Le Singe, l’idiot et autres gens

UN SÉPULCRE D’OR

Ce me causa un vif plaisir de recevoir enfinune lettre de mon vieil ami Robert, me suppliant de venir luirendre visite. Depuis qu’il s’était, à la suite d’un coup de tête,mis en route, il y avait de cela des années, pour la chasse à l’or,je l’avais complètement perdu de vue. Il m’avait, il est vrai, toutd’abord adressé des missives éblouissantes, s’efforçant chaque foisd’infuser dans mon sang l’ardeur et l’impatience quicontinuellement faisaient bouillonner le sien, n’oubliant jamaisd’y semer quelques sarcasmes voilés sur le genre d’existence plustranquille et plus paisible qu’il m’avait plu de choisir. Maisdepuis longtemps, pris de dégoût peut-être pour mon manque decourage et d’initiative, il avait cessé de m’écrire.

Cette lettre cordiale me causa donc uneagréable surprise, car j’avais toujours eu pour lui une réelleaffection au collège et jamais un jour ne s’était depuis écoulésans le rappeler à mon souvenir.

Il lui fallait être bien anxieux de me voirvenir le rejoindre, car sa lettre témoignait d’une grande nervositéet d’une sincère émotion. Il me peignait les éblouissantesmerveilles du désert, avec toute son ardente habileté d’autrefoiset me contait les divertissants tremblements de terre qui donnaientà cette région désolée une saveur particulière. Je me trouvaisavoir longtemps désiré visiter ce coin de terre étrange et sauvage,à l’extrémité méridionale de la Californie, et je n’en avais étéempêché que par la description des privations que l’on y endurait,et des gens singuliers et peu sociables qu’on s’exposait à ycoudoyer. Mais, puisque mon vieil ami Robert s’y trouvait – Robertsi raffiné, si instruit, si orgueilleux, si impérieux, sitéméraire, – mes désirs se réveillèrent et de suite je lui écrivispour lui annoncer ma venue.

Je partis.

Par une éblouissante matinée de juillet, jequittai San Diego et me dirigeai vers les Monts Volcan, qui sedressaient à plus de trente lieues au nord-est. Là, sur une hauteurdans une grise bourgade créée pour l’exploitation minière etenchâssée comme une perle dans une forêt d’émeraudes, je fusaccueilli par mon excellent ami Robert.

J’étais ravi de le voir, et sa joie évidemmentirrésistible en me retrouvant fut infiniment touchante. Ilm’embrassait, pleurait, gambadait comme un enfant et m’appelait parun tas de noms ridicules. Soudain il s’arrêta, m’examina de plusprès et se mit à laisser voir une surprise mêlée de crainte ;mais pour être plus sûr, il m’entraîna à la buvette du petit hôtel,me plaça sous la lumière d’une lampe, me tourna et me retourna,m’examinant de la tête aux pieds et enfin se reculant et meconsidérant avec respect et terreur.

– Mais tu es riche !

– Robert ! fis-je, en riant et enmanière de protestation.

– Oui, tu es riche ! répéta-t-il,s’exprimant avec un empressement inquiet. Tu as pris le parti leplus sage après tout – tu es resté dans la civilisation et, grâce àton esprit supérieur, tu t’es engraissé du labeurd’autrui !

Il y avait une certaine amertume dans le tonde sa voix.

– Robert ! fis-je.

– Je n’y trouve rien à redire, mon vieux,expliqua-t-il vivement. Je constate tout simplement un faitévident, car tes mains blanches et douces sont un témoignage que tun’as rien fait pour ajouter à la richesse de ce monde. Aussi, monami, tandis que moi, comme un insensé, je piochais pour un sac d’orau pied de l’arc-en-ciel, souffrant pour ajouter aux moindresraffinements de la vie, menant une existence de proscrit et devagabond, toi tu léchais la crème de la civilisation et tu tedoublais une bonne et épaisse pelisse pour les durs hivers de lavieillesse.

– Robert, en voilà assez !m’écriai-je, qu’est-ce qui te fait penser que je suisriche ?

