Le Singe, l’idiot et autres gens

UNE FEMME DE MARBRE

Il ne m’arriva qu’une fois dans ma vie de nepas trouver le Dr Entrefort en pleine possession de sesfacultés. La cause première de cet égarement pourrait bien être lesujet d’une fort intéressante histoire, montrant sous un joursingulier l’un des nombreux côtés de cet homme étonnant, mais notrerécit n’a d’autre but que de narrer simplement les conséquences decet état d’esprit.

Son domestique de confiance me vint un soirtrouver, tout désolé, et en grand embarras, pour m’avertir que ledocteur me priait instamment de me rendre chez lui sans tarder.

Maintes fois déjà il m’avait ainsi faitmander, car le Dr Entrefort et moi, bien que poursuivantdans la vie des routes très différentes, nous nous étionsétroitement liés par similitude de caractère et placions l’un dansl’autre une mutuelle confiance. Mais cette fois la manière d’êtredu domestique m’amena à penser qu’il s’était passé quelque chosed’insolite, et je le pressai de me donner des explications. Lediscret serviteur retint sa langue et très sincèrement me dit que,sans aucun doute, le Dr Entrefort me mettrait de suiteau courant de la question.

Je trouvai le Dr Entrefortparcourant fiévreusement sa chambre à coucher, dans un état detrouble nerveux complet.

Il avait, par-dessus sa chemise de nuit, passéune robe de chambre et le lit défait disait assez qu’il s’étaitrelevé après s’être couché. Il avait la figure rouge ; sesyeux brillants lui dansaient dans la tête, et l’état d’agitation deson système musculaire témoignait clairement d’un sérieux désordremental.

Mon arrivée parut vivement le soulager.

– Je croyais que vous ne viendriezpas !

Tels furent les mots dont il me salua à monentrée, d’un air essoufflé, comme s’il eût parcouru trop vitequelque longue distance. Puis il congédia son domestique pour lanuit, ferma sa porte à clé et se jeta bruyamment sur une chaiselongue où il resta quelques minutes haletant, faisant effort pourse maîtriser.

Je fus tellement alarmé de voir cet ami en unpareil état que je lui demandai s’il n’était point malade et s’ilne valait pas mieux, dans ce cas, mander immédiatement un de sesconfrères.

– Non, s’écria-t-il, effrayé. Non, pourl’amour de Dieu ! J’ai quelque chose – je ne sais quoi. End’ordinaires circonstances on serait dans l’impossibilité de mefaire peur. Vous m’avez vu dans les situations les plus critiqueset jamais, vous le savez, mes nerfs n’ont faibli. Jamais de ma vie,je n’ai éprouvé les terribles et étranges sensations qui semblentmaintenant me les tendre tous à les briser. Je suis en ce momentfou – voilà tout. J’ai besoin de votre bonne présence, de votresympathie, de votre société. J’avais l’esprit suffisamment sainpour vous envoyer chercher à temps. Non, je n’ai nul besoin d’unmédecin. Pourquoi en aurais-je besoin ? ajouta-t-il, melançant un regard méfiant.

Je lui conseillai de se recoucher et de semettre à l’aise, il refusa avec force. Ses manières étaient siétranges, si tourmentées, que je ne pouvais qu’en attendre lesrésultats pour déterminer la conduite à suivre.

Entrefort, avec circonspection écouta s’ilentendait un bruit dans le corridor, se redressa sur la chaiselongue et murmura :

– Il est arrivé un accident terrible. –ma statue est tombée ce soir, tandis que je l’époussetais, et lebras gauche s’est cassé juste au-dessus du coude.

Enfin se soulevait donc un coin du voilecachant ce mystère. Pour la première fois, depuis les longuesannées de notre intimité, Entrefort semblait sur le point de romprele silence ! Je retins mon souffle et j’essayai de dissimulermon impatience.

Que je me rappelai bien ce merveilleux morceaude marbre sculpté !

Déjà, j’avais eu un aperçu de l’histoire del’étrange et belle créature qu’il représentait ; mais ç’avaitété bien vague, quasi insaisissable, et jamais Entrefort n’avaitentrepris d’explication. Je savais qu’après que se fut répandu lebruit de sa mort, Entrefort s’était pendant longtemps sévèrementtenu à l’écart de tout, qu’en sortant de cette retraite il avaitparu singulièrement vieilli, abattu, cassé, et qu’il n’était quegraduellement revenu à sa condition normale d’enthousiasme sansborne et d’indomptable énergie ; et je savais encore qu’ilavait chez lui une statue de marbre de la jeune femme, et quec’était une œuvre d’une rare beauté, ainsi que d’une saisissanteressemblance. Je savais qu’il en avait un soin extrême, nepermettant à personne de l’approcher ou de la toucher, que dans sesvoyages il l’emmenait invariablement avec lui, veillant sur ellecomme si ç’avait été une créature sensible, l’emballant et ladéballant avec une incroyable patience et une infaillible adresse,la tenant toujours enfermée sous clé dans un cabinet ou, lorsqu’ille pouvait, dans une chambre particulière. Je n’ignorais pas nonplus que, chaque matin il posait sur une table près d’elle un vasede fleurs fraîches, et, que, parfois, il s’enfermait des heuresavec elle, pour reparaître en proie à la tristesse la plusprofonde.

