Le Puits de Sainte Claire

Chapitre 4Les pains noirs

 

À Mademoiselle Mary Finaly.

Tu tibi divitias stolidissime congeris amplas

Negasque micam pauperi :

Advenit ecce dies qua saevis ignibus ardens

Rogabis aquae guttulam.

(Navis stultifere 1507, f° 19.)

En ce temps-là, Nicolas Nerli était banquierdans la noble ville de Florence. Quand sonnait tierce, il étaitassis à son pupitre, et quand sonnait none, il y était assisencore, et il y faisait tout le jour des chiffres sur sestablettes. Il prêtait de l’argent à l’empereur et au pape. Et, s’iln’en prêtait pas au diable, c’est qu’il craignait de faire demauvaises affaires avec celui qu’on nomme le Malin, et qui abondeen ruses. Nicolas Nerli était audacieux et défiant. Il avait acquisde grandes richesses et dépouillé beaucoup de gens. C’est pourquoiil était honoré dans la ville de Florence. Il habitait un palais oùla lumière que Dieu créa n’entrait que par des fenêtresétroites ; et c’était prudence, car le logis du riche doitêtre comme une citadelle, et ceux qui possèdent de grands biensfont sagement de défendre par force ce qu’ils ont acquis parruse.

Donc, le palais de Nicolas Nerli était muni degrilles et de chaînes. Au-dedans, les murs étaient peints pard’habiles ouvriers qui y avaient représenté les Vertus sousl’apparence de femmes, les patriarches, les prophètes et les roisd’Israël. Des tapisseries, tendues dans les chambres, offraient auxyeux les histoires d’Alexandre et de Tristan, telles qu’elles sontcontées dans les romans. Nicolas Nerli faisait éclater sa richesse,dans la ville, par des fondations pieuses. Il avait élevé hors lesmurs un hôpital dont la frise, sculptée et peinte, représentait lesactions les plus honorables de sa vie ; en reconnaissance dessommes d’argent qu’il avait données pour l’achèvement deSainte-Marie-Nouvelle, son portrait était suspendu dans le chœur decette église. On l’y voyait agenouillé, les mains jointes, auxpieds de la très sainte Vierge. Et il était reconnaissable à sonbonnet de laine rouge, à sa huque fourrée, à son visage noyé degraisse jaune et à ses petits yeux vifs. Sa bonne femme, MonaBismantova, l’air honnête et triste, et telle qu’on ne pensait pasque personne eût jamais pris d’elle quelque plaisir, se tenait del’autre côté de la Vierge, dans l’humble attitude de la prière. Cethomme était un des premiers citoyens de la République ; commeil n’avait jamais parlé contre les lois, et parce qu’il n’avaitpoint souci des pauvres ni de ceux que les puissants du jourcondamnent à l’amende et à l’exil, rien n’avait diminué dansl’opinion des magistrats l’estime qu’il s’était acquise à leursyeux par sa grande richesse.

Rentrant, un soir d’hiver, plus tard que decoutume dans son palais, il fut entouré, au seuil de sa porte, parune troupe de mendiants à demi nus qui tendaient la main.

Il les écarta par de dures paroles. Mais lafaim les rendait farouches et hardis comme des loups. Ils seformèrent en cercle autour de lui et lui demandèrent du pain d’unevoix plaintive et rauque. Il se baissait déjà pour ramasser despierres et les leur jeter, quand il vit venir un de ses serviteursqui portait sur sa tête une corbeille de pains noirs, destinés auxhommes de l’écurie, de la cuisine et des jardins.

Il fit signe au panetier d’approcher et,puisant à pleines mains dans la corbeille, il jeta les pains auxmisérables. Puis, rentré en sa maison, il se coucha et s’endormit.Dans son sommeil, il fut frappé d’apoplexie et mourut sisoudainement qu’il se croyait encore dans son lit quand il vit, enun lieu « muet de toute lumière », saint Michel illuminéd’une clarté sortie de son corps.

