Le Singe, l’idiot et autres gens

III

À une heure du matin, le lendemain, on eût puentendre gratter avec circonspection au plafond du laboratoire duchirurgien. Quelque temps après, la lucarne était soigneusementsoulevée et déplacée. Un homme regarda par l’ouverture, mais toutétait silencieux.

– Voilà qui est singulier, pensal’agent.

Il se laissa prudemment glisser au moyen d’unecorde jusqu’au sol, et resta là quelques instants, l’oreilletendue, attentif.

Le silence.

Il fit jouer le couvercle d’une lanternesourde et rapidement balaya la chambre d’un jet de lumière. Elleétait vide, à l’exception d’un solide crampon de fer et d’unanneau, vissé dans le plancher au centre de la pièce ; àl’anneau était fixée une lourde chaîne.

L’agent voulut alors examiner la secondechambre : parfaitement vide aussi.

Très embarrassé, il retourna dans la première,et doucement appela ses hommes, leur disant de descendre.

Pendant ce temps il passait de nouveau dans lapièce contiguë pour examiner la porte. Un seul coup d’œil luisuffit. Un système spécial la maintenait close et une cadole àressort, qui se pouvait tirer de l’intérieur, la fermaitsolidement.

– L’oiseau vient de s’envoler, pensal’agent. Singulier hasard ! Si ma supposition est juste. Oui,seul un hasard pouvait amener la découverte de ce verrouparticulier et de son maniement.

Ses hommes l’avaient maintenant rejoint.

Sans bruit il tira le verrou, ouvrit la porteet regarda dans le corridor. Il entendit un bruit particulier. Oneût dit qu’un gigantesque homard jouait des pattes et des pinces ets’avançait dans quelque partie éloignée de la vieille maison. Cebruit était accompagné d’une respiration forte et sifflante,entrecoupée de hoquets convulsifs.

Une autre personne entendit ces bruits :la femme du chirurgien.

Ils se faisaient en effet entendre tout prochede sa chambre, située bien loin de celle de son mari. Son sommeilétait léger, torturée qu’elle était par la peur et harassée pard’épouvantables rêves. La conspiration où elle était entrée pourconsommer la ruine de son mari, lui était une source d’angoisses.Elle ne vivait plus que dans une atmosphère de terreur. À cettehorreur naturelle de la situation s’ajoutaient ces innombrablessources de craintes que se crée et que grossit un espritébranlé.

Réveillée en sursaut de son sommeil fiévreuxpar ce bruit à sa porte, elle sauta de son lit. L’idée de fuir –l’un des instincts les plus puissants – s’empara d’elle, et ellecourut à la porte, sa raison ayant perdu tout contrôle. Elle tirason verrou, ouvrit brusquement sa porte et s’enfuit follement parle corridor, tandis qu’à ses oreilles le sifflement effrayant etles hoquets convulsifs résonnaient avec une intensité mille foisplus grande.

Mais le corridor était plongé dans la pluscomplète obscurité, et elle n’avait pas fait dix pas qu’elle allabuter contre un objet invisible sur le plancher. Elle tomba tout deson long sur une masse large, molle et chaude qui se tordait et setortillait et d’où s’échappaient les bruits qui l’avaientéveillée.

Se rendant immédiatement compte de sasituation, elle poussa un hurlement d’indicible terreur. Le criavait à peine éveillé les échos du corridor vide qu’il étaitaussitôt étouffé : deux bras vigoureux s’étaient refermés surelle et l’avaient broyée.

Son cri eut pour résultat d’indiquer à l’agentet à ses aides la direction à prendre ; il avait en même tempsréveillé le vieux chirurgien, dont la chambre était située entreles agents et le but de leurs recherches. Ce cri d’agonie l’avaittranspercé jusqu’à la moelle.

– C’est enfin arrivé ! bégaya-t-il,terrifié, sautant de son lit.

Saisissant sur la table une lampe dont ilavait, en se couchant, simplement baissé la mèche, et un longcouteau que, depuis trois ans, il gardait toujours à sa portée, ilse précipita dans le corridor.

Les quatre agents s’étaient élancés, maisquand ils le virent surgir, ils s’arrêtèrent silencieux.

Il y eut un instant de calme. Le chirurgienfit une pause pour écouter. Il entendit le sifflement et la marchegauche d’une masse vivante dans la direction de la chambre de safemme. Évidemment cette masse s’avançait vers lui, mais un coude ducorridor empêchait qu’il la vît. Il leva sa lampe, qui révéla lamortelle pâleur de son visage.

– Femme ! appela-t-il.

Point de réponse.

Il avança rapidement, suivi des quatre agents.Il tourna l’angle du corridor et courut si rapidement qu’avantd’être aperçu de nouveau par les agents, il avait sur eux uneavance de vingt pas. Sans s’arrêter, il dépassa une masse énorme,informe, qui s’avançait en s’agitant, en rampant, en se tortillant,et arriva au cadavre de sa femme.

Il jeta un regard épouvanté sur son visage ets’éloigna en chancelant. Puis une fureur soudaine s’empara de lui.Étreignant solidement son couteau et élevant haut sa lampe, ils’élança vers la masse dégingandée qui oscillait dans lecorridor.

C’est alors que les agents, qui s’avançaientavec précaution, virent un peu plus clairement, quoique encoreassez indistinctement, l’objet de la colère du chirurgien et laraison de l’inexprimable angoisse peinte sur ses traits. Le hideuxspectacle les fit s’arrêter.

Ils virent ce qui apparemment était un hommeet cependant n’était évidemment pas un homme ; épais,grossier, difforme ; masse trébuchante, chancelante,grouillante, complètement nue. Ses larges épaules se dressèrent, iln’avait point de tête ; à sa place, une petite boule de métalsurmontait le cou massif.

– Démon ! hurla le chirurgien,levant son couteau.

– Arrêtez ! commanda rudement unevoix.

Le chirurgien brusquement leva les yeux et vitles quatre agents ; un instant, la peur paralysa son bras.

– La police ! murmura-t-il.

Alors, avec un regard de fureur décuplée, illança le couteau qui s’enfonça jusqu’à la garde dans la massegrouillante devant lui.

Le monstre blessé se mit sur ses pieds etbattit follement l’air de ses bras, tandis que des sons terribless’échappaient d’un tube d’argent, par lequel il respirait. Lechirurgien chercha à lui porter un second coup, mais n’en eut pasle temps. Sa fureur aveugle lui avait fait perdre touteprudence : il fut saisi par une étreinte de fer.

Dans la lutte, la lampe alla rouler à quelquespas des agents ; en touchant le sol, elle se brisa.Simultanément l’huile prit feu et le corridor s’emplit deflammes.

Les agents ne pouvaient approcher.

Devant eux se dressait un rideau de feu et,derrière, en toute sécurité les deux formes luttaient, étroitementenlacées. Ils entendirent des cris, des hoquets ; ils virentluire la lame d’un couteau.

Le bois de la maison était vieux et sec. Ils’embrasa vite et les flammes se propagèrent avec uneinvraisemblable rapidité. Les quatre agents battirent en retraiteet eurent toutes les peines du monde à s’échapper.

Une heure après, plus rien ne restait de lamystérieuse habitation et de ses locataires, sauf un amas de ruinesnoircies.

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