Le Singe, l’idiot et autres gens

UNE VENGEANCE ORIGINALE

Je reçus un jour une lettre d’un soldat, nomméGratmar, appartenant à la garnison de San Francisco. Je ne leconnaissais que fort peu : notre connaissance était née del’intérêt qu’il avait pris à certains articles que j’avais publiéset qu’il avait une manière à lui d’appeler « des étudespsychologiques ». C’était un beau gars, rêveur, romanesque,fier comme un lis, sensible comme un bluet.

Par quel caprice insensé avait-il été poussé às’engager, je ne l’ai jamais su ; mais ce que je savais enrevanche, c’est qu’il n’était pas là à sa place et j’avais prévuque son grossier entourage devait avec le temps, faire de lui undéserteur ou un meurtrier, ou le conduire au suicide.

La lettre tout d’abord paraissait êtrel’épanchement d’un désespoir farouche, car elle m’informaitqu’avant même que je l’eusse reçue, son auteur serait mort de sapropre main. Mais après avoir lu plus loin j’en comprisl’esprit ; je me rendis compte du projet froidement conçuqu’elle révélait et du terrible but qu’il se proposait. Le pire ducontenu de la missive était l’avis qu’un certain officier (et ildonnait son nom) l’avait poussé à cet acte et qu’il sesuicidait dans la seule intention d’acquérir par là le moyen de sevenger de son ennemi !

J’appris plus tard que l’officier avait reçuune épître semblable.

Le cas était si embarrassant que je m’assispour réfléchir aux singularités de mon correspondant.

Il m’avait toujours paru un peu déséquilibré,et lui eussé-je montré plus de sympathie, il serait sans aucundoute entré plus avant dans les confidences et m’aurait exposécertains problèmes qu’il prétendait avoir résolus concernant la viedans l’au-delà.

Une chose qu’il m’avait dite me revint préciseà la mémoire : « Si seulement je pouvais surmonter cetamour de la vie, purement grossier et animal, qui nous fait touséviter la mort, je me tuerai, car je sais combien je pourrais êtreplus puissant comme esprit que comme homme. »

Son mode de suicide fut saisissant et telqu’on le pouvait attendre d’un si bizarre caractère.

Évidemment plein de mépris pour la flagorneriedes enterrements, il était entré dans une petite casemate situéedans un bastion près de la poudrière militaire et avec de ladynamite s’était fait sauter en un million de fragments, si bienqu’on ne trouva plus de son corps que de minuscules parcelles d’oset de chair.

Je tins secrète ma réception de sa lettre,voulant observer l’officier sans qu’il pût soupçonner mesintentions ; ce serait une admirable expérience du pouvoird’un mort et de son intention réfléchie de hanter un vivant, carc’est ainsi que j’en avais interprété le contenu.

L’officier à punir était un homme d’un certainâge déjà, petit, apoplectique, arrogant et irascible. Il était enquelque sorte assez généralement bienveillant pour leshommes ; mais c’était un esprit grossier et mesquin ;ainsi s’expliquait suffisamment la manière rude dont il avaittraité Gratmar qu’il ne pouvait pas comprendre, et ses efforts pourbriser le caractère de ce jeune fou.

Peu de temps après ce suicide, mon attentivesurveillance se rendit compte de certains changements survenus dansla conduite de l’officier. Sa colère, bien que continuant d’êtresporadique, développa une disposition ayant quelques-unes descaractéristiques de la sénilité, et cependant il était encore enpleine maturité et passait pour vigoureux. Célibataire, il avaittoujours vécu seul ; bientôt il se mit à éviter la solitude lanuit et à la rechercher le jour. Les officiers, ses camarades, leplaisantèrent ; il riait alors d’une façon un peu niaise etforcée, toute différente de sa manière de rire habituelle, et même,en certaines occasions, rougissait tellement que son visagedevenait pourpre. Sa vigilance et sa sévérité militaires serelâchaient parfois étonnamment et à d’autres moments s’exagéraienten une inutile acerbité ; sous ce rapport, sa conduiterappelait assez celle d’un homme ivre qui, se sachant ivre, feraitun effort désespéré pour paraître de sang-froid.

Ces faits, et d’autres encore, indiquant unecertaine tension d’esprit, ou quelque terrible appréhension, oupeut-être quelque chose de pire encore, étaient observés en partiepar moi et en partie par un officier intelligent dont je m’étaisassuré le concours, pour mieux surveiller mon homme.

