Le Singe, l’idiot et autres gens

L’HONNEUR POUR ENJEU

I

Quatre de ces cinq hommes assis autour de latable de jeu, dans le carré de la « Joliesorcière », considéraient le cinquième d’un durregard d’implacable mépris. L’autre ne put soutenir ce regardterrible. Il baissa la tête et ses yeux se posèrent sur les cartesque ses doigts maniaient machinalement, tandis qu’il attendait,froid et indifférent, que fût prononcée la sentence.

Le plus impérieux des quatre le désigna d’undoigt dédaigneux, puis s’adressa aux autres de la sorte :

– Messieurs, aucun d’entre nous n’aoublié les clauses du traité qui nous lie. Il a été convenu, audébut de cette expédition, que seuls des hommes d’une intégritéabsolue se verraient autorisés à participer aux dangers prévus etaux récompenses possibles. Pour trouver et entrer en possession dumagnifique trésor que nous cherchons avec la pleine certitude de ledécouvrir, il nous faut courir le risque de rencontres avec lessauvages soldats et marins du Mexique et accepter toutes les autresdangereuses aventures que nous connaissons. Quand j’ai affrété cenavire et pris la direction de cette expédition, j’ai apporté auchoix de mes associés le soin le plus minutieux. Nous avons été etnous sommes encore égaux, et le fait d’avoir équipé cetteexpédition, tout en m’en donnant la direction, ne m’accorde aucunavantage dans le partage du trésor. Comme chef cependant, c’est moiqui commande et j’ai employé, sans que vous le puissiez soupçonner,bien des moyens afin de m’assurer de votre courage à tous. Si jen’avais à l’heure actuelle épuisé toutes les ressources possiblespour atteindre mon but, et si je ne vous avais pas trouvé tous,hormis un seul, dignes d’une absolue confiance, je ne vousrévélerais pas aujourd’hui le plan que j’ai suivi.

Les trois autres qui avaient continué deregarder fixement le camarade qui se tenait devant eux la têtebasse, reportèrent maintenant leurs regards sur leur chef avecsurprise et intérêt.

– L’ultime moyen d’éprouver le caractèrede tout individu, poursuivit le chef avec calme, c’est la table dejeu. Tout ce qu’il peut y avoir en lui de faiblesse, que ce soitavarice sordide, lâcheté ou duperie, se révélera là inévitablement.Et fussé-je administrateur de banque, général en chef d’une armée,ou directeur de toute autre grande entreprise, je m’imposerai demettre à l’épreuve le caractère de mes subordonnés dans une sériede parties de cartes, dont les enjeux seraient de préférence del’argent. C’est la seule épreuve certaine d’un caractère qu’ait étésusceptible d’imaginer la sagesse des siècles.

Il se tut, puis tourna dédaigneusement lesyeux vers le malheureux, qui maintenant avait retrouvé assez decourage pour relever la tête, et employait ses yeux et ses oreillesà comprendre l’étrange philosophie de son juge. Une expression dontles éléments étaient faits de terreur et de consternation, ravinaitcurieusement son visage blême, comme s’il s’était trouvécomparaître devant un tribunal d’une impénétrable sagesse et d’uneinexorable justice.

Pourtant, dès que son regard rencontra celuide son juge, il baissa les yeux, et sa lèvre inférieuretrembla.

– Nous sommes tous tombés d’accord,continua gravement le chef, que quiconque parmi nous serait trouvécoupable d’avoir, si peu que ce fût, trompé ou trahi les autres,aurait à subir le châtiment que nous avons tous prêté le sermentd’exiger. L’une des clauses de cet accord, et nous nous lerappelons tous fort bien, veut que le coupable exige lui-mêmel’exécution de la peine prévue ; ce n’est qu’au cas où il s’yrefuserait…, mais je pense qu’il est inutile de mentionnerl’alternative.

Il y eut un silence.

Le coupable était assis, immobile, respirant àpeine ; une à une ; les cartes lui glissèrent des doigtset tombèrent sur le plancher.

– M. Rossiter, dit le chef s’adressant àl’infortuné d’un ton si dur et si glacial qu’il devait lui congelerla moelle dans les os, avez-vous quelque avis à émettre ?

Il y eut chez le condamné ce pitoyable effortpour redevenir maître de soi que fréquemment révèle l’échafaud.S’il avait eu une lueur momentanée d’espoir due à quelque passagèrerésolution de plaider sa cause, elle s’éteignit devant les regardsdurs et implacables qui le considéraient tout autour de la table.Certes, une lutte terrible, révélée par une fugitive rougeur quiempourpra ses traits, avait tordu un instant son âme, mais ellecessa vite, et l’acceptation de son sort se put lire sur sonvisage.

Il leva alors la tête, et ferme et résoluregarda le chef en face. Sa poitrine en même temps se développaitet ses épaules fièrement se redressaient.

– Capitaine, dit-il, et le son de sa voixétait clair, quoique je puisse être, je ne suis pas un lâche. J’aitriché. Ce faisant, j’ai trahi votre confiance. J’ai présent à lamémoire toutes les clauses de notre traité. Voulez-vous avoirl’obligeance de mander le maître d’équipage ?

Sans qu’un muscle de son visage tressaillît,le chef se rendit à cette demande.

– M. Rossiter, dit-il au maîtred’équipage, a une requête à vous adresser, et, quelle qu’elle soit,je vous autorise à y accéder.

– Je désire, demanda M. Rossiter aumaître d’équipage, que vous mettiez une embarcation à la mer et quevous m’y descendiez. L’embarcation ne devra être munie que d’unseul aviron, sans rien de plus.

– Mais, s’écria le maître d’équipagestupéfait, et regardant tour à tour et d’un air consterné chacundes témoins de la scène, cet homme est fou ! Nous sommes àcinq cents milles de toute terre, et sans eau, sans nourriture, unhomme ne saurait vivre plus de quatre jours. La mer enfin fourmillede requins. Mais, c’est un suicide !

Le regard du chef se rembrunit, mais avantqu’il pût parler, M. Rossiter très calme avait dit :

– Ça, monsieur, c’est mon affaire !et sa voix sonna fière.

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