C’était la statue d’une jeune femme dont lestraits dénotaient incontestablement une origine orientale.(Entrefort n’avait-il pas une fois prétendu, que seule uneorientale était susceptible de comprendre les qualités les plussubtiles de l’amour de l’homme et que les autres femmes n’envoyaient que l’impétuosité, l’égoïsme, l’avidité virile etimpérieuse ?) Elle représentait une femme de taille moyenne,parfaitement modelée et dont les formes étaient ornées de toute lagrâce, de toute la délicatesse particulière à ce sexe. L’attitudeétait le côté le plus frappant de l’œuvre. Dans la pose choisie parl’artiste, le bras droit se levait en un geste de supplicationangoissée, que soulignaient admirablement l’expression des yeuxgrands ouverts, l’écartement des lèvres et le mouvement en avant dela tête. Le bras gauche, qui semblait avoir été arrêté dans uneffort pour se lever et se tendre, était le seul point faible del’œuvre. Ce me paraissait une circonstance curieuse que c’eût étéprécisément ce bras, le mieux protégé en somme contre un accidentde ce genre, qui se fût brisé. Je n’avais pu trouver dans cemorceau la moindre caractéristique du talent de nos meilleurssculpteurs, permettant d’en désigner sûrement l’auteur : ilsemblait de beaucoup supérieur à tout ce qu’ils eussent puproduire. Entrefort n’avait jamais rien dit pouvant m’éclairer surce point.

– Oui, répéta Entrefort, le bras gauches’est brisé juste au-dessus du coude. Savez-vous ce que pour moicela signifie ?

Je fis de la tête un signe de dénégation.

– Cela signifie désespoir, celasignifie…

Il se rejeta sur la chaise longue, se tordant,grinçant des dents.

J’approchai ma chaise, lui pris la main et memis à lui parler doucement. Puis :

– Je ne vois pas, dis-je alors, ce qu’ily a là-dedans de si grave. Il est d’habiles ouvriers pourraccommoder un marbre brisé.

– Seul Dieu peut réparer cettefracture ! s’écria-t-il avec emportement.

– Entrefort, dis-je, lui parlant pour lapremière fois avec fermeté et d’un ton de menace ; à moins defaire effort pour vous maîtriser, d’ici une heure vous serezfou.

Ce coup droit le fit tressaillir.

– Ne suis-je pas fou déjà ?demanda-t-il, les yeux dilatés par la terreur. En est-il un d’entrenous qui soit jamais à l’abri de l’affreuse maladie ? Non, jesuis sain d’esprit, – seule une innommable terreur m’abat.Laissez-moi vous expliquer, et vous allez comprendre ; car,mon ami, j’ai grand besoin de votre sympathie et des consolationsde votre amitié.

» Je l’aimais, vivante, comme un homme demon tempérament ardent devait aimer la seule femme au monde qui aitété créée pour qu’il l’aimât de toute son âme. Avec votre caractèred’anglo-saxon, placide et accommodant, vous avez pu aimer une femmeou plus ; toutefois vous ne vous êtes jamais trouvé rencontrerla femme que vous deviez aimer de toutes les forces, et de toute laconstance de votre âme, – vous n’avez jamais réellement aimé unefemme. J’aimais cette femme. Elle était le cœur de mon cœur, l’âmede mon âme. Une grande force enveloppante d’une puissance et d’unedouceur infinies nous enserra en un même pli. Il y a, mon ami,entre hommes et femmes des degrés d’affinités. Qu’est-ce quel’affinité ? Une conformité mutuelle, ni plus ni moins. C’estaussi vrai en amour qu’en chimie. Deux molécules avec des élémentstotalement différents se combinent pour en former une troisièmeplus complexe que l’une ou l’autre d’entre elles, mais dont lespropriétés et les fonctions n’en sont pas pour cela moins stables.Dorénavant, elles opèrent à tout jamais comme si elles étaient une.Tel est aussi l’amour, l’amour parfait.

