Le Singe, l’idiot et autres gens

II

L’homme dans le canot, tête nue et le corpspresque nu sous le soleil brûlant, adressait de la sorte quelqueobjet qu’il voyait proche de lui dans les flots :

– Voyons. Oui, je crois bien que voilàquatre jours environ que nous voyageons de compagnie, mais je n’ensuis pas tout à fait sûr. Vois-tu, sans toi, je serais mortd’isolement… Dis-moi, n’as-tu pas faim aussi ? J’avais faim ily a quelques jours, mais maintenant je n’ai plus que soif. Là, tuas l’avantage sur moi, car tu n’as jamais soif. Pour ce qui estd’avoir faim… ah, ah, ah ! Qui entendit jamais parler d’unrequin qui ne fût pas affamé ? Oh, je sais fort bien ce que tupenses, mon camarade, mais nous avons le temps encore. Cela me faitpeine de troubler nos agréables relations actuelles. C’est-à-dire,– tiens, je vais faire de l’esprit – je préfère nos relationsextérieures à une intimité intérieure trop grande. Ah, ah,ah ! Je savais que cela te ferait rire, rusé coquin !Quel vieux requin sournois et patient tu fais ! Sais-tu bienque si tu n’étais pas flanqué de ces nageoires gauches, que si tun’avais pas là quelque part sous la partie inférieure du corpscette bouche effroyablement laide et un aussi grotesque écart entreles yeux, et que tu t’en allasses sur terre essayer de rivaliserd’intelligence avec les diverses et amusantes espèces de requinsqui y abondent, ta patience à poursuivre un avantage manifeste teferait millionnaire au bout d’un an ! Pareille idée peut-ellepénétrer ton crâne épais, l’ami ?

» Là, là, là ! Ne te retourne pascomme ça et ne fais pas le nigaud en ouvrant ta jolie bouche et enéblouissant ce soleil de midi de l’éclat de ton ventre blanc. Je nesuis pas encore prêt. Dieu, que j’ai soif ! Dis-moi, as-tujamais ressenti ça ? As-tu jamais vu d’aveuglantes lueurs tedéchirer le cerveau et noircir le soleil ?

» Tu n’as pas encore répondu à maquestion. C’est une question hypothétique – hypothétique, oui.C’est bien ce que je voulais dire. Une question hypo –hypothétique. Une question, oui, c’est bien cela.

» Or, suppose que tu aies été un jeune etbeau requin à la tête folle, que tu aies rendu ta mère inquiète etmalheureuse, que tu te sois adonné au jeu et que tu aies en sommemal tourné. Les requins, ça peut-il mal tourner ? Voilà quiest embarrassant. Oh, quel vieux requin stupidement, subtilementamusant, tu fais ! Tu es terriblement prudent. Ne montrejamais ton jeu, à moins d’être forcé d’abattre. Quel vieux coquinrenfrogné tu fais !

» Que tu aies mal tourné, en somme, etque te raidissant tu aies quitté la maison paternelle, résolu àfaire de toi un homme. Vois-tu un requin faire de lui unhomme ! Et puis – tout doux ! Ne t’anime pas. Je n’aifait que trébucher sans tomber tout à fait par-dessus le bord. Quemes gesticulations ne t’excitent pas et ferme la bouche,l’ami ! Tu n’es pas joli quand tu souris de la sorte. Jedisais donc, oh !…

» Où en étais-je, mon vieux ! C’estheureux pour moi que tu ne saches pas grimper dans un canot, quandun homme est en pareil état. As-tu jamais été en un état pareil,mon camarade ? Tiens, comme ceci : Pouf ! et unegrosse flamme rouge dans la tête. Mais, n’importe, après un temps,ça s’éteint et la plus bizarre et la plus biscornue des tarières teperce le crâne, tandis que des millions de têtards de feu partenten l’air dans toutes les directions. Ne sois jamais dans cetétat-là, l’ami, si tu peux l’éviter. Mais voilà, jamais tu n’assoif. Voyons. Le soleil était par là, quand la flamme rouge m’aébloui, et le voici maintenant par ici. C’est un écart d’environtrente degrés. Il y a donc deux heures de cela.

» Nous disions donc que tu avais des amisdésireux de te rendre service, voulant te tirer d’affaire et fairede toi un homme. Ils s’étaient assurés de la situation exacte d’unmerveilleux trésor enseveli dans une île du Pacifique. Parfait. Ilste savaient doué de quelques-unes des qualités requises pour uneexpédition de ce genre, – te connaissaient pour un risque-tout,comme n’ayant peur de rien – et autres qualités de même acabit. Tucomprends, l’ami ? Eh bien, les voilà qui tous prêtent desserments longs comme le bras – longs comme ton – oh, bon !vois-tu un requin avec un bras ! Ah, ah, ah ! longs commele bras ! Pardonne à ma gaieté, mon vieux, mais j’ai besoin derire. Ah ! Ah ! Ah !