– Tes joues rondes, leurs bellescouleurs, tes lèvres rouges, ta panse confortable, ta surfacedodue, ta voix onctueuse, ton…

– Voyons, Robert ! Es-tu donc silongtemps resté loin des habitudes les plus ordinaires de la vie,que tu ne puisses apprécier les signes extérieurs d’un travailassidu et salubre, d’une bonne alimentation et d’une existencecalme et rangée ?

Il releva la tête et fit retentir la pièced’un rire sonore ; à dire vrai, il me fallut du temps pourconvaincre l’obstiné que je n’étais point riche et que j’avais dûpeiner pour gagner ma vie. Tout ceci le confondait et il étaitclair qu’il avait perdu toute notion du monde. Finalement, aprèsavoir longuement réfléchi en silence, il dit non sans quelqueembarras.

– Eh bien, si un homme a cetteapparence-là et ces mêmes sentiments sans cependant être riche, jeme demande si cela vaut la peine pour lui d’avoir de lafortune ; car, ajouta-t-il, me chuchotant à l’oreille pour nepas être entendu des voisins qui flânaient là, je t’ai fait venirpour t’enrichir.

Je le remerciai en riant et lui serrai lamain, en l’assurant que j’en serais ravi au delà de toute mesure.Il me parut à ces mots quelque peu désappointé, mais il en revint àplusieurs reprises à ma mine de prospérité et, finalement,s’écriait avec une brusquerie passionnée :

– Je n’ai pas cet air-là et je n’ai pasnon plus ces idées-là. Jamais personne ne me prendrait pour unrichard. Je suis un vagabond, mais je serai d’ici un mois aussiriche que Crésus.

– Ou que Midas, dis-je, lui coupant laparole.

Il me décocha un regard acéré.

– Trêve de sermons, fit-il.

Je me mis à rire de si bon cœur, que le rirele gagna à son tour, ce bon rire sonore que, tant de fois dans lepassé ce m’avait été une si douce joie d’entendre. Après cela, toutentre nous alla comme sur des roulettes.

Nous nous mettions en route le lendemain matinà la première heure, car il « travaillait », me dit-il, àl’extrême limite du désert de Colorado, à une vingtaine de lieuesde là.

Il était, de toute évidence, la proie d’unelourde préoccupation qu’il s’efforçait avec peine de dissimuler, etil avait très certainement en réserve quelque surprise qu’iln’était point encore disposé à me faire connaître. Il m’avait déjàlaissé entendre qu’il m’avait fait venir pour m’enrichir, mais àcela je n’avais pas accordé grande attention, ne connaissant quetrop les espoirs éblouissants et les visions chimériques qui fontsans interruption bouillonner le sang des chasseurs d’or. Certes,il avait parlé en toute sincérité, mais je soupçonnais que l’orrestait à trouver. C’est un fait curieux que ce besoin chez unhomme qui a mis la main sur une masse d’or, de partager sa bonnefortune avec un ami sans le sou.

Il me causait de tout, hormis de son« travail ». Il s’étendait avec complaisance sur lesannées heureuses de notre vie de collège, qui ne remontait guèrequ’à une dizaine d’années. Il prêtait son oreille avide au récit demes luttes et de mes petits succès. Bref, n’eût été la lourdepréoccupation qui le dominait, et certaines absences parintervalles, il m’apparaissait comme le cher Robert d’autrefois –plein de vie, d’élasticité, spirituel et railleur, mais légèrementdétérioré sous certains rapports. Ayant à peine dépassé trente ans,on lui en eût donné plus de quarante. Le visage était marqué derides profondes, et ses épaules s’étaient voûtées. C’en était faitaussi de ce côté pimpant qui caractérisait autrefois sa mise.Extérieurement, il avait tout l’aspect d’un rude mineur, mais ce mefit du bien de constater qu’il avait conservé son langagechâtié.

Descendant la pente orientale de la chaîneboisée des Monts Volcan, nous nous enfonçâmes par une routemalaisée et broussailleuse dans l’éclatante vallée de San Felipe,dont l’extrême limite est marquée par des monts rocheux etnus : ce sont comme les sombres gardiens, les tristesavant-courriers du désert plus triste encore qui se déploie àl’infini au delà d’eux.

