblé pour sesoreilles.

« Je te l’avais bien dit, lui réponditcette bonne femme, que toutes ces figures que tu t’entêtes àpeindre sur les murs finiraient par te rendre fou.

– Je ne suis pas fou, dit le peintre. Jel’ai vu ; et il est beau, quoique triste et fier. Dès demainj’effacerai la figure horrible que j’ai peinte et je mettrai à laplace celle que j’ai vue en songe. Car il ne faut pas faire tortmême au diable.

– Tu ferais bien de dormir, répliqua lafemme. Tu tiens des discours insensés et peu chrétiens. »

Spinello essaya de se lever, mais il n’en eutpoint la force et il retomba, sans connaissance, sur l’oreiller. Illanguit encore quelques jours dans la fièvre, et puis mourut.

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