Pour être plus précis, le malheureux avait étésouvent vu tressaillant brusquement ; d’un air alarmé, ilregardait vivement autour de lui, puis lançait quelqueinintelligible réponse monosyllabique, comme à une imperceptiblequestion que lui aurait posée une personne invisible. Le bruits’était également répandu qu’il était maintenant la proie decauchemars, et qu’au milieu de la nuit on pouvait l’entendre hurlerde la plus lamentable manière, effrayant prodigieusement sesvoisins. Après ces alertes, il se redressait brusquement dans sonlit, le visage, ordinairement vermeil, exsangue, les yeux vitreuxet brillants, la respiration coupée de soupirs convulsifs et lecorps trempé d’une sueur froide.

Dans la garnison, on ne tarda pas às’apercevoir de ces changements, mais ceux (et en général c’étaientdes femmes) qui osaient lui témoigner de la sympathie ou suggérerun tonique, essuyaient de si violentes rebuffades qu’ilsbénissaient le ciel d’échapper vivant au torrent de ses reprocheset de ses récriminations. Le médecin-major de son bataillon, auxmanières très bienveillantes, et le colonel, homme d’allures digneset sérieuses, ne reçurent en échange de leur sollicitude que peu deremerciements. Bien clairement ce vaillant officier qui s’étaitbattu comme un bouledogue dans deux guerres et avait pris part àcent batailles, souffrait extrêmement d’une inexplicablemaladie.

Le nouveau fait extraordinaire qui seproduisit fut sa visite un soir (elle ne fut pas suffisammentcachée pour dépister ma vigilance) chez un médium, –extraordinaire, parce que toujours il avait tourné en ridicule lessoi-disantes communications avec les esprits.

Je le vis comme il sortait de chez lemédium.

Il avait le visage pourpre ; les yeuxterrifiés, lui sortaient de la tête ; sa démarche étaitchancelante. Un agent, témoin de son malaise, s’empressa de luiporter secours, mais l’officier d’une voix rauquedemanda :

– Vite, un fiacre.

Il y tomba, plutôt qu’il ne s’assit et se fitreconduire au bastion, où il logeait, en dehors de la ville.

Je gravis rapidement l’escalier du médium.C’était une femme que je trouvai gisant inanimée sur le plancher.Bientôt, grâce à mes soins, elle revenait à elle, mais son étatconscient m’effraya presque plus que l’autre. Tout d’abord elle meconsidéra avec frayeur et s’écria :

– C’est horrible à vous de le poursuivreainsi !

Je l’assurai que je ne poursuivais qui que cefût.

– Oh ! je croyais que vous étiezl’esp… je veux dire… je… oh ! il se tenait précisément où vousêtes, s’écria-t-elle.

– Je le crois volontiers, dis-je, maisvous voyez bien que je ne suis pas l’esprit du jeune homme.Toutefois, je suis très au courant de l’affaire, madame, et, si jepuis être utile en ces circonstances, je vous serai reconnaissantde m’en informer. Je sais que notre ami est persécuté par un espritqui le visite fréquemment, et je suis certain que, par votreintermédiaire il lui a fait savoir que la fin était proche et quela mort de notre vieil ami doit revêtir une forme terrible. Est-ilquelque chose que je puisse tenter pour empêcher ledrame ?

Un silence horrible suivit : elle meregardait fixement.

– Comment savez-vous tout cela ?murmura-t-elle enfin.

– Peu importe. Quand le drame aura-t-illieu ? Puis-je l’empêcher ?

– Oui, oui, s’écria-t-elle. Il aura lieucette nuit même ! Mais nul pouvoir terrestre ne le pourraempêcher !

Elle s’approcha de moi et me regarda avec uneexpression de la plus profonde terreur.

– Dieu tout-puissant ! Que vais-jedevenir ? Il doit être assassiné, comprenez-vous – assassinéde sang-froid par un esprit, – et il le sait et moi, je lesais ! S’il en a le temps, il le dira à ses camarades de lagarnison et tous croiront que j’y suis pour quelque chose !Oh ! c’est terrible, terrible ! et pourtant je n’ose direun mot à l’avance – aucun d’entre eux ne voudrait croire ce quedisent les esprits et ils s’imagineront que je suis complice dansle meurtre.

L’angoisse de cette femme faisait peine àvoir.

– Soyez certaine qu’il n’en dira rien,lui dis-je ; et si vous retenez votre langue, vous n’aurezrien à craindre du tout.

Je réussis ainsi, en ajoutant en hâte quelquesmots de consolation, à la calmer et je m’empressai de partir.