Nous avions suivi la vallée de San Felipejusqu’au point où elle débouche sur le vaste désert et nous nousétions engagés sur cet océan rebutant de sables brûlants. Mais, aulieu de nous enfoncer dans ses douloureuses solitudes, nous prîmesau sud, serrant de près la chaîne des monts Cuyamaca. C’est alorsque je vis dans toute sa merveilleuse splendeur l’éblouissant éclatdu soleil du désert, et me rendis compte de cette qualité definesse, plus subtile et plus enivrante, de la lumière du désert,de sa force vive et tonique.

– Ah ! s’écria-t-il, commes’éveillant d’une extase, tu le sens aussi, n’est-ce pas ?Cela prouve, mon vieux, ta belle sensibilité. Vois-tu, cela vautmieux et c’est plus fort que du vin dans le sang ! Vois commecela m’emplit de vie ! Et pourtant tu as vu ces quelquesbrutes que nous avons passées sur la route. Les crois-tu capablesde sentir ou de comprendre ce merveilleux stimulant devie ?

– Mais ils m’ont l’air vieilli et cassé,dis-je, le regardant fixement.

– Parles-tu pour moi ? fit-il,arrêtant sa monture.

– C’est d’eux que je parlais, luirépliquai-je avec calme.

– Ce sont les rides, me dit-il, en guised’explication. C’est la sécheresse qui en est cause ; ondessèche et on se ratatine dans le désert, mais on ne meurtpas.

Et comme il disait ces mots, une lueur étrangeet folle passa dans ses yeux.

Il faisait nuit, une nuit claire et étoilée,quand nous atteignîmes sa « place ».

C’était la plus bizarre construction qu’on pûtrêver, aux murs épais, faite de briques d’argile, que seul lesoleil avait séchées.

– Nous n’avons besoin de nous abriter quecontre le soleil, me dit-il. Ici, il pleut rarement.

Il s’occupa très adroitement de ses travauxdomestiques, comprenant les soins à donner à nos chevaux et lapréparation du souper. Pendant ce temps, il garda un silence peuhabituel chez lui, et je me demandai si le grand esprit muet dudésert ne s’était pas irrémédiablement emparé de lui, ou si quelquelourde préoccupation ne l’avait pas soudain envahi.

Le souper achevé, nous sortîmes nous asseoirsous les étoiles. Je remarquai que la hutte était plantée au piedd’un mont étonnamment symétrique d’un contour parabolique, quidécoupait hardiment sa masse noire sur le ciel.

Je l’avais déjà remarqué comme nousapprochions, mais des tourbillons de sable me l’avaient soudainmasqué et mon attention s’était portée ailleurs. Maintenant que levent était tombé, un calme parfait régnait dans l’air – un calmepalpitant pondérable, – et avec lui un ample et inconcevablesilence. On n’entendait ni le chant d’un grillon ni le cri d’unoiseau de nuit. Une solitude impénétrable, un incommensurableisolement revêtait ce squelette blanchi du monde, et au plusprofond de mon âme je me demandais comment un être humain, élevécomme l’avait été mon vieil et cher ami Robert, pouvait passer plusde quelques journées de curiosité dans cette solitude de mort et desilence. Il semblait que le cœur se devait serrer sous cettepression terrible et implacable du vide, de ce néant énorme etaccablant. Du fond du cœur je plaignais ce beau garçon vigoureuxqui gaspillait sa vie, quel que fût le trésor que ce désert lui pûtlivrer.

J’attirai son attention sur la singulièremontagne qui se dressait près de nous.

Il fut aussitôt transfiguré.

Il était assis tête nue dans l’air chaud etchargé de forces vivifiantes, et, à la lueur des étoiles, jepouvais voir la tension perpétuelle de son corps encore plus tenduet dans ses yeux cette flamme de folie familière aux chasseursd’or.

– Elle ! s’écria-t-il, se levant etétendant les bras comme s’il eût voulu étreindre le sombre dômegéant, c’est mon trésor, c’est ma montagne d’or.