L’archange, ses balances à la main, chargeaitles plateaux. Reconnaissant dans le côté le plus lourd les joyauxdes veuves qu’il gardait en gage, la multitude de rognures d’écusqu’il avait indûment retenues, et certaines pièces d’or trèsbelles, que lui seul possédait, les ayant acquises par usure ou parfraude, Nicolas Nerli connut que c’était sa vie, désormaisaccomplie, que saint Michel pesait en ce moment devant lui. Ildevint attentif et soucieux.

« Messer san Michele, dit-il, si vousmettez d’un côté tout le gain que j’ai fait dans ma vie, placez del’autre, s’il vous plaît, les belles fondations par lesquelles j’aimanifesté magnifiquement ma piété. N’oubliez ni le dôme deSainte-Marie-Nouvelle, auquel j’ai contribué pour un bontiers ; ni mon hôpital hors les murs, que j’ai bâti toutentier de mes deniers.

– N’ayez crainte, Nicolas Nerli, réponditl’archange. Je n’oublierai rien. »

Et de ses mains glorieuses il posa dans leplateau le plus léger le dôme de Sainte-Marie et l’hôpital avec safrise sculptée et peinte. Mais le plateau ne s’abaissa point.

Le banquier en conçut une vive inquiétude.

« Messer saint Michel, reprit-il,cherchez bien encore. Vous n’avez mis de ce côté de la balance nimon beau bénitier de Saint-Jean, ni la chaire de Saint-André, où lebaptême de Notre Seigneur Jésus-Christ est représenté au naturel.C’est un ouvrage qui m’a coûté fort cher. »

L’archange mit la chaire et le bénitierpar-dessus l’hôpital dans le plateau qui ne descendit point.Nicolas Nerli commença de sentir son front inondé d’une sueurfroide.

« Messer Archange, demanda-t-il,êtes-vous sûr que vos balances sont justes ? »

Saint Michel répondit en souriant que, pourn’être point sur le modèle des balances dont usent les lombards deParis et les changeurs de Venise, elles ne manquaient nullementd’exactitude.

« Quoi ! soupira Nicolas Nerli toutblême, ce dôme, cette chaire, cette cuve, cet hôpital avec tous seslits, ne pèsent donc pas plus qu’un fétu de paille, qu’un duvetd’oiseau !

– Vous le voyez, Nicolas, dit l’archange,et jusqu’ici le poids de vos iniquités l’emporte de beaucoup sur lefaix léger de vos bonnes œuvres.

– Je vais donc aller en enfer,» dit leFlorentin. Et ses dents claquaient d’épouvante.

« Patience, Nicolas Nerli, reprit lepeseur céleste, patience ! nous n’avons pas fini. Il nousreste ceci. »

Et le bienheureux Michel prit les pains noirsque le riche avait jetés la veille aux pauvres. Il les mit dans leplateau des bonnes œuvres qui descendit soudain, tandis que l’autreremontait, et les deux plateaux restèrent de niveau. Le fléau nepenchait plus ni à droite ni à gauche et l’aiguille marquaitl’égalité parfaite des deux poids.

Le banquier n’en croyait pas ses yeux.

Le glorieux archange lui dit :

« Tu le vois, Nicolas Nerli, tu n’es bonni pour le ciel ni pour l’enfer. Va ! retourne àFlorence ! multiplie dans ta ville ces pains que tu as donnésde ta main, la nuit, sans que personne ne te vît ; et tu serassauvé. Car ce n’est pas assez que le ciel s’ouvre au larron qui serepentit et à la prostituée qui pleura. La miséricorde de Dieu estinfinie : elle sauvera même un riche. Sois celui-là. Multiplieles pains dont tu vois le poids dans mes balances.Va ! »

Nicolas Nerli se réveilla dans son lit. Ilrésolut de suivre le conseil de l’archange et de multiplier le paindes pauvres pour entrer dans le royaume des cieux.

Pendant les trois années qu’il passa sur laterre après sa première mort, il fut pitoyable aux malheureux etgrand aumônier.

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