Le Singe, l’idiot et autres gens

LE TALISMAN FIDÈLE

C’était un vieux coquin bien bizarre queRabaya, le Mystique, un de ces types extraordinaires comme on n’entrouve que dans ce singulier coin de San Francisco, connu sous lenom de Faubourg d’Orient.

Son commerce consistait en la vente dephiltres et de talismans : sa profession, assez inoffensive,empruntait un cachet impressionnant à sa nationalité hindoue, à songrand âge, à son petit corps ratatiné, à son visage balafré derides profondes, à son costume oriental, ainsi qu’à l’agencementbarbare de son taudis.

Il avait pour client assidu James Freeman,propriétaire et capitaine, moitié pirate, moitié marchand del’« Ibis Bleu. »

On se souvient encore dans tous les portssitués entre Sikra et Callao de l’étrange petit brigantin, de mincetonnage, mais d’une marche supérieure. Mille histoires baroquescirculaient sur ses exploits, mais la plupart étaient colportéespar des marins superstitieux et d’imagination vive, de ces gens quidémontrent couramment l’affinité naturelle existant entre lemensonge et l’oisiveté.

On contait non seulement qu’il se livrait à lacontrebande, à la piraterie et à la traite qui consiste à enleverdes indigènes de certaines îles pour les vendre aux planteurs del’Amérique Centrale, mais encore qu’il entretenait d’étroitesrelations avec Satan, grâce au pouvoir mystérieux de certainstalismans que son capitaine, supposait-on, se procurait à dessources secrètes et savait employer à l’occasion.

En dehors de l’information que révélaient sespapiers de bord et ses acquits, on ne pouvait rien tirer ni de luini de son équipage, concernant ces prétendues opérationsténébreuses. Ses marins comme lui, formaient une troupe étrangementdiscrète, tous jeunes, vifs, alertes, qui jamais ne buvaient etqui, au port, faisaient bande à part.

C’était un fait très inhabituel et valantd’être noté, qu’il n’y avait jamais de vide à combler dans lesrangs de son équipage ; il n’y en eut qu’un qui résulta de ladernière visite que fit Freeman à Rabaya.

Il survint de l’étrange manière suivante.

Freeman, comme la plupart des marins, étaitsuperstitieux et attribuait sa chance aux sortilèges qu’en secretil se procurait chez Rabaya. On savait qu’il rendait visite auMystique, chaque fois qu’il entrait dans le port de San Francisco,et il en est encore aujourd’hui qui sont persuadés que Rabaya étaitintéressé aux prétendues expéditions flibustières de l’« IbisBleu. »

Parmi les plus intelligents et les plus actifsde l’équipage du brigantin était un Malais, que ses camaradesavaient surnommé le Diable Volant. Son extraordinaire agilité luiavait valu ce surnom. Un singe n’eût pas été plus actif dans lesagrès ; il faisait de la voltige avec une incroyable adresse.Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, mais avaitl’apparence recroquevillée d’un vieux. Il avait la peau du visagemate et ridée, les yeux profondément enfoncés et parfaitement noirset brillants. Sa bouche était ce qu’il avait de plus repoussant.Elle était grande et ses lèvres minces se resserraient sur degrosses dents en saillie qui lui donnaient un air agressif etmenaçant. Bien que froid et peu porté à rire, il souriait parfoiset l’expression de son visage était alors telle qu’elle donnait àFreeman lui-même l’impression d’un danger imminent.

On ne sut jamais très bien quelle était laréelle destination de l’« Ibis Bleu », la dernière foisque le brigantin quitta San Francisco. Les uns prétendirent que soncapitaine projetait de piller de son trésor un navire englouti,d’autres qu’il avait en vue un acte de pure piraterie, neconsistant en rien moins que de saborder un navire après en avoirmassacré l’équipage en plein océan ; d’autres enfin, qu’il seproposait de passer en contrebande dans quelque port des îles de laSonde un chargement considérable d’opium, en faisant la nique auxautorités douanières averties.

Quoi qu’il en fût, l’affaire en devait êtreune d’importance, car l’on sait maintenant que pour s’assurer dusuccès, Freeman avait fait chez Rabaya l’acquisition d’un talismanpuissant et d’un prix tout à fait inhabituel.

Quand Freeman alla acheter son talisman, il nes’aperçut pas que le Diable Volant sournoisement s’était attaché àses pas. Ni le capitaine ni le marchand hindou, d’ailleurs presqueaveugle, n’avaient vu le Malais se glisser dans le taudis de Rabayaet assister à leur entretien.