Son excitation allait croissante. Brusquement,il se tourna vers moi et avec une impétuosité dont j’avais ététémoin déjà, il poursuivit :

– Ma montagne d’or !Comprends-tu ? Il y en a une moitié pour toi, l’autre pourmoi, mais…

Il regarda d’un air soupçonneux à l’entour,comme s’il y avait la moindre possibilité qu’une oreille indiscrètepût surprendre son secret, puis il se rapprocha de moi et ce futd’une voix contenue qu’il me murmura à l’oreille :

– As-tu remarqué ces pauvres niais quitravaillent aux mines, et que nous avons rencontrés sur notre routeen descendant ? Que font-ils, en somme ? Autant de taupescreusant l’ardoise et le schiste, peinant et suant pour sortir dela terre et du roc ourlé de ci de là d’un mince et brillant fild’or, écrasant et broyant et amalgamant ces masses terrifiantespour le maigre trésor que la vapeur et le mercure tirent de leursentrailles récalcitrantes – sottise ! Ici, dans ma montagnesplendide – enfermée dans son fourreau de pierre honnête et nonplus de roc répugnant – gît une masse d’or vierge solide, attendantle cerveau et les bras qui mettront sa gloire au soleil !

Et alors, avec une éloquence haletante, il semit à me donner les explications les plus merveilleuses sur lesforces mystérieuses et naturelles qui, pendant d’innombrablesannées avaient emmagasiné cet or au cœur de sa montagne. Puis,s’engageant dans une autre voie, il continua :

– Et les tremblements de terre ! Tun’en as jamais ressenti. Dans ce nid moelleux et rétréci que tuappelles ville, dans ce San Francisco pusillanime, il y a eu ce quetu as appelé des tremblements de terre, – mesquines secousses dequelques secondes à peine, qui cependant faisaient sortir toutapeurées les femmes mi-vêtues dans les corridors des hôtels.

Il s’arrêta un instant pour rire avec une joierailleuse.

– Et vous appeliez ça des tremblements deterre – de petits ébranlements insuffisants pour disjoindre desbriques ! Tu verras ce qu’est un tremblement de terre – làmême, où tu es assis. Tu te trouves au sein même de ces forcesgéantes dont tu ne peux comprendre la splendeur. Et quefont-elles ? Elles font de l’or ! de l’or à la tonne, etnon par minces filets. Là où est le tremblement de terre, il y a del’or ; c’est la vibration du puissant métier qui tisse cetteglorieuse étoffe. Car sous cette terre vibrante sont les feuxéternels qui dégagent la vapeur d’or et la poussent au travers descrevasses des montagnes, où elle se refroidit, se solidifie et seloge. C’est ici – on te le dira – qu’ont lieu les tremblements deterre les plus violents, les plus beaux de l’Amérique du Nord. Ilne se passe guère de jour où tu ne sois ébranlé et projeté dans ledésert où tu restes gisant, impuissant et hébété. C’est là untremblement de terre, et c’est ici que tu apprendras à encomprendre toute la majesté. Regarde les parois de ma hutte – ellessont basses, avec un mètre d’épaisseur et mi-faites de paille pourleur donner plus de légèreté et leur assurer toute l’élasticitévoulue. Eh bien, en dépit de la sûreté qu’offrent ses murailles, jeconsidère qu’il est plus sûr encore de dormir au dehors. Ah, c’estlà toute la gloire d’un tremblement de terre !

J’avais été submergé par l’éloquence enflamméede mon vieil ami ; j’avais été entraîné par son impétuosité aupoint de complètement oublier les tremblements de terre avant qu’ilen eût lui-même parlé. Et maintenant qu’il se taisait, commeépuisé, je profitai de son silence pour l’interroger et luidemander d’où il tenait que la montagne renfermait une masse d’oret s’il en avait vu des indices.

– Des indices ! s’écria-t-il. Parindices, tu entends ces signes aussi méprisables que futiles, quiguident l’expert et le fait creuser le sol pour trouver de l’or,quand il en a vu à la surface. Des indices, allons donc ! LeDieu Tout-Puissant a mis sa joie à ne pas borner mes sens à messeuls yeux !

Ce fut son dernier transport.

De toute évidence il était las et il mefaisait bientôt observer que je devais être fatigué et qu’il nousvalait mieux dormir maintenant. Il alla prendre deux couchettes etdes couvertures dans la hutte et les disposa sur le sable, et nousnous préparâmes à passer là la nuit.

Que tout cela me paraissait extraordinaire etmagique, et malsain ! Tout en considérant les étoilesau-dessus de ma tête, et en les regardant clignoter d’un airentendu et bienveillant, les événements de la journée et de lasoirée défilèrent devant moi en une fantasmagorie grimaçante etcurieuse. Le secret de mon cher Robert était enfin sorti – sonpauvre esprit tendu croyait à une masse d’or au cœur de lamontagne. Mais pourquoi m’avait-il fait venir ?

De quelle utilité, en effet, lui pouvais-jeêtre ? À quel moyen s’était-il arrêté, si toutefois il enavait un, pour arriver au cœur de la montagne ? Peut-être,après tout, ne m’avait-il mandé que dans l’impossibilité où il setrouvait de supporter plus longtemps cet isolement absolu.

La hutte était toute proche du pied de lamontagne, et d’apparence fort ancienne. Quelle avait été sadestination première, je ne le pouvais deviner. Comment Robertl’avait-il découverte, je ne le devinais pas davantage. Tandisqu’étendu, roulé dans ma couverture, je guettais les étoiles aumilieu de cette désolation aride qui enveloppait ces lieux commed’un suaire, je pouvais entendre au pied de la montagne le murmured’une source. Robert m’en avait déjà parlé, et y avaitmystérieusement fait allusion en y associant certaines autreschoses. Je savais que l’eau en était brûlante, et qu’il lui fallaity mêler un autre liquide pour la rafraîchir.

Alors, comme je guettais les étoiles etentendais la respiration agitée de Robert qui dormait près de moi,un inexplicable sentiment de danger commença à m’opprimer. Ungrondement lointain, rappelant assez l’approche d’un ouragan,troublait graduellement le calme de la nuit. Le murmure de lasource changeait de caractère et devenait plus bruyant. Bien que jene la pus distinguer dans les ténèbres, je me tournai de son côté,car elle n’était pas à plus de quarante mètres. Quelques minutesaprès, j’étais témoin d’un spectacle curieux. En même temps qu’unléger cahot ébranlait ma couchette, une bouffée de vapeur s’élevaitde la source, faisait explosion et montait droit dans l’air, puistout retomba dans le silence et le calme. Supposant que c’était làquelque phénomène courant, et que la source avait parfois de cesmanifestations propres aux geysers, mon malaise n’en fut pasaccru.

Bientôt se produisit un nouvel ébranlement,plus fort cette fois, de ma couchette, et en même temps uneformidable explosion de la source d’où s’éleva une haute colonne devapeur, d’eau et de boue, qui rejaillit jusque sur nous.

Robert s’éveilla en sursaut et sauta de sacouchette. Un instant il resta immobile.

Sûrement quelque chose d’extraordinaire avaitdû se passer, car habitué comme il l’était aux tremblements deterre de la région, étant donné aussi qu’il n’y avait encore eu quedeux légères secousses, il était inadmissible qu’il restât commepétrifié de terreur, les yeux malgré lui fixés sur la montagne.

Je m’assis sur le bord de ma couchette.

Aussitôt ses yeux se portèrent de mon côté etil se précipita vers moi. M’empoignant par l’épaule, il me ditbrusquement, pris d’une exaltation folle :

– Il est enfin venu, l’ami, plus tôt queje ne le pensais. Il y avait eu des signes précurseurs. Béni soitDieu que tu sois arrivé à temps pour en être témoin, et t’enréjouir avec moi. Mettons-nous hors de danger !

Il me força à me mettre sur mes pieds etm’entraîna dans le désert. Je me défis de son étreinte, lui pris lebras et lui dis avec calme :

– Robert, je suis surpris de ne pas tevoir plus maître de toi, de te voir si aisément effrayé.

– Voyons, ne sois pas si enfant !s’écria-t-il. Ne comprends-tu pas ce qui se passe ? Cettetransformation de la source en geyser ne parle-t-elle pas à tonesprit ? Mais, mon ami, nous voici au début de l’une de cespuissantes convulsions qui déchirent le monde. Ce n’est plus untremblement de terre – c’est un cataclysme. Ne peux-tu évoquerl’image de ces formidables Titans emprisonnés dans leurs donjonssouterrains et unissant leurs forces, pour briser la toiture quiles retient et les étouffe ?

– Sois raisonnable, Robert, fis-je,l’interrompant, comme nous nous hâtions de gagner le désert.Dis-moi ce que tu entends par là – une éruptionvolcanique ?

– Non, non ! un soulèvement, unsoulèvement géant, le craquement et la déchirure de grandesmontagnes de pierre solide. Et – écoute – ma montagne va se briseret ses réserves éblouissantes d’or vont s’offrir à nos mains.

Ce qu’il eût pu dire encore fut arrêté courtpar une terrible houle terrestre qui nous jeta à terre comme desimples quilles. Nous voulûmes nous relever, enfonçant nos doigtsdans le sable mobile, pour être terrassés une seconde fois, et nousrestâmes là étendus et impuissants, tandis que de mystérieusesforces secouaient les profondeurs du sol, que de sourds et rauquesgrondements faisaient vibrer les airs et que des lames de sablebalayaient le désert.

Imitant l’exemple de Robert, je m’étais tournéde façon à faire face à la montagne, et nous gisions là, bercés, lementon dans les mains, entendant le tumulte grandir à tout instant.Les étoiles dansaient éperdument au firmament qui tout scintillantde lumières, se balançait, penchait et frémissait. De la sources’élevaient des rugissements sonores, accompagnés d’explosions devapeur et de boue brûlante. Un des murs de la hutte s’écroula avecfracas, au milieu d’un nuage de poussière. Les chevaux, attachés augrand air, se cabraient, tombaient, ruaient et hennissaient.

– C’est superbe ! s’écriaRobert.

Une série de bruits différents maintenantemplissait l’air. On eût dit des montagnes de pierre broyées enpoudre entre les mains de dieux souterrains. À tout instantaugmentait cet écrasement assourdissant. Puis vint le couronnementdu tout – un fracas formidable, inouï, comme si le monde entier sefendait en deux et…

Je ressentis de violentes douleurs dans latête ; j’avais le visage couvert de sang coagulé et mêlé desable ; j’avais du sable plein la bouche et les narines ;à chacun de mes mouvements, je sentais par tout le corps desélancements douloureux. Je me traînai péniblement près de Robertqui gisait immobile. Il était évanoui ; sa respiration étaitdifficile.

Le désert était de nouveau plongé dans unsilence effrayant et un calme absolu, car la convulsion étaitcomplètement apaisée. Je gagnai en titubant la hutte en ruine, dontpas un pan de mur ne restait debout ; je trouvai un peu d’eauet revins à Robert, dont je me mis à mouiller le visage, les tempeset les poignets.

Bientôt j’eus la joie de le voir ouvrir lesyeux, regarder un instant les paisibles étoiles, puis reporter sesregards sur moi.

– Robert, lui dis-je doucement.

Il poussa un soupir, prit sa tête brûlantedans ses mains, avec mon assistance se mit sur son séant et laissasa tête retomber sur ses genoux. Je lui fis boire quelques gorgéesd’eau, et ceci lui fit du bien. Ses yeux retrouvèrent leur ancienéclat, les muscles leur ardente vigueur. S’accrochant à moi, il semit sur ses jambes et puis lentement, craintivement, tourna lesyeux vers la montagne.

Une exaltation folle s’empara de lui : illeva les bras, s’écriant :

– Les Titans nous ont ouvert la porte dutrésor, – vois ! la montagne est fendue de son sommet à sabase.

C’était vrai.

Une large crevasse qu’éclairait lescintillement des étoiles allait grandissant de la base au sommet.C’était cette fêlure qui nous avait assourdis et assommés de sonfracas.

– L’œuf est brisé, hurla presqueRobert ; nous allons maintenant en tirer le jaune superbe.

Les premières lueurs de l’aube naissaient.J’insistai pour déjeuner avant d’entreprendre notre exploration, etce ne fut point chose aisée que d’y décider mon fou. Les chevauxterrifiés avaient été aussi malmenés que nous-mêmes, mais de l’eauet une bonne provende les remit en état. Dès le lever du soleil,nous nous mettions en route.

Pour la première fois, je voyais nettementl’étrange montagne.

C’était un vaste dôme de roc solide, poli parle sable dont pendant des siècles les vents l’avaient battu. Seulsquelques escarpements susceptibles d’en permettre l’ascensionsubsistaient en de rares endroits.

