Le Puits de Sainte Claire

IV – Le peintre

Également fameux par son humeur facétieuse etpar son habileté à peindre des figures dans les églises et dans lescloîtres, Buonamico, surnommé Buffalmacco, n’était plus jeune quandil fut appelé de Florence dans la ville d’Arezzo par le seigneurévêque qui lui demanda d’orner de peintures les salles de l’évêché.Buffalmacco se chargea de ce travail, et sitôt que les muraillesfurent enduites de stuc, il commença de peindre l’adoration desMages.

En peu de jours, il acheva de représenter leroi Melchior, monté sur un cheval blanc. On eût dit qu’il vivait.La housse de son cheval était d’écarlate et semée de pierresprécieuses.

Or, tandis qu’il travaillait, le singe duseigneur évêque le regardait faire et ne le quittait pas des yeux.Que le peintre maniât les tubes, mélangeât les couleurs, battît lesœufs ou mît avec le pinceau les touches sur l’enduit encore frais,l’animal ne perdait pas un de ses mouvements. C’était un macaqueapporté de Barbarie au doge de Venise sur une galère de laRépublique. Le doge en fit don à l’évêque d’Arezzo qui remercia cemagnifique seigneur en lui rappelant à propos que les navires duroi Salomon avaient pareillement ramené du pays d’Ophir des singeset des paons, ainsi qu’il est dit au troisième livre des Rois (X,22). Et le seigneur Guido (c’était le nom de l’évêque) n’estimaitrien dans son palais plus précieux que ce macaque.

Il le laissait libre d’errer dans les salleset dans les jardins où l’animal ne cessait point de faire quelquemalice. Un dimanche, en l’absence du peintre, il grimpa surl’échafaud, prit les tubes, mélangea les couleurs à sa fantaisie,cassa tous les œufs qu’il trouva et commença de promener le pinceausur le mur, ainsi qu’il avait vu faire. Il travailla sur le roiMelchior et sur le cheval et n’eut de cesse qu’après avoir toutrepeint de sa main.

Le lendemain matin, Buffalmacco, trouvant sescouleurs bouleversées et son ouvrage gâté, en ressentit de ladouleur et de la colère. Il se persuada que quelque peintre arétin,jaloux de son mérite, lui avait joué ce tour, et il alla s’enplaindre à l’évêque. Le seigneur Guido le pressa de se remettre àl’œuvre et de rétablir promptement ce qui avait été détruit defaçon si mystérieuse. Il lui promit qu’à l’avenir, deux soldatsseraient de garde jour et nuit devant les fresques, prêts à percerde leur lance quiconque approcherait. Sur cette promesse,Buffalmacco consentit à reprendre son travail et deux soldatsfurent mis en faction près de lui. Un soir, comme il venait desortir, sa journée faite, ces soldats virent le singe du seigneurévêque sauter si lestement à sa place sur l’échafaud, et saisir entelle hâte les tubes et les brosses, qu’ils n’eurent point le tempsde l’en empêcher. Ils appelèrent à grands cris le maître qui rentradans la salle à temps pour voir le macaque repeindre une secondefois, avec une merveilleuse ardeur, le roi Melchior et le chevalblanc et la housse d’écarlate. À cette vue, il lui prit envie à lafois de rire et de pleurer.

Il alla trouver l’évêque et lui dit :

« Seigneur évêque, vous aimez ma façon depeindre ; mais votre magot en aime une autre. Il n’était pasbesoin de me faire appeler, puisque vous aviez un maître chez vous.Peut-être manquait-il d’expérience. Mais maintenant qu’il n’a plusrien à apprendre, je n’ai que faire ici, et je retourne àFlorence. »

Ayant ainsi parlé, le bon Buffalmacco regagnason auberge, fort dépité. Il soupa sans appétit et s’alla couchertristement.

Le singe du seigneur évêque lui apparut enrêve, non point en manière de demi-homme, tel qu’il étaitréellement, mais haut comme la montagne de San Gimignano, et dubout de sa queue retroussée chatouillant la lune. Assis sur un boisd’oliviers, parmi les fermes et les pressoirs, entre ses jambes unchemin étroit courait le long des vignes joyeuses. Or, ce cheminétait couvert d’une multitude de pèlerins, qui, marchant à la file,passaient l’un après l’autre devant le peintre. Et Buffalmaccoreconnut les victimes innombrables de sa joyeuse humeur.