L’intrus dut entendre quelque chose qui remuaen lui tous ses instincts mauvais.

Plusieurs années après, Rabaya (que l’on m’eûtà peine persuadé de croire même sous la foi de son serment) meconta que le talisman qu’il avait vendu à Freeman en était un d’uneextraordinaire vertu. Pendant de nombreuses générations, il avaitété possédé par la famille de l’un des plus fiers rajahs de l’Inde,et les armes anglaises avaient échoué dans cette région de l’IndeOrientale tant qu’on n’eut pas réussi à le leur dérober. S’il étaitentre les mains d’une personne de grand caractère (et tel étaitFreeman, ainsi qu’il me le fit solennellement savoir), il nemanquait jamais de procurer le plus grand bonheur ; car, bienque le talisman possédât une puissance mauvaise en même temps, unepersonne digne se devait d’annuler le mal et n’en employer que lebien. Au contraire, ce talisman porté par un être méchant devenaitun instrument de mal des plus dangereux.

C’était une petite et très ancienne breloque,faite de cuivre et représentant un serpent grotesquement enrouléautour d’un cœur humain : le cœur était transpercé d’unpoignard, et l’un des replis du serpent était disposé en formed’anneau pour permettre de le suspendre. Ce talisman avait unehistoire merveilleuse, mais nous la réserverons pouraujourd’hui ; qu’il suffise de savoir que, étant passé dansbien des mains d’hommes méchants et d’hommes bons, il avaitentraîné autant de bienfaits que de calamités.

Il devenait utile et se trouvait en parfaitesécurité, me dit Rabaya, entre les mains d’un homme tel queFreeman.

Or, comme nul ne connaît le fonds et letréfonds de sa propre méchanceté, le Diable Volant, qui, comme mel’expliqua Rabaya, devait avoir entendu la conversation échangéeentre lui et Freeman, à l’occasion de leur transaction, se dit toutsimplement que, s’il s’assurait la possession du talisman, safortune serait faite : ne pouvant autrement s’en assurer lapossession, il le lui fallait voler.

En outre, il devait savoir le prix – cinqmille dollars en or – que Freeman avait payé pour la breloque etcela seul pouvait suffire à émouvoir la cupidité du Malais. L’ondit, en tout cas, qu’il s’arrangea pour voler le talisman etdéserter le brigantin.

Depuis cet instant jusqu’à la catastrophefinale, certains de mes renseignements sont plus vagues.

Je ne puis dire, par exemple, comment futcommis le vol, mais il est certain que Freeman ne s’en aperçut quebien plus tard.

Mais ce que Freeman ressentit vivement, ce futl’absence du Malais au moment où le brigantin levait l’ancre etlançait son amarre au remorqueur qui le devait emmener vers lahaute mer. Le Malais était un marin précieux ; le remplacer àsa juste valeur était à ce point impossible que Freeman décida,après de vaines heures de recherches et de retard regrettable, dequitter le port sans lui et sans en embaucher un autre à sa place.Ce fut le cœur gros, mais allégé toutefois par la confiante penséequ’il avait son talisman en sécurité sur lui, que Freeman descenditle chenal, le cap sur la Porte d’Or.

Durant ce temps, le Diable Volant avaitd’étranges aventures.

Sous un déguisement arrangé à la hâte, composéd’un costume de ville pouvant appartenir à un homme de la classeaisée et sous lequel il espérait passer pour un Japonais fortuné,cherchant gauchement à se familiariser avec les coutumes del’endroit, il surgit d’une misérable taverne des quais et sedirigea d’un pas tranquille jusqu’au sommet de Telegraph Hill defaçon à embrasser soigneusement toute la ville du haut de lacolline ; il lui était, en effet, urgent de savoir lameilleure route à prendre pour s’échapper.

De cette position élevée, il voyait nonseulement une grande partie de la ville, mais aussi la presquetotalité de la baie de San Francisco, et la ligne de côte, et lesvilles et les montagnes se dressant au delà. Son attention fut toutd’abord particulièrement sollicitée par l’« Ibis Bleu »,placé précisément en dessous de lui et qu’il voyait se balancerdoucement sur ses ancres au bas de Lombard Street. À deux milles àl’ouest, il vit les arbres masquant la caserne et la résidence dugénéral commandant de place sur le haut promontoire de Black Point.Ces arbres lui inspirèrent l’idée d’aller demander abri à leurombre, jusqu’à ce que la venue de la nuit lui permît de se frayerfacilement une route le long de la presqu’île de San Franciscojusqu’aux montagnes bleues de San Mateo qu’il apercevait auloin.