» Tel était l’amour qui nous haitliait. Il étaitaussi pur et aussi parfait de son côté que du mien. Mais le mienétait-il parfait réellement ? S’il l’était, comment se fait-ilque je l’amenai à cette fin terrible ? Était-il parfait,vraiment et l’inconcevable mal que je lui causai à elle et à moi,n’était-il qu’une partie du plan divin ? Qui peut lesavoir ? L’amour est la chose la plus lumineuse, la plusmystérieuse, la plus belle de ce monde, c’est le battement de cœurde la nature, le souffle de Dieu ! Qui osera mettre en doutesa sainteté, trouver vulgaires ses manifestations ? Latragédie dans laquelle s’engloutit mon amour n’était-elle que leplan divin qui en devait assurer l’immortalité ?

» Écoutez ; elle était siincomparablement belle que je désirai ardemment de toutes lesforces de mon être, perpétuer ses charmes célestes. Je savaisqu’avec le temps je devais vieillir et mourir, mais je voulais quele monde conservât à tout jamais sa glorieuse beauté. Dieu m’en esttémoin, nul mobile égoïste ne me poussait. Jamais, vous le savez,mon ambition insensée n’eut de bornes. Vous m’avez biencompris.

» Je fus franc avec elle, car, sansfranchise, il ne peut y avoir d’amour.

» Je lui dis ce que je désirais faire. Jen’oublierai jamais le regard surpris et amusé qui éclaira saphysionomie. Elle me gronda de vouloir poursuivre une chimère, etdit que c’était impossible – impossible, entendez-vous ? –pour moi ! Et elle me dit qu’elle préférerait infiniment mieuxvieillir à mes côtés, en même temps que moi, de manière que jamaisne fût troublée l’harmonie entre nous.

» Mais je ne pouvais supporter la penséequ’elle passerait lentement à la caducité et à la mort, et je luidis franchement que je poursuivrais mon projet. À cela, souriante,elle me répondit que, si j’y étais résolu, elle se soumettrait.

» Je ne me figurai pas, dans monexubérante assurance, qu’elle n’ajoutait pas foi à la réalisationde mes plans. Elle se soumit néanmoins gaiement au régime que jelui imposai, – il n’était point pénible, vous m’entendez ;cela m’eût été impossible. Il était assez agréable et elle le subittout en chantant et sans que rien ne vînt ternir notre bonheur.

» Une fort curieuse caractéristique durégime, c’est que, tandis qu’elle était parfaitement inconscientede l’effet qu’il produisait sur elle, j’en pouvais clairementsuivre les progrès. N’avais-je pas consacré à ce sujet la plusgrande partie de ma vie, le meilleur de mes pensées ?N’avais-je pas suffisamment pénétré les mystères de la vie pourconnaître comment se peuvent enrayer les ravages des ans ?Ceci, vous le comprendrez, n’est point chose que le monde doiveconnaître. Les lois de la nature sont d’institution divine ;les mettre de côté, c’est les violer, – et cela c’est un crime.Avec le temps ces secrets s’apprendront, mais l’heure de cetterévélation n’a point encore sonné. Pour être permanente etefficace, toute évolution doit être lente.

» Je lui dis en toute sincérité que jepouvais voir les changements s’opérer, mais elle se contentait derire et m’appelait son cher toqué !

» Enfin parurent certains symptômes quim’embarrassèrent excessivement, – apparence de marbre que prit lapeau, froideur au toucher, très notable augmentation de poids,disparition de l’habituelle élasticité du mouvement, et langueurincompréhensible. Il était certains d’entre eux dont je ne pouvaisme rendre compte, mais je revis soigneusement mes recherches,j’analysai ma formule, je fis subir les épreuves les plus complètesaux éléments composant la préparation que je lui administrais. Sasanté et son état d’esprit étaient excellents, mais elle avait unealarmante propension au sommeil. Puis ses muscles durcirent. Aulieu de ceci, je ne devais obtenir que l’embellissement et lafixation de ses charmes. Cependant je ne trouvais rien d’erroné nidans la théorie ni dans la formule.

» Un jour, après être sorti, je rentraipour me trouver en face de la plus douloureuse des situations.

» Elle était assise sur une chaise,endormie, et, quand j’entrai, l’apparence cadavérique de son visagem’effraya. Je courus à elle, la saisis par le bras, l’appelai àhaute voix et m’efforçai de la mettre debout. Je découvris que sonpoids était devenu si considérable que cela m’était impossible.Soudain, elle se dressa, les yeux toujours fermés. Elle étaitblanche, sa peau avait l’éclat du marbre le plus fin et elle étaitglacée. Je l’appelai de nouveau, je la secouai, je l’embrassai,j’essayai de lui insuffler un peu de l’intense vitalité quim’emplissait. Elle ouvrit les yeux lentement et regarda fixement,droit devant elle. Mes appels se firent plus pressants, torrent deparoles toutes d’angoisse et d’agonie !

» Elle tremblait, respirait avec peine etelle tourna vers moi ses yeux où peu à peu se mit à monter ce flotd’amour, qui si longtemps les avait emplis. Un vague sourire sejoua sur ses lèvres.

» Je reculai d’un pas et, lui tendant lesbras, je lui demandai de venir à moi. Elle fit un effort, mais sanssuccès. Alors une grande et terrible crainte envahit saphysionomie. Ses yeux se dilatèrent ; elle tendit vers moi latête, ses lèvres s’écartèrent, son bras droit lentement se leva enune attitude de supplication désespérée. Faible, de ses lèvres,s’échappa ce cri : « Sauvez-moi ! » Je lasuppliai encore de venir, mais elle demeura immobile. Pris d’unsentiment de terreur indicible, je m’approchai d’elle et latouchai. Elle était parfaitement rigide, – c’était une statue demarbre ! Vous étonnerez-vous que j’aie gardé avec moi cettepierre inanimée et lui aie donné tant de soins ? Ce n’estpoint son image sculptée, c’est elle-même. Et vous comprendrez ceque signifie pour moi cet accident épouvantable du bras brisé,quand je vous aurai dit que toutes mes espérances, tous mes effortsn’ont d’autre but que de lui rendre la vie !

Entrefort m’avait fait ce récit tout d’untrait, d’une voix passionnée qui très étrangement m’impressionna.En terminant, il fut pris d’un accès d’exaltation nerveuse.

– Je vous ai dit que c’était dumarbre ! s’écria-t-il. Vous l’avez cru. Attendez.

Il passa dans la petite pièce où se dressaitla statue, prit sur la table le morceau de bras brisé et mel’apporta.

– Voyez cette section, dit-il, meprésentant à examiner la surface fracturée.

Ce n’est point sans une vive hésitation que jevais maintenant relater ce que je vis.

Jusqu’ici, en dépit de la passion mise parEntrefort à ce récit, le mystère inconsciemment trouvait chez moiune explication plausible. Mais, maintenant, en examinant lafracture et en voyant ce qu’elle révélait – Après tout, quem’importe ? Personne n’est obligé d’y croire et mieux vaut ensomme que nul n’y croie. Comme cependant j’attache plus de prix àma véracité qu’à ma réputation, je le dirai, et les malins – iln’en manque point de par le monde – croiront ce qu’ils voudront. Aucentre était une rondelle de pierre friable de nuance crème,qu’entourait une zone de pierre plus solide, plus grossière et plusblanche, tandis qu’à l’entour une seconde zone plus large, d’unepierre d’un blanc pur et du grain le plus fin et le plus délicatenveloppait la première.

En un mot, je vis la moelle, l’os et la chaird’un bras humain parfaitement pétrifiés.

Avec un regard de triomphe, Entrefort alladans la chambre replacer le débris de bras sur la table où ill’avait pris et revint à moi.

Stupéfait, je le regardai d’un œilstupide.

Mais la tension nerveuse qui jusque-là l’avaitsoutenu se relâcha brusquement. Il passa la main sur son front d’unair égaré et chancela. Je le saisis et le couchai sur son lit, oùil s’endormit d’un sommeil profond.

Toute la nuit, je veillai à son chevet etjusqu’à une heure avancée de la matinée. Quand il s’éveilla, ilparut surpris et enchanté de me voir.

– Quand êtes-vous arrivé ?demanda-t-il faiblement.

– Hier au soir, quand vous m’avez faitdemander.

– Demander ? Je ne me le rappellepas.

– Vous ne vous rappelez pas – tout ce quevous m’avez dit hier de l’histoire de la statue.

On eût dit que je lui avais porté un coup.

– Vous ai-je fait ce conte fantastique,que ç’avait été autrefois une femme et que je l’avais changée enpierre, en m’efforçant de l’affranchir de l’âge et de lamort ?

Je lui répondis d’un signe de tête, surpris duton de méprisante amertume avec lequel il parlait :

– Naturellement, un homme de votre bonsens, comprendra que ce fut d’un bout à l’autre une fable.

À cela je ne fis pas de réponse.

– Vous ne le croyez pas ? fit-ilavec emportement.

Je me contentai de détourner la tête et deregarder dans une autre direction, tandis qu’une douce pression dema main le calmait et le réduisait au silence.

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