Il vit d’abord le vieux maître Andrea Tafi, dequi il avait appris comment on s’honore par la pratique des arts,et qu’il avait en retour maintes fois blasonné, lui faisant prendrepour démons de l’enfer des cierges piqués sur le dos d’une douzainede grosses blattes, et le hissant dans son lit jusqu’aux solives duplancher, d’une telle manière que le bonhomme se crut élevé au cielet eut grand-peur.

Il vit Tête-d’Oie, le cardeur de laine, et safemme si vaillante à filer. C’est dans la marmite de cette bonnefemme que Buffalmacco jetait de grosses poignées de sel par unefente du mur, en sorte que Tête-d’Oie, chaque jour, crachait sonpotage et battait sa femme.

Il vit maître Simon de Villa, le médecin deBologne, reconnaissable à son bonnet doctoral, celui-là même qu’ilavait fait tomber dans la fosse aux ordures, près des Dames deRipoli. Le docteur y gâta sa belle robe de velours, mais personnene le plaignit, car, au mépris de sa femme, laide mais chrétienne,il avait voulu coucher avec la Schinchimure du prêtre Jean qui ades cornes entre les fesses. Le bon Buffalmacco avait fait croire àmaître Simon de Villa qu’il le pourrait mener de nuit au sabbat, oùlui-même, en joyeuse compagnie, faisait l’amour avec la reine deFrance, qui lui donnait, pour sa peine, du vin et des épices. Ledocteur accepta l’invitation, espérant recevoir un pareiltraitement. Et Buffalmacco ayant revêtu une peau de bête et mis unde ces masques cornus qu’on porte aux fêtes, se donna à maîtreSimon pour un diable chargé de le conduire au sabbat. Il le pritsur ses épaules et le mena jusqu’au bord d’un fossé pleind’immondices, où il le lança la tête la première.

Buffalmacco vit ensuite Calandrin à qui ilavait persuadé qu’on trouve dans la plaine de Mugnone la pierrenommée Éliotropie, qui a la vertu de rendre invisible quiconque enporte une sur soi. Il le mena à Mugnone en compagnie de Bruno daGiovanni, et lorsque Calandrin eut ramassé un assez grand nombre depierres, Buffalmacco feignit de ne plus le voir et ils’écria : « Ce rustre nous a faussé compagnie ; sije le rattrape, je lui jetterai ce pavé au derrière ! »Et il adressa le pavé précisément où il venait de dire, sans queCalandrin eût sujet de se plaindre, puisqu’il était invisible. CeCalandrin n’avait point d’esprit, et Buffalmacco abusa de sasimplicité jusqu’à lui faire croire qu’il était gros d’un enfant,et il en coûta à Calandrin, pour sa délivrance, une paire dechapons.

Buffalmacco vit ensuite le paysan pour qui ilavait peint la Sainte Vierge avec l’enfant Jésus, qu’ilmétamorphosa en ourson.

Il vit encore l’abbesse des religieuses deFaenza qui l’avait chargé d’orner de peintures les murailles del’église conventuelle et à qui il jura sa foi qu’il fallait mettrede bon vin dans les couleurs, si l’on voulait que la chair despersonnages parût bien fleurie. L’abbesse lui donna pour tous lessaints et les saintes de ses tableaux le vin réservé aux évêques,et il le but, s’en tenant au vermillon pour aviver le ton deschairs. C’est cette même dame abbesse à qui il fit croire qu’unbroc couvert d’un manteau est un maître peintre, ainsi qu’il a étérapporté ci-dessus.

Buffalmacco vit encore une longue file de gensqu’il avait blasonnés, raillés, dupés et bernés. Et derrière euxvenait, avec sa crosse, sa mitre et sa chape, le grand saintHerculan, qu’il avait plaisamment représenté sur la place dePérouse, ceint d’une couronne de goujons.

Et tous en passant félicitaient le singe quiles avait vengés, et le monstre, ouvrant une gueule plus large quela porte de l’enfer, éclatait de rire.

Pour la première fois de sa vie, Buffalmaccoavait passé une mauvaise nuit.

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