Certain que Freeman le ferait rechercher, maissupposant très justement que ces recherches ne dépasseraient pasles limites des docks, il pensait que ce ne serait point malaisé des’échapper.

Ayant maintenant ses renseignements, le Malaisse disposait à descendre le versant nord de la colline, quand ilobserva un inconnu appuyé contre le parapet qui couronnait lahauteur. L’homme semblait le guetter. Ne réfléchissant pas que sonapparence singulière suffisait à légitimer cet examen, des soupçonslui vinrent ; il redouta, bien qu’à tort, d’avoir été suivi,car l’étranger était venu là quelques instants seulement après lui.Affectant un air d’indifférence, il se dirigea, tout en flânant ducôté de l’étranger et, une fois près de lui, avec l’agilité et laférocité d’un tigre, il s’élança et lui plongea la lame d’uncouteau dans les côtes.

L’étranger s’affaissa avec un cri sourd, et leMalais s’enfuit.

Par une curieuse coïncidence, l’inconnu étaittombé devant un trou que la négligence avait laissé creuser par lapluie sous le parapet. Dans les affres de la mort il se débattit etses mouvements désordonnés engagèrent le corps dans l’ouverture.Ceci fait, la pente à cet endroit étant particulièrement escarpée,il roula, et la rapidité de la descente s’accroissant à chaquebond. Sur ce versant escarpé sont assez pittoresquement perchéesplusieurs villas. Mme Armour, propriétaire de l’uned’entre elles, était assise près d’une fenêtre dans une chambre dederrière, occupée à coudre, quand elle fut stupéfaite de voir unhomme voler par sa fenêtre. Il était lancé avec une telle violencequ’il creva la mince cloison qui séparait la chambre d’une piècecontiguë et vint s’affaler masse informe, au pied du mur en face.Mme Armour appela au secours. Il s’ensuivit une grandeperturbation, mais on fut quelque temps avant d’établir unerelation entre la chute du cadavre et le meurtre commis sur leparapet. La police montra cependant beaucoup d’activité et bientôtune douzaine d’agents s’élançaient sur les larges traces que lemeurtrier avait laissées de sa fuite le long de la colline.

Peu de temps après, le Malais se trouvait aumilieu des piles de ballots encombrant le quai septentrional. Delà, ayant repris haleine, il se dirigea d’un pas tranquille versl’ouest, passa derrière un chantier et franchit une petite plage desable, où des mères et des nourrices promenaient des enfants.

Le diabolique esprit du mal qui travaillait lemisérable (et que Rabaya ensuite expliqua par sa possession dutalisman), rendu encore plus audacieux par l’idée que le charme leprotégeait contre tout danger, le poussa à voler un petit réticuleplacé sur un banc près d’une dame bien mise. Il l’emporta, puisplus loin l’ayant ouvert, fut ravi d’y trouver de l’argent et desbijoux. À ce moment, un des enfants qui avait remarqué le vol duMalais, attira sur lui l’attention de la dame.

Elle s’élança à sa poursuite, poussant descris qui eurent tôt fait de vider quelques cabarets voisins peudistants, d’une foule de clients qui coururent sur ses pas.

Le Malais bondissait avec une vitesse quipromettait de laisser loin en arrière tous ceux qui lepoursuivaient, quand, au moment où il passait devant un grandétablissement de bains, un agent ayant tiré sur lui un coup derevolver, la balle le fit tomber sur les genoux.

La foule rapidement l’entoura.

Le criminel réussit à se remettre tant bienque mal sur pied, puis se précipitant férocement sur un individudevant lui, lui plongea son couteau dans le corps, et, reprenant sacourse, disparaissait bientôt dans les ruines d’une vieilleconstruction, située au pied d’un cap de sable, sur le bord del’eau.

On suivit quelque temps sa piste au milieu desruines, grâce aux gouttes de sang qu’il laissait sur son passage,et puis on le perdit. On supposa qu’il avait gagné un vieux moulinde Black Point.

Comme cela se passe chaque fois qu’une foulepoursuit un criminel en fuite, la poursuite était folle etdésordonnée, de sorte que, si le Malais avait au delà des ruineslaissé quelque trace, elle eût été vite effacée par le piétinementde tant de pieds.

Il n’y avait dans la foule qu’un seul agent depolice, mais d’autres mandés par téléphone, accouraient de tous lescôtés. Pendant quelque temps des renseignements confus etcontradictoires déroutèrent les agents, mais ils formèrent bientôtune longue ligne en demi-cercle, allant de North Beach jusqu’à lanouvelle usine à gaz, bien au delà de Black Point.