» Alors, vous jurez tous – toi et lesautres requins. Ni mensonge, ni tromperie, ni escroquerie. Lepremier requin qui faute doit mander le maître d’équipage et s’enaller à la dérive dans une embarcation, avec un aviron pour toutpotage. Et ça, l’ami, après avoir engagé ta parole d’honneur sur latête de ta mère, sur ton Dieu, sur toi et tes amis, d’être unrequin probe et loyal. Ce n’est pas le soleil ardent qui te brûleet te couvre d’ampoules, qui transforme la moelle de tes os en unecoulée de métal et ton sang en une lave sifflante, – ce n’est pasle soleil ardent qui fait mal ; ni la faim qui ronge etdéchire tes intestins, ni la soif qui change ton gosier en unentonnoir d’acier en fusion, ni les rouges flammes aveuglantes dansla tête, ni de rester couché comme mort seul au fond d’un canot,tandis que le soleil saute de trente degrés dans l’espace, ni lemillion de têtards embrasés jaillissant dans les airs. Non, toutcela ne fait pas autant de mal que quelque chose d’infiniment plusprofond et plus cruel – c’est la parole d’honneur sur la tête de tamère, sur ton Dieu, sur toi et tes amis, à laquelle tu as manqué.C’est ça qui fait mal, l’ami !

» C’est un peu tard, mon vieux, pourrecommencer sa vie, quand on est à l’article de la mort, et pourprendre de bonnes résolutions quand il n’est plus possible d’êtremauvais. Mais, c’est notre affaire, la tienne et la mienne. Et àcette heure nous ne discutons pas notre choix de l’utilité de ladroiture. Je n’aime pas cette raillerie de tes yeux. Je n’ai qu’unaviron et je te le briserais volontiers sur la tête si tuapprochais seulement d’un mètre…

» Ah, tu as cru que j’allais faire laculbute n’est-ce pas ? Vois, j’ai le pied solide quand jeveux. Mais je n’aime pas cette raillerie de tes yeux. Tu ne croispas au repentir des mourants, hein ? Tu n’es qu’un misérable,tu n’es qu’un vil et bas réprouvé. Tu railles les affirmations d’unhomme qui peut et veut être honnête enfin et se présenter devantson Créateur en toute humilité, mais cependant en homme. Allons,l’ami, nous allons voir qui de nous deux sera le plus honnête. Joueton courage contre le mien et risque ta vie en même temps que toncourage. Nous allons voir le plus honnête de nous deux, car je vousle dis, M. le requin, nous allons jouer, et notre enjeu sera notrevie avec notre honneur.

» Approche un peu et surveille la donne.Non ? Tu as peur de l’aviron, lâche sournois ! Tu seraisun honorable requin enfin, si cet aviron te fendait le crâne. Tuvois cette carte de visite, rusé coquin ? Regarde-la bien,tandis que je la tiens en l’air. Il y a d’un côté des caractèresd’imprimerie ; c’est mon nom, ce sera face et mon côté. Leverso est blanc ; ce sera pile et le tien. Or, je vais jetercette carte dans les flots. Si elle tombe face, je gagne ; sielle tombe pile, tu gagnes. Si je gagne, je te mange ; si tugagnes, tu me manges. Est-ce convenu ?

» Écoute encore. Je puis, tu vois, jeterune carte de manière à la faire tomber de tel ou tel côté à monchoix. Ce ne serait pas juste. Car, cette dernière partie de ma viese doit jouer honnêtement. J’en corne donc un coin de ce côté-ci,et un autre par là. Quand on jette une carte ainsi cornée, il n’estpas de requin au monde, qu’il ait des bras ou des nageoires, quipuisse dire de quel côté elle tombera. C’est donc là un petit jeudes plus honnêtes, mon vieux, et il va résoudre le petit malentenduqui, depuis quatre jours existe entre nous, en supprimant certainécart – un écart de dix ou quinze pieds.

» Tu as bien compris. Si je gagne, tudois venir le long de l’embarcation et je te tue et je te mange.Cela pourra me soutenir jusqu’à ce qu’on me rencontre. Si tu megagnes, hop ! je saute et tu me manges. En es-tu ? Ehbien, allons-y, question de vie ou de mort… Ah, tu as gagné !Et nous avions notre honneur pour enjeu !

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