Des ruines de la hutte, Robert tira une petitehachette et un carnier de cuir dont il passa la courroie sur sonépaule.

– Tu peux m’accompagner et voir l’or sibon te semble, me dit-il, et tu pourrais m’aider. Mais ce seraittrop dangereux pour tes jambes et tes pieds inexpérimentés depénétrer dans la crevasse. C’est moi seul qui m’y risquerai pourl’instant.

Il était maintenant d’un calme merveilleux,d’un calme que je trouvais même de mauvais augure. Il avait trop desang-froid, me paraissait trop confiant, trop avisé, tropirréfléchi. Un accès momentané le gonfla, lorsqu’il ajouta, en meserrant le bras :

– L’ami, ce ne sont pas des filons deniais que nous allons avoir, ce sont des blocs d’or !

Mais immédiatement il redevint calme – preuvequ’il savait qu’il lui fallait être maître de lui-même.

J’avais des appréhensions.

– Robert, fis-je hésitant, ne vaudrait-ilpas mieux attendre quelques jours – ne fût-ce même qu’un jour – etnous assurer que le tremblement de terre est bien fini.

Il me considéra d’un air de tranquille pitiéet me répondit :

– Il n’y a pas de tremblement de terreici.

Et nous voilà partis vers la montagne.

Pour nous y rendre, il fallait passer lasource. Elle avait disparu ! En son lieu et place, il n’yavait plus qu’un léger dégagement de vapeur. Robert à cette vueparut un instant décontenancé, mais il ajouta avec un mouvement detête :

– Bah ! nous avons assez d’eau et leruisseau de San Felipe n’est, après tout, pas si loin.

Nous voilà gravissant la pente polie,glissante, escarpée. Robert se montra plein de patience devant lalenteur de ma marche, et me tendait la main aux passagesdifficiles. Il me sembla qu’il nous avait fallu des heures d’unlabeur épuisant pour en gagner le sommet.

– La croûte qui recouvre l’or est desplus minces ici, m’expliqua Robert d’une voix tranquille, comme siles moindres secrets de la montagne lui avaient été révélés.

Enfin, nous voici au sommet.

Robert me laissant en arrière, courut au bordde la crevasse et y plongea ses regards ; puis, se couchant àplat ventre, il la scruta si longuement que j’en fus surpris.Bientôt j’étais à son côté et suivis son exemple. Là, à moins dedix mètres de la surface, se voyait une masse jaune etscintillante, d’un poli éclatant qu’expliquait le frottement desparois, et qu’embrasaient les rayons du soleil. Je me gorgeais sigoulûment les yeux de ce spectacle que j’en avais oublié Robert. Iléclata brusquement de rire et je tressaillis.

– Robert ! dis-je.

Il tourna vers moi le visage le plus étrangeque j’eusse jamais vu éclairer l’âme d’un mortel. Il me paraissaitd’un âge invraisemblable. Les yeux étaient profondément enfoncésdans l’orbite et dans leur profondeur brillaient des feuxvolcaniques ; les joues s’étaient creusées et, à laphysionomie tout entière, l’avidité semblait avoir communiqué ladureté et le froid du marbre.

– Enfin ! balbutia-t-il, comme laglace et le feu faisaient tour à tour frémir chacun de ses membres.Enfin !

À cet endroit, la crevasse avait environ troispieds de large – ouverture suffisante pour l’extraction du métal.Les parois opposées de la muraille rocheuse se hérissaient denombreuses saillies qui offraient à un homme expérimenté des pointsd’appui suffisants.

Robert se rassasiait dans la contemplation deson trésor.

– Nous voilà riches, mon vieux, medit-il, tournant de nouveau vers moi ce visage effrayant, hideux.Riches ! poursuivit-il. Ce n’est pas là le monde d’unmiséreux. Comparé à nous, Monte-Cristo n’était qu’un mendiant.Ah, riches !… riches !

Il resta encore quelque temps ainsi, puis,prudemment se laissa glisser par-dessus le bord de l’abîme, reposaadroitement les pieds, et se mit à descendre lentement et posément,jusqu’à ce qu’il eût atteint son trésor. Il passa une maincaressante sur sa surface polie, la baisa, il eut voulu pouvoirserrer la montagne dans ses bras ! Puis, hachant, fouillant,creusant avec sa hachette, lentement il poursuivit son travail,extrayant l’or. De gros morceaux irréguliers se détachaient, dontil s’emparait et qu’avec exaltation il me tendait à bout de brasafin que je les pusse voir.

Un étrange malaise s’empara de moi. Un je nesais quoi se révoltait en moi.

– Robert, lui dis-je, la tête me tourne àtoujours plonger dans cette crevasse. Je vais m’éloigner ett’attendre.

– Comme tu voudras, me répondit-il,enfouissant dans sa gibecière de cuir une autre énorme pépite.

Je m’éloignai : à quelque distance jetrouvai un endroit qui m’offrait un espace uni où je me pouvaisétendre. Je m’étendis. J’étais pris de vertiges et j’étouffais. Jem’efforçai de réagir, mais sans succès. Un mirage éblouissant mepeignait maintenant la solitude aride du désert sous des couleurssi vives que je l’acceptais comme une réalité ; il mepermettait de voir sans surprise une île magnifique couverte d’uneluxuriante végétation, de superbes châteaux, et baignée des flotsazurés de la mer, là où jusqu’à l’horizon j’avais vu s’étendre lamorne plaine de sable désolée. Un engourdissement accablant,suffoquant, s’empara de moi. D’autres visions m’apparurent. Desdieux se livraient bataille dans le ciel ; je voyaisconfusément leurs armées en venir aux mains et je croyais percevoiraffaibli le bruit des charges. Je crus les voir se rapprocher et lefracas devint plus fort. La terre tremblait sous les pas desbataillons.

Au dessus du tumulte monta un criterrifiant : on eût dit qu’en lui s’étaient concentrées toutesles agonies des troupes forcenées qui tombaient mourantes dans labataille. Il était si effroyable, si perçant, qu’il ébranla toutesles fibres de mon être. Je me levai brusquement pour retomberaussitôt.

Un instant, je crus que des vertiges, unéblouissement expliquait cette impuissance, mais en reprenant pluscomplètement mes sens, je compris qu’un tremblement de terresecouait la montagne.

Tout à cette horrible pensée j’avais oublié lecri qui m’avait tiré de ma torpeur. Je songeai à mon ami. Metraînant sur les genoux et les mains, je gagnai le bord de lacrevasse et là le plus effrayant des événements de cet effroyablemoment se déroula, tragique sous mes yeux.

Sous ces secousses répétées de la terre,Robert n’arrivait plus à se tenir. Tantôt une saillie se dérobaitsous ses pieds, et il se cramponnait alors à la paroi opposée avecles mains. Une fois ou deux, il fit un effort désespéré pourremonter, mais il lui fallait toute sa vigueur et tout sonsang-froid pour se maintenir en sûreté à l’endroit où il setrouvait.

Au dessus de lui, le gouffre s’ouvraitbéant !

C’était son cri qui m’avait réveillé. Jecherchai à l’encourager, et mes paroles semblèrent doubler sesforces. Il n’était pas bien loin de moi, mais, en dépit de nosmutuels efforts, il nous fut impossible de nous agripper les mains.Alors je me disposai à pénétrer à mon tour dans le gouffre, maisavec un cri d’agonie, il me supplia de n’en rien faire.

Le tremblement de la montagne augmentaitd’intensité. Et voilà que le danger se présentait sous une nouvelleet redoutable forme – la largeur de la brèche se modifiait !Tantôt elle rétrécissait, tantôt elle s’élargissait. Robert levales yeux vers moi…

Pour la première fois depuis les jours denotre enfance, je retrouvais sur sa physionomie la douce et bonneexpression d’autrefois. Son sourire était tranquille. Je me cachailes yeux de mes mains et me reculai. Au même instant, sous unepuissante convulsion, la déchirure de la montagne se refermait dela base au sommet, et il n’en restait plus qu’une longue et mincecouture.

Mon cher vieil ami était désormais ensevelisous le roc éternel, dans ce sépulcre d’or élevé par notre mère, laNature, et d’où je m’en revins, piloté par le vaste espritsilencieux du désert, emportant en mon cœur un souvenir que la mortseule lui ravira.

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