C’est à peu près à ce moment-là que lecapitaine Freeman leva l’ancre.

Le sommet de Black Point est couronné par degrands eucalyptus que le Diable Volant avait vus du haut deTelegraph Hill. Une haute barrière, qui enclot la maison dugénéral, s’étend tout du long du promontoire jusqu’au bord. Unfactionnaire se promenait de long en large devant la porte desjardins, arrêtant tous ceux qui n’étaient point munis d’unlaissez-passer. Le factionnaire avait vu la foule et dans lelointain avait remarqué les boutons de métal des agents, luisantsous les rayons du soleil couchant.

Le factionnaire se demanda ce qui sepassait.

Tandis qu’il était ainsi occupé, il vit unpetit homme, bronzé, maigre, surgir dans la direction du vieuxmoulin au pied du promontoire.

L’étranger se dirigea droit vers lui.

– On n’entre pas, dit le factionnaire, àmoins d’un laissez-passer.

– D’un quoi ? demandal’étranger.

– D’un laissez-passer, répéta le soldatqui, s’apercevant alors qu’il avait affaire à un étrangerconnaissant mal la langue, s’efforça de lui donner des explicationspar signes, gardant toujours son arme sur l’épaule.

L’étranger, dont les yeux brillants causaientune sensation étrange au factionnaire, fit un signe de tête etsourit.

– Oh ! dit-il, j’en ai un !

Il mit la main à sa poche, tout en s’avançantet en lançant à l’entour un regard rapide.

L’instant après, le soldat s’affaissait, lagorge ouverte.

Le Malais se glissa dans les jardins etdisparut derrière une charmille.

Ce ne fut guère qu’une heure après, lorsquesurvinrent la foule et les agents, qu’on découvrit le cadavre dumalheureux soldat. On sut alors que l’audacieux criminel n’étaitpas loin. Le clairon sonna et les soldats s’élancèrent dans la courde la caserne.

On fouilla tous les coins et recoins.

Il y eut probablement un gros sentiment desoulagement chez plus d’un, quand on annonça que le malfaiteurs’était échappé par eau et que la marée descendante l’entraîneraitrapidement dans le chenal vers la haute mer.

On le voyait distinctement dans un petitcanot, se dirigeant autant qu’il lui était possible au moyen d’uneplanche grossière qui lui tenait lieu d’aviron.

Voici comment s’était effectuée sa fuite.

En entrant dans les jardins, il avait encourant suivi la grille orientale, caché par les arbres, jusqu’àune barrière transversale, séparant les jardins des communs. Ilavait d’un bond franchi cette barrière et là s’était trouvé en faced’un énorme et formidable dogue.

Il avait tué l’animal et cela de la manière laplus hardie, – en l’étouffant. Il y avait des traces d’une longueet terrible lutte entre l’homme et le dogue. La raison probablepour laquelle l’homme n’avait pas, cette fois eu recours aucouteau, se trouvait dans la nécessité où il avait été de réduirela bête au silence et ensuite dans son obligation d’employer lesdeux mains pour conserver l’avantage.

Après s’être débarrassé du chien, le DiableVolant, quoique blessé, avait accompli un exploit digne de sonsobriquet : il avait sauté le dernier mur. Au pied dupromontoire, il avait trouvé un canot amarré par une chaîne à unpoteau fiché dans le sable. Il n’y avait pas d’autre moyen dedétacher l’embarcation que de déterrer le poteau, et c’est cequ’avait fait le Malais en se servant de ses seules mains ;puis, embarquant chaîne et poteau, il avait fait démarrer le canot,en se servant d’une planche trouvée sur la plage, et s’était laisséemporter par la marée.

Quelques instants après on le découvrait dufort, mais il était si loin et on était si incertain de sonidentité que les canonniers hésitèrent à tirer sur lui.

Deux faits dramatiques se passèrent alors.

À l’encontre du canot à la dérive marchait unépais banc de brouillard venant de la haute mer. Le meurtrier sedirigeait droit dessus, pagayant vigoureusement avec le jusant. Sile brouillard l’enveloppait, il se perdrait dans le Pacifique ou sebriserait presque certainement sur les rochers, et cependant ilcourait à cette destinée de toutes ses forces. C’est ce qui toutd’abord convainquit les agents à sa poursuite que c’était bien leurhomme ; aucun autre ne se serait risqué à suivre une route sidangereuse. En même temps, la lunette d’un soldat de marine,dissipa tous les doutes.