C’est que j’avais en perspective quelque chosed’intéressant : ce n’est pas souvent qu’il est donné d’êtretémoin d’un meurtre du genre de celui-là ! Je courus chez unloueur, pris un cheval rapide, l’enfourchai et à toute bride medirigeai du côté du bastion. Le fiacre avait de l’avance sur moi,mais ma monture était bonne et ses flancs se ressentaient de monimpatience. Quelques kilomètres d’une poursuite folle m’amenèrenten vue du fiacre au moment où il traversait un sombre ravin près dufortin. Comme je me rapprochais, il me sembla que le fiacreoscillait et qu’une ombre s’en échappait pour s’enfuir à travers lerideau d’arbres bordant la route, le long du ravin. Je ne metrompais certes pas relativement à l’oscillation, car la secousseavait attiré l’attention stupide du cocher. Je le vis tourner latête d’un air alarmé et puis tirer brusquement sur ses guides.

Au même instant je le rejoignis etm’arrêtai.

– Est-ce qu’il y a quelque chose ?demandai-je.

– Je ne sais trop, grommela-t-il,descendant de son siège ; j’ai senti la voiture balancer et jevois que la portière est ouverte. Bien possible que le client sesoit cru assez dégrisé pour faire le reste à pied sans vouloir medéranger ni moi ni sa bourse.

Durant ce temps, j’avais également mis pied àterre ; je frottai une allumette et à sa lueur nous aperçûmes,par la portière ouverte, le « client » ramassé surlui-même au fond de la voiture, la tête renversée, et le mentonmaintenu par la poitrine, adossé qu’il était à l’autre portière, neformant plus qu’une masse grossière et informe. Nousl’appelâmes ; il ne remua ni ne parla. Nous nous hâtâmes alorsde monter dans la voiture et de le placer sur la banquette, mais satête roulait de droite et de gauche complètement inerte. Unenouvelle allumette nous fit voir un visage mortellement pâle et desyeux grands ouverts qui regardaient fixement sans rien voir.

– Vous ferez mieux de conduire le corpsau quartier général, dis-je au cocher.

Au lieu de le suivre, je regagnai la ville demon côté, reconduisis ma bête à l’écurie, et tout droit m’allai memettre au lit. Ceci explique l’information des journaux relative au« mystérieux cavalier » que le magistrat chargé del’enquête ne put jamais retrouver.

Environ un an après je reçus de Stockholm,Suède, la lettre suivante :

« Cher Monsieur, je lis depuis quelquesannées vos remarquables études psychologiques avec le plus vifintérêt, et je me permets de proposer un sujet à votre talent. Jeviens dans une bibliothèque d’ici de trouver un journal daté d’il ya environ un an, qui rend compte de la mort mystérieuse d’unofficier dans un fiacre. »

Puis suivaient les détails, tels que je les aidonnés, et ce même thème de vengeance posthume que j’ai adopté dansl’exposition des faits.

Certaines personnes pourront considérer commetrès remarquable la coïncidence entre l’inspiration de moncorrespondant et ma propre manière de voir, mais il estvraisemblablement bien d’autres faits merveilleux en ce monde etaucun d’eux ne m’étonne plus. Plus extraordinaire encore me sembleson idée que dans l’explosion de dynamite un chien ou un quartierde bœuf pouvait tout aussi bien avoir été mis en pièces qu’un hommeprojetant de se suicider, que l’homme pouvait en somme ne pass’être suicidé du tout, mais pouvait avoir joué la comédie dusuicide afin de rendre plus efficace une persécution physique quedevait terminer un assassinat commis par l’individu vivant, quiaurait lui-même tenu le rôle d’esprit. La lettre suggérait même uneentente préalable avec un médium, et je vois là encore une assezbizarre coïncidence.

Le but avoué de cette lettre était de meproposer le sujet d’une autre de mes « étudespsychologiques » ; mais je trouve que c’est là unequestion d’un caractère trop sérieux pour la traiter avec lalégèreté qui convient à la fiction. Si ces faits et cescoïncidences se trouvent moins embarrassantes pour d’autres quepour moi, ce serait rendre un précieux service à l’humanité que delui signaler telle solution qu’un esprit plus perspicace que lemien aurait su en dégager.

La seule et la dernière révélation que je soisactuellement susceptible de faire, c’est que mon correspondantavait signé sa lettre « Ramtarg » – nom qui sonnebizarrement, mais qui, pour ce que j’en sais, peut être fortrespectable en Suède. Et pourtant il y a dans ce nom quelque chosequi me hante sans cesse, tout comme un de ces rêves étranges quenous savons avoir rêvés et dont il nous est pourtant impossible denous souvenir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer