Le Singe, l’idiot et autres gens

LE PERFIDE VELASCO

I

Assise près de sa croisée ouverte, à l’étagesupérieur de la ferme, dans le rancho San Gregorio, la señoraViolante Ovando de Mc Pherson suivait du regard, avec le plusprofond intérêt, un nuage de poussière qui du fond de la vallées’élevait dans l’air calme de mai ; et très évidemment lacouleur de ses joues et l’éclat de ses yeux d’un violet sombre,parlaient un langage de l’amour et du bonheur.

Son mari, avec les vaqueros, regagnait sonfoyer, revenant de San Francisco où il avait conduit du bétail.

Il était parti depuis un mois ; quelleinterminable absence pour une jeune épousée !

Elle avait vu se faner l’or des pavotssauvages ; elle avait suivi le travail des laborieusesouvrières des ruches entassant leurs réserves de miel cueilli surles myriades de fleurs qui tapissaient la vallée ; sa monturel’avait menée par les monts Gabilan visiter les milliers de têtesde bétail de son mari. Elle avait scrupuleusement observé sesdevoirs de ménagère et avait dirigé Alice, sa chambrière, dans laconfection de vêtements pour les prochaines chaleurs. Cependant,occupée comme elle pensait l’être et en dépit de l’importancequ’elle s’imaginait avoir dans l’administration du rancho, le tempslui avait paru se traîner, chargé d’entraves. Mais maintenant voicique s’approchait le nuage de poussière destiné à dissiper son nuaged’isolement, et si jamais cœur de jeune femme battit de plaisir, cefut le sien.

Bientôt le vigoureux jeune Écossais s’élançaitde son cheval, pressait sa femme dans ses bras, lui posait quelquesquestions rapides sur sa santé, détachait un petit sac en peau dedaim du pommeau de sa selle et, disant : « J’ai penséqu’il vous faudrait quelque argent de poche, Violante », illeva le sac renfermant de l’or, – renfermant cent fois plus d’orque ses goûts simples et les rares occasions ne lui permettraientd’en dépenser. Mais son Robert n’était-il pas le plus généreux deshommes ?

D’autres yeux que les siens l’avaient vu, ceuxde Basilio Velasco, l’un des vaqueros, petit homme basané, aux yeuxdes plus noirs et des plus vifs qui, en ce moment, brillaientprécisément d’un étrange éclat.

Quel joli couple que ce jeune mari et cettejeune femme, tandis que, bras dessus bras dessous, ils pénétraientdans la maison, lui si grand, si haut en couleur, si viril, elle sibrune, si confiante et délicate ! Les superbes filles del’Espagne sont nombreuses en Californie, mais Violante était connuepour la plus belle de toutes entre le détroit de Santa Barbara etla baie de Monterey. Le presbytérien écossais, fougueux et obstiné,la douce, patiente et fidèle catholique formaient le plus heureuxdes couples.

– Eh bien, petite Violante, dit-il,portez le sac à votre chambre, et donnez-nous à dîner ; caravant de reposer, il faut qu’avec mes hommes je parcoure le ranchoet m’occupe du bétail ; après quoi vous et moi, nous auronsune bonne et longue causerie.

On eut tôt fait de s’acquitter de l’agréabletâche ; puis Violante vit les hommes, guidés par son mari,s’éloigner au galop.

De sa croisée ouverte elle les suivait desyeux, étonnée de ce sentiment pressant du devoir qui appelait loind’elle, même pour si peu de temps, ce mari épris, après une aussilongue séparation. Et elle s’était assise, songeant à son grandbonheur de l’avoir encore une fois près d’elle, et aspirant lesriches senteurs des grappes de glycines qui alourdissaient lessarments de la vigne grimpante dont la maison était couverte. Cettevieille vigne étalait ses longs bras sur presque tout ce côté de lamuraille, se divisant pour encadrer la fenêtre, retombantgracieusement sous l’avant-toit, et abritant la gracieuse señoradans un fouillis de fleurs pourpres. Quel exquis tableau que cettebelle jeune femme assise là, vêtue du linon le plus blanc,considérant au loin les collines, dans ce cadre de fleurssplendides ! Derrière elle, de l’autre côté de la chambre,assise, Alice cousait en silence.

Tandis que la señora considérait les collines,elle remarqua les agissements d’un homme à cheval, qui s’approchaitde la maison, venant du côté où précisément avaient disparu sonmari et les vaqueros. Le fait que cet homme s’approchait en suivantune route anormale, ce que n’eût rendu nécessaire aucunecirconstance habituelle, sollicita son attention. Il prenait un telsoin de se dissimuler derrière les arbres qu’elle ne pouvait fixerson identité. Ce lui sembla étrange et mystérieux et quelque chosela poussa à laisser devant la fenêtre retomber la dentelle durideau, afin de pouvoir ainsi l’épier sans risque d’être vue.

Le cavalier disparut. L’inquiétude de Violantes’en augmenta, mais elle ne dit rien à Alice.

Bientôt elle vit l’homme se diriger vers lamaison, à pied, furtivement, se glissant d’un arbre ou d’un bouquetd’arbres à l’autre. Puis, prenant sa course, il arriva tout près etfurtivement toujours, sans plus de bruit qu’un chat, il se mit àgrimper pour atteindre sa fenêtre, en s’aidant des branches deglycine. Le courage de la señora faiblit et ses joues blêmirent,quand elle vit que l’homme serrait entre ses dents la lame nue d’unpoignard.

Elle comprit son but.

Ce qu’il voulait, c’était sa vie et sonor ; elle reconnut aussi les yeux brillants du voleur ;c’étaient les yeux de Basilio Velasco.

Après un instant d’épouvante, le vieux sangopiniâtre des Ovandos retrouva toute son alerte activité, et cettedouce et gracieuse jeune femme arma son cœur afin de rencontrer lamort sur son propre terrain, acceptant ses conditions, décidée àcette lutte contre elle.

Elle ne poussa point de cri d’alarme ; iln’y avait plus personne dans la maison en dehors d’elle et d’Alice.Céder à la peur, c’était renoncer au seul espoir de salut. Calme àvoix basse, elle dit :

– Alice, écoute, mais ne souffle mot.

Le sérieux de ses manières effraya lacraintive et timide jeune fille ; mais, en même temps, leurassurance la tranquillisa. Elle laissa son ouvrage et considéra samaîtresse avec surprise.

– Regarde dans le second tiroir duchiffonnier. Tu y trouveras un pistolet. Apporte-le-moi vite, sansun mot, car il y a un homme qui escalade la fenêtre pour me voleret, si nous poussons un cri ou perdons la tête, nous sommes mortes.Aie confiance en moi, et tout ira bien.

Alice, transie de peur, trouva le pistolet etl’apporta à sa maîtresse.

– Va t’asseoir et reste tranquille, luidit-elle.

Ainsi fit Alice.

Violante, voyant que le pistolet était chargé,l’arma et regarda par la fenêtre. Basilio grimpait lentement etavec précaution, craignant que le moindre craquement d’une branchene donnât l’éveil à la señora. Quand il se fut suffisammentapproché pour qu’elle pût assurer son coup, Violante brusquementécarta le rideau, se pencha et pointa le canon de son arme àhauteur de la tête de Velasco.

– Que voulez-vous, Basilio ?demanda-t-elle.

En entendant la musique de sa voix, l’Espagnolleva les yeux. La balle de l’arme lui eût-elle à ce moment traverséla cervelle, le choc n’eût point été plus grand que celui qui lesecoua tout entier quand il vit le canon noir du pistolet, lapetite main blanche, mais ferme, qui le visait à la tête, et lebeau visage pâle qui le dominait.

Ayant ainsi le voleur à sa merci, elle ditd’un ton ferme à Alice :

– Alice, il n’y a plus rien à craindre.Cours aussi vite que tu pourras ; à cent mètres de la maison,tu trouveras le cheval de cet homme attaché dans un bouquetd’arbres. Enfourche-le et galope aussi vite que Dieu te lepermettra, pour dire à mon mari que je tiens prisonnier unvoleur !

La jeune fille, défaillante, sortit de lachambre, trouva le cheval et s’éloigna au galop, laissant les deuxennemis mortels face à face.

Velasco avait entendu tout cela et ilpercevait le fracas des sabots du cheval gagnant la prairie au-delàdes collines de Gabilan. Son imagination hébétée n’eut cependantpas de peine à évoquer le tableau d’un fougueux jeune Écossaissurvenant précipitamment et, dans sa colère, le tuant sans dire unmot. Il regarda fixement la señora et elle, fixement, leregardait ; et tandis qu’il voyait une étrange pitié et de latristesse dans son regard, il y lisait aussi une inflexiblerésolution. Il ne pouvait pas parler ; le couteau entre sesdents lui tenait la langue prisonnière. Si seulement il avait puintercéder près d’elle et lui mendier sa vie !

– Basilio, dit-elle très calme, voyantqu’il se disposait à lâcher prise d’une main en prenant sur l’autreun point d’appui plus solide, si vous remuez l’une ou l’autre devos mains, je vous tue. Restez parfaitement immobile. Au moindremouvement je vous tue. Vous m’avez vue jeter en l’air des pommes etles trouer toutes avec ce pistolet.

Ce n’était pas là une vaine fanfaronnade etVelasco savait que c’était exact.

– Je vous aurais donné de l’argent,Basilio, si vous m’en aviez demandé ; mais venir ainsi avec uncouteau ! Vous m’auriez tuée, Basilio, et j’ai toujours étébonne pour vous.

Si seulement il avait pu retirer le poignardde ses dents ! Bien certainement, douce et bonne comme ellel’était, elle lui eût permis de partir en paix s’il avait seulementpu intercéder auprès d’elle ! Mais laisser tomber le poignard,c’eût été se désarmer et il n’était guère disposé à cela. Il yavait bien des plans, bien des projets à former en peu deminutes !

Velasco, le regard toujours rivé sur le canondu pistolet, fit vite une décourageante découverte ; laposition dans laquelle il avait été surpris était incommode et peusûre ; l’inhabituelle tension qu’elle imposait à ses muscles,devenait pénible et fatigante. Changer de position si peu que cefût, c’était l’inviter à tirer. Comme s’enfuyaient les instants, latension sur certains ensembles de muscles augmentait la douleuravec une alarmante rapidité et, inconsciemment, il commença à sedemander combien il lui restait de temps avant que la souffrance lepoussât à une tentative désespérée et à la mort. Tandis qu’ilcôtoyait ainsi une douloureuse agonie avec, au bout, la finprochaine de tous les tourments humains, une autre souffrait d’unemanière différente, mais presque égale.

La belle señora avait au bout de son pistoletle choix entre deux vies ; mais qu’elle tînt ainsi le sortd’une existence quelconque suffisait à l’étonner, à la tourmenteret à l’angoisser ; qu’elle eût le courage de rester dans unesituation aussi extraordinaire la stupéfiait au delà de toutesupposition. Or, lorsque quelqu’un réfléchit et se dit qu’il estcourageux, son courage est contestable. Et puis, elle étaitréellement si bonne qu’elle se demandait, au cas où l’assassinferait un mouvement, si elle exécuterait sa menace. Qu’il l’en crûtcapable suffisait.

Mais après l’arrivée de son mari,qu’adviendrait-il ?

Avec sa nature fougueuse résisterait-il à latentation de couper la gorge à cet homme sous ses yeux même ?C’était trop horrible pour y penser. Mais, ciel ! le voleuravait lui-même un poignard ! En appelant ainsi son mari, nel’invitait-elle pas à engager une lutte mortelle avec un désespérémieux armé que lui ? Ce lui eût été aisé de mettre Basilio enliberté et de le laisser partir, mais elle savait que son mari lesuivrait et le retrouverait. Maintenant qu’elle avait eu le tort del’appeler, mieux valait garder son prisonnier, qu’elle pûtintercéder pour sa vie. Là était son espoir, d’empêcher que l’un oul’autre de ces deux hommes donnât son sang. Son incertitude, sesindécisions, sa peur de voir se terminer d’une façon terrible unincident qui déjà avait pris une forme tragique, son effroyableresponsabilité, la redoutable possibilité d’avoir, pour défendre sapropre existence, à tuer Basilio, ses craintes sur la justesse deson tir et le bon état de son arme, tout cela et d’autres chosesencore l’épuisaient, et enfin, elle aussi, elle commença à sedemander combien de temps elle supporterait cette tension, et sioui ou non son mari arriverait assez tôt pour la sauver.

Durant ce temps, Velasco, percé jusqu’à lamoelle par les souffrances qu’il endurait, sollicité à la fois parle désir de lâcher le poignard, de plaider pour sa vie et par lacrainte de se séparer de son arme, était à bout. Toute lasupplication dont pouvaient témoigner son visage et ses yeux,parlait éloquemment pour lui, et sa muette prière disait assez sonagonie physique. Les muscles de ses bras et de ses jambes secontractaient et frémissaient ; sa respiration péniblesifflait en se brisant sur la lame du poignard. Il était incapablede contrôler plus longtemps les muscles de sa bouche ; le filaiguisé de son arme se frayait une route dans la chair auxcommissures des lèvres, et deux ruisselets de sang dégouttaient lelong de son menton et tombaient sur sa poitrine.

Pas un instant il n’avait détourné son regarddes yeux de la jeune femme, et ces deux êtres se regardaient l’unl’autre avec un calme et un silence terribles. Le moment décisifallait venir. L’épreuve prolongée ferait inévitablement une victimede l’un ou de l’autre.

La vue de l’agonie de cet homme, le pitoyablespectacle de son regard suppliant, c’était plus que n’en pouvaitsupporter la chair féminine dont était faite Violante.

La catastrophe arriva.

Basilio le premier fléchit. Volontairement ounon, il lâcha son couteau qui, avec fracas, tomba de branche enbranche sur le sol. Aussitôt sa langue, maintenant libre,commençait à déverser tout un torrent de supplications en espagnolavec une éloquence que jamais Violante n’avait vu égaler.

– Ô señora ! dit-il, seul un angepeut faire preuve d’une pitié plus tendre que celle deshumains ! Et, aussi vrai que j’espère la clémence de laSainte-Vierge, il est dans vos traits une douceur et une bonté quin’appartiennent qu’à un ange de pitié. Ô Mère de Dieu ! tun’as certainement entraîné ton fils indigne dans cette impasse quepour mettre son âme à l’épreuve et confier son châtiment et sapurification à la plus douce et à la plus noble de tesfilles ; car tu as soufflé à son cœur, qui est aussi pur queson visage est beau, de me sauver de la plus horrible des morts. Tuas murmuré à son âme maternelle qu’un de tes fils, si méprisable etindigne fût-il, ne pouvait sans absolution être envoyé devant letribunal du Très-Saint Christ, ton fils ! Par l’enseignementde l’Église tu as éclairé son âme sur les devoirs d’une chrétienne,car dans sa beauté éclate le divin rayonnement du ciel. Ah,señora ! Voyez-moi solliciter la clémence ! Voyez lesangoisses qui m’assaillent, et que mes souffrances m’ouvrent laporte de votre cœur ! Laissez-moi partir en paix, señora, etvous me trouverez votre esclave à chaque heure de la vie, le plushumble et le plus dévoué de vos esclaves, heureux si vous mefrappez, me glorifiant de ma servitude, si vous me refusez lanourriture, et louant le Dieu Tout-Puissant, si vous me foulez sousvos pieds. Señora, señora, laissez-moi partir ; le tempspresse ; à peine pourrai-je m’échapper, si vous ne me laissezfuir à l’instant. Voudriez-vous voir mon sang rejaillir sur vosmains ? Pourriez-vous après cela affronter la Vierge ? Ôseñora, señora…

À elle, la tête lui tournait et tous sessentiments allaient ballottés sur une mer d’angoisses. Pourtant,elle garda les yeux rivés sur les siens tandis qu’il continuait sessupplications, mais les contours du corps du malheureux étaientmaintenant incertains et vacillants, et une inexprimable souffranceengourdissait ses facultés et, toujours vaguement, elle entendaitle torrent de ses paroles.

Ce ne fut que lorsque son mari, suivi de deuxvaqueros, survint au galop que les deux malheureux placés danscette tragique situation se rendirent compte de sa venue.

À sa vue, Violante tendit les bras, lepistolet tomba sur le sol et elle-même s’affaissa sur le plancher,tandis que le soleil éclatant se transformait en nuit et que leséblouissantes gloires du jour devenaient néant.

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