On donna l’ordre de tirer sur lui.

Un canon de six gronda et des éclats du canotvolèrent ; mais son possesseur, d’un air de bravadeprovocante, se dressa dans l’embarcation et agita les bras avecdéfi. Le canon de six lança alors un obus à répercussion et aumoment où le fragile canot entrait dans le brouillard, il fut briséen mille miettes.

Quelques-uns des curieux jurèrent positivementqu’ils avaient vu le Malais se débattre dans les flots après ladestruction du canot, avant qu’il fût enveloppé par le brouillard,mais le fait parut invraisemblable. Quelques instants après latranquillité était revenue et les agents avaient regagné leurspostes.

Le second fait dramatique doit, dans unegrande mesure, rester matière à supposition, mais uniquement àcause de la bizarrerie des témoignages.

Le grand canon d’acier, employé au fort pourannoncer le coucher du soleil, perçait de sa gueule noire lebrouillard. L’eût-on, pour tirer, armé d’un boulet ou d’un obus, leprojectile eût été labourer le flanc des collines qui se dressaientde l’autre côté du chenal. Mais le canon n’était jamais chargéainsi : une charge à blanc était suffisante pour lui permettrede remplir sa fonction. Le calibre de la pièce était tel qu’unenfant ou même un homme de petite taille eût pu se glisser dedans,s’il avait osé risquer un jeu aussi dangereux.

Il y a trois faits qui indiquent que le fuyardavait échappé vivant à la destruction de son embarcation et que,grâce au brouillard, il avait pu sain et sauf atterrir sur lesrochers perfides au pied du promontoire hérissé de canons.

Le premier est suggéré par le canonnier qui,ce jour-là, fit partir la pièce, deux ou trois heures après que lecanot du malfaiteur eut été mis en miettes ; encore ce faitn’eût-il dans d’ordinaires circonstances attiré aucune attentionet, en somme, ne s’en vit prêter que longtemps après, quand Rabayadéclara avoir reçu la visite de Freeman, qui lui avait raconté lesdeux autres bizarres coïncidences.

Le canonnier relata que, ce jour-là, lorsqu’iltira le canon, la pièce eut un recul tout à fait inexplicable,comme si elle avait été chargée d’autre chose que d’une simplecartouche à blanc. Mais il avait lui-même chargé la pièce et étaitcertain de n’avoir rien glissé d’autre dans le canon. À l’époque ilse déclarait parfaitement incapable d’expliquer le recul quis’était produit.

C’est à Rabaya que je dus de connaître lesecond fait.

Freeman lui conta que dans l’après-midi de cemême jour, comme il se faisait remorquer, il avait rencontré unépais brouillard, au moment où quittant la baie il entrait dans lechenal. Le remorqueur n’avançait que lentement. À l’instant où sonbrigantin arrivait à la hauteur de Black Point, il entendit gronderle canon annonçant le coucher du soleil et, immédiatement aprèsd’étranges débris s’abattirent sur le bâtiment, placé exactementdans le plan vertical de la portée du canon. Il avait navigué surbien des mers et vu bien des genres de pluies, mais celle-cidifférait de toutes les autres. Des fragments d’une substancecollante tombèrent sur le pont et s’accrochèrent aux voiles et auxvergues. On eût dit de la chair coupée en lambeaux menus, mêlée àdes parcelles d’os broyés, avec ici et là un bout d’étoffe. Cesfragments qui rappelaient donc les chairs, étaient d’un rougenoirâtre et sentaient la poudre. Cette pluie donna au capitaine età son équipage la chair de poule et les fit trembler ;l’équipage fut même déprimé, au point que le capitaine Freeman dutavoir recours à une exceptionnelle sévérité pour réprimer unemutinerie, tant les hommes avaient peur de se risquer en mer sousun si terrible présage.

Le troisième fait n’est pas moinssingulier.

Tandis que Freeman arpentait le pont ets’efforçait de rassurer son équipage, il heurta du pied un petitobjet métallique, tout barbouillé, gisant sur le pont. Il leramassa et constata qu’il avait aussi une odeur de poudre. L’ayantnettoyé, quelle ne fut pas sa stupéfaction de constater que c’étaitprécisément le talisman que, ce même jour, il avait acheté àRabaya. Il se refusa à croire que c’était bien le même, tant qu’iln’eut pas cherché l’autre et découvert qu’il lui avait étéréellement volé.

Il suffit d’ajouter qu’on ne revit jamais leDiable Volant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer