Le Singe, l’idiot et autres gens

UN STYLET

J’avais en toute hâte envoyé chercher leDr Rowell, mais il n’était pas encore arrivé et latension était terrible.

Mon jeune ami gisait sur ce lit d’hôtel et jele croyais mort. Seule, la poignée incrustée de pierreries de ladague se pouvait voir ; la lame était toute dans lapoitrine.

– Arrache-le, mon vieux, suppliait leblessé de ses lèvres blêmies et contractées, et sa voix n’étaitguère moins inquiétante que le regard morne de ses yeux.

– Non, Arnold, lui dis-je, (refus que medicta l’instinct ou, peut-être, certaines notions élémentairesd’anatomie), et doucement je passai la main sur son front.

– Pourquoi non ? Il me fait mal,murmura-t-il.

C’était pitié de voir ainsi souffrir ce garçonrobuste, plein de santé, si hardi et si insouciant.

Le Dr Rowell entra.

C’était un homme aux cheveux grisonnants, dehaute taille, l’air grave.

Il s’approcha du lit ; je lui montrai dudoigt le manche du poignard que terminait un gros rubis et que desdiamants et des émeraudes alternés ornaient d’étrangesfioritures.

Le médecin tressaillit. Il tâta le poulsd’Arnold et parut embarrassé.

– Quand cela est-il arrivé ?demanda-t-il.

– Il y a environ vingt minutes,répondis-je.

Le médecin sortit précipitamment, me faisantde la tête signe de le suivre.

– Arrêtez ! dit Arnold.

Nous obéîmes.

– Est-ce de moi que vous voulezparler ?

– Oui, répondit le Dr Rowellavec hésitation.

– Alors parlez en ma présence, poursuivitmon ami. Je n’ai pas peur.

C’était dit de ce ton impérieux qui lui étaithabituel, et cependant ses souffrances devaient êtreintolérables.

– Si vous l’exigez…

– Je l’exige !

– Dans ce cas, déclara le médecin, sivous aviez des dispositions à prendre, il vaudrait mieux le fairetout de suite. Je ne puis rien pour vous.

– Combien de temps ai-je à vivre ?demanda Arnold.

Le docteur réfléchit, caressant sa barbegrise.

– Cela dépend, dit-il enfin. Si nousenlevons le poignard, vous vivrez trois minutes ; si nous lelaissons en place, vous pouvez vivre une heure ou deux… mais pasdavantage.

Arnold ne broncha pas.

– Merci, dit-il, en dépit de la douleurébauchant un vague sourire. Mon ami, que voici, réglera la questionde vos honoraires. J’ai quelques dispositions à prendre. Que lepoignard reste.

Il tourna les yeux de mon côté et, me serrantla main, dit affectueusement :

– Et je te remercie bien, mon pauvrevieux, de ne l’avoir pas arraché.

Le médecin, mû par un sentiment dedélicatesse, quitta la chambre, disant :

– Veuillez sonner s’il survient unchangement ; je reste dans l’hôtel.

Il était parti depuis quelques instantsseulement, quand il revint soudain :

– Excusez-moi, dit-il. Il y a dansl’hôtel un jeune chirurgien qu’on dit fort habile. Je ne suis paschirurgien moi-même, je suis médecin. Le ferai-je mander ?

– Certes, dis-je avec empressement.

Mais Arnold sourit et secoua la tête.

– J’ai grand peur que le temps nousmanque, dit-il.

Je refusai de l’écouter et fis mander lechirurgien. J’écrivais sous la dictée d’Arnold, quand les deuxhommes entrèrent.

Il y avait chez ce jeune chirurgien un aird’assurance et de résolution qui dès l’abord me frappa.L’apparence, quoique douce, était franche et hardie ; sesmouvements étaient précis et prompts. Ce jeune homme s’était faitremarquer déjà dans de difficiles opérations de laparotomie et ilétait à cet âge plein de confiance où l’ambition permet de touttenter. Le nouveau venu se nommait le Dr RaoulEntrefort ; il était créole et avait voyagé et étudié enEurope.

– Parlez franchement, murmura Arnoldlorsque le Dr Entrefort eut terminé son examen.

– Qu’en pensez-vous, docteur ?demanda Entrefort à son aîné.

– Je pense, répliqua l’autre, que la lamea pénétré dans l’aorte montante environ deux pouces au-dessus ducœur. Tant qu’elle restera dans la blessure, l’épanchement du sang,bien que certain, sera relativement peu considérable ; maisque la lame fût retirée, le cœur se viderait presque instantanémentpar la blessure aortique.

Cependant, Entrefort coupait adroitement lachemise et mettait la poitrine à nu. Il examina la poignée depierreries avec l’intérêt le plus vif.

– Vous vous basez, docteur, dit-il, surcette supposition que l’arme est un poignard.

– Certainement, répondit le DrRowell en souriant, et ce n’est pas autre chose.

– C’est bien un poignard, intervintArnold d’une voix faible.

– Avez-vous vu la lame ? demandavivement Entrefort.

– Oui… un instant.

Entrefort lança un regard au DrRowell et murmura :

– Alors, ce n’est pas une tentative desuicide.

Le Dr Rowell parut embarrassé et nerépondit pas.

– Je me vois obligé de ne pas partagervotre opinion, messieurs, remarqua tranquillement Entrefort. Cen’est pas un poignard.

Il examina la poignée de très près. Nonseulement la lame était complètement cachée aux regards, plongéequ’elle était toute dans le corps d’Arnold, mais encore le coupavait été porté avec tant de violence que la peau était dépriméeautour de la garde.

– Le fait que ce ne soit pas un poignardentraîne une curieuse série de d’éventualités et de conjecturesimprévues, poursuivit Entrefort avec calme, dont quelques-unes,autant que je puis être renseigné, sont tout à fait nouvelles dansl’histoire de la chirurgie.

Une expression, où se mêlaient manifestementl’ironie et l’intérêt, se jouait sur la physionomie duDr Rowell.

– Quelle est donc cette arme,docteur ? demanda-t-il.

– Un stylet.

Arnold tressaillit. Le Dr Rowellparut confus.

– Je dois avouer, dit-il, mon ignoranceabsolue de la différence qui existe entre ces armes de pénétration,kriss, dagues, stylets, poignards ou couteaux catalans.

– À l’exception du stylet, expliquaEntrefort, toutes les armes que vous citez là, sont à un ou deuxtranchants et pénètrent en se taillant leur route. Le stylet estrond, n’a généralement qu’un demi-pouce environ, et même moins, dediamètre à la garde et s’effile en une pointe aiguë. Il ne pénètrequ’en refoulant les tissus de tous côtés. Vous saisissez bienl’importance du fait.

Le Dr Rowell hocha la tête en signed’assentiment.

– Comment savez-vous que c’est un stylet,docteur Entrefort ? demandai-je.

– La taille de ces pierres est l’œuvre delapidaires italiens, répliqua-t-il, et elles ont été montées àGênes. Voyez encore la garde : elle est beaucoup plus large etplus courte que celle d’une arme tranchante. Cette arme-ci date dequatre cents ans, et ne serait pas payée trop cher vingt milleflorins. Remarquez aussi ces bleus sur la poitrine de votre amidans le voisinage immédiat de la garde : cela nous indique queles tissus ont été contusionnés par la pression de la« lame », si je puis employer ce mot.

– Que peut me faire tout cela ?demanda le mourant.

– Peut-être beaucoup et peut-être rien.Cela jette une lueur d’espoir sur votre situation désespérée.

Les yeux d’Arnold brillèrent et il retint sonsouffle. Un frémissement l’agita, que je sentis passer dans sa mainqui pressait la mienne. La vie après tout lui était douce, elleétait douce à ce garçon hardi et résolu qui venait avec tant decalme de regarder la mort en face.

Le Dr Rowell, sans laisser voir unseul symptôme de jalousie, ne put pourtant dissimuler un regardd’incrédulité.

– Avec votre permission, dit Entrefort,s’adressant à Arnold, je tenterai ce que je puis pour voussauver.

– Faites, dit le malheureux.

– Mais je vais vous faire souffrir.

– C’est bien.

– Beaucoup peut-être.

– C’est bien.

– Et si je réussis (j’ai une chance surmille), vous ne serez jamais complètement solide. Un dangerterrible vous guettera constamment.

– C’est bien.

Entrefort écrivit un mot qu’en toute hâte ilfit porter par un domestique.

– Pour l’instant, reprit-il, toutesecousse mettrait votre vie en danger, et cette même cause peutd’ici à quelques minutes ou dans des heures amener la mort.Occupez-vous sans retard des affaires que vous désiriez régler, etle Dr Rowell, ajouta-t-il en se tournant vers cedernier, va vous ordonner un fortifiant. Je vous parle net, car jevois que vous êtes un homme d’une rare énergie. Ai-jetort ?

– Parlez en toute franchise, ditArnold.

Le Dr Rowell rédigea uneordonnance. Avec un zèle irréfléchi, j’interrogeaiEntrefort :

– N’y a-t-il aucun danger detrismus ?

– Non, répondit-il, la lésion des nerfspériphériques n’est pas suffisante pour entraîner le tétanostraumatique.

Je me tus. On apporta la potiondu Dr Rowell et j’en administrai une dose au blessé. Lemédecin et le chirurgien se retirèrent alors, tandis qu’Arnoldmettait de l’ordre dans ses affaires. Quand ce fut fini, il medemanda :

– Qu’est-ce que ce fou de Français va mefaire ?

– Je n’en ai pas la moindre idée ;sois patient.

Au bout d’une heure, ils revenaientaccompagnés d’un grand jeune homme qui portait dans un tablier toutun attirail d’instruments et qui, évidemment peu habitué à depareilles scènes, devint atrocement pâle. Les yeux fixes, la bouchegrande ouverte, il battit en retraite vers la porte,balbutiant :

– Je… je ne pourrai jamais.

– Allons donc ! Hippolyte !Vous n’êtes pas un enfant. Voyons, mon ami, c’est un cas de vie oude mort.

– Mais… voyez ses yeux ! Il estmourant.

Arnold sourit.

– Je ne suis pas mort, en tout cas !murmura-t-il.

Le Dr Entrefort fit boire àl’impressionnable jeune homme un verre de cognac et dit :

– Allons, plus d’enfantillage, mon ami…il faut que ça se fasse. Messieurs, permettez-moi de vous présenterM. Hippolyte, l’un des praticiens les plus originaux, les plusingénieux et les plus adroits du pays.

Hippolyte, étant modeste, s’inclina enrougissant. Afin de dissimuler sa confusion, il déroula son tablieravec un grand cliquetis d’instruments.

– J’ai à prendre quelques dispositionsavant que vous commenciez, Hippolyte, et je désire que vousm’observiez pour vous habituer non seulement à la vue du sang, maisaussi, ce qui est plus pénible, à son odeur.

Hippolyte frissonna. Entrefort ouvrit un étuid’instruments de chirurgie.

– Maintenant, docteur, le chloroforme,dit-il en s’adressant au Dr Rowell.

– Je n’en veux pas, interrompit vivementle blessé : je veux me voir mourir.

– Fort bien, dit Entrefort, mais vousn’avez guère d’énergie à perdre. Nous pouvons cependant essayersans chloroforme. Cela vaudra même mieux. Faites en sorte de resterimmobile tandis que je coupe.

– Qu’allez-vous faire ? demandaArnold.

– Vous sauver la vie, si possible.

– Comment ? Dites-moi tout.

– Faut-il que vous le sachiez ?

– Oui.

– Très bien alors. La pointe du stylet aentièrement traversé l’aorte, grand vaisseau partant du cœur etportant aux artères le sang oxygéné. Si je retirais l’arme, le sangjaillirait par les deux perforations de l’aorte et vous seriez morten quelques instants. Si l’arme avait été un couteau, les tissusentamés auraient cédé et le sang se serait frayé une route dechaque côté de la lame : d’où, la mort. En l’état actuel, pasune goutte de sang n’a passé de l’aorte dans la cavité thoracique.Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est maintenant de permettre austylet de séjourner définitivement dans l’aorte. Plusieursdifficultés se présentent à la fois, et je ne suis pas étonné duregard de surprise et d’incrédulité du Dr Rowell.

Son confrère sourit et hocha la tête.

– C’est un risque terrible, continuaEntrefort, et un cas nouveau en chirurgie ; mais là est notreseul espoir. Le point important c’est que l’arme soit un stylet,arme bête, bien heureusement pour nous à cette heure. Si l’assassinavait eu plus d’expérience, elle eût employé…

À cet emploi du mot « assassin » etdu mot « elle », Arnold et moi, nous fîmes un brusquemouvement et je lui criai de s’arrêter.

– Laisse-le poursuivre, dit Arnold qui,par un remarquable effort, s’était calmé.

– Je m’arrête, si le sujet vous estpénible, dit Entrefort.

– Il ne l’est pas, déclara Arnold. D’oùvient pourtant que vous pensiez que le coup ait été porté par unefemme ?

– D’abord, parce qu’un homme capable d’unmeurtre ne se servirait pas d’une arme aussi riche et de pareillevaleur ; ensuite, il n’est pas d’homme assez imbécile pouremployer un instrument aussi suranné et insuffisant qu’un stylet,quand on peut si aisément se procurer la plus meurtrière et la plussatisfaisante de toutes les armes de pénétration, le couteaucatalan. C’était aussi une femme vigoureuse, car il faut une mainsolide pour plonger un stylet jusqu’à la garde, même en manquant lesternum de l’épaisseur d’un cheveu et en glissant entre les côtes,car ici les muscles sont durs et l’espace intercostal étroit.C’était non seulement une femme vigoureuse, mais encore une femmefurieuse.

– Ça suffit, interrompit Arnold.

Il me fit signe de me pencher vers lui.

– Il te faudra surveiller cethomme : il est trop intelligent, il est dangereux.

– Maintenant, reprit Entrefort, je vousdirai donc ce que je veux faire. Il y aura sans nul douteinflammation de l’aorte. Si cette inflammation persistait, elleentraînerait un anévrisme fatal par la rupture des paroisaortiques. Mais, avec l’aide de votre jeunesse et de votre santé,nous espérons l’entraver… Il est une seconde difficultésérieuse : à chaque inhalation, le thorax entier (ou charpenteosseuse de la poitrine) se dilate considérablement ; l’aorte,elle, reste stationnaire. Vous comprendrez donc que, l’aorte et lapoitrine étant désormais maintenues en relation étroite par lestylet, la poitrine, à chaque inhalation, déplace l’aorte d’undemi-pouce environ. Je suis certain du fait, parce qu’il n’y aaucune indication d’un épanchement de sang artériel dans la cavitéthoracique ; en d’autres termes, les lèvres des deux blessuresaortiques se sont refermées sur la lame et l’empêchent ainsid’entrer ou de sortir. C’est une très heureuse circonstance, maiselle sera longtemps une cause de souffrance. Ainsi l’aorte,n’est-ce pas, obligée, par le stylet, de suivre le mouvementrespiratoire, fait tour à tour avancer et reculer le cœur chaquefois que vous respirez, mais cet organe, bien qu’indubitablementfort surpris à l’heure présente, s’habituera à cette exigencenouvelle… Ce que je redoute le plus toutefois, c’est, autour de lalame, la formation d’un caillot. Déjà, n’est-ce pas, la présence dela lame dans l’aorte a considérablement diminué la capacité decirculation du sang dans ce conduit : il n’est donc pas besoind’un bien gros caillot pour obstruer l’aorte, et, si l’aortes’obstruait, ce serait la mort. Mais le caillot s’il s’en forme un,peut encore être détaché et entraîné, et, dans ce cas, pourraitaller se loger dans quelqu’une des nombreuses ramifications del’aorte, produisant un résultat plus ou moins sérieux, à la rigueurmême fatal. Si, par exemple, il obstruait la carotide droite ougauche, il s’ensuivrait l’atrophie d’un côté du cerveau etnécessairement la paralysie d’une moitié du corps ; mais ilserait encore possible que de l’autre côté du cerveau, unecirculation secondaire vînt à s’établir et ramenât un état normal.Or le caillot (qui, en passant d’artères plus grandes dans d’autresplus petites, doit inévitablement en rencontrer une de capacitéinsuffisante pour le porter et finir par se loger quelque part)peut, ou conséquence ou bien entraîner l’amputation d’un membre, ouse loger si profondément dans le corps qu’il devienne impossible auchirurgien de l’aller chercher. Vous commencez à vous rendre comptede quelques-uns des dangers qui vous menacent.

Arnold sourit faiblement.

– Mais nous ferons de notre mieux pourempêcher la formation d’un caillot, continua Entrefort ; ilest des médicaments dont on peut se servir dans ce but.

– Est-il d’autres dangers ?

– Beaucoup d’autres ; je n’ai pointparlé de quelques-uns des plus sérieux. L’un d’entre eux serait queles tissus relâchent leur prise sur la lame et la laissent glisser.Le sang jaillirait, entraînant la mort. Actuellement, j’ignore sila lame est maintenue par la pression des tissus ou les qualitésd’adhérence du sérum dégagé par la piqûre. Je reste néanmoinsconvaincu que, dans l’un et l’autre cas, cette pression peut, à unmoment donné, cesser, car elle peut subir diverses influences.Chaque fois que le cœur se contracte et refoule le sang dansl’aorte, celle-ci se dilate un peu, pour se contracter à nouveaudès que s’arrête la poussée. Tout exercice inhabituel, touteexcitation inaccoutumée précipite les battements du cœur et peut,par une tension, détruire l’adhésion de l’aorte sur l’arme. Unepeur, une chute, un bond ou bien un coup sur la poitrine peut fairevibrer le cœur assez pour que l’aorte lâche prise.

Entrefort s’arrêta.

– Est-ce tout ? demanda Arnold.

– Non ; mais n’est-ce passuffisant ?

– Plus que suffisant, dit Arnold dont lesyeux s’éclairèrent soudain d’une lueur dangereuse, et, ce disant,le malheureux saisissait à deux mains le stylet pour l’arracher etmourir. Je n’avais pas eu le temps de mouvoir un muscle que déjàEntrefort, avec une agilité et une rapidité incroyables, s’étaitélancé et lui maintenait les poignets. Lentement Arnold desserrales doigts.

– Voyons, dit Entrefort doucement,c’était là un manque d’attention qui eût pu romprel’adhésion ! Il faut être plus circonspect.

Arnold le regarda, et sur son visage passèrentles expressions les plus différentes.

– Docteur Entrefort, fit-il enfintranquillement, vous êtes le diable en personne.

Entrefort répliqua :

– Vous me faites trop d’honneur.

Puis se penchant vers le blessé, ilmurmura :

– Si vous recommencez ça, et des yeux ilindiquait le manche du stylet, je la fais arrêter pourassassinat.

Arnold tressaillit et suffoqua, et uneexpression de terreur envahit sa physionomie. Il rejeta ses brassur l’oreiller au-dessus de sa tête, me serra fortement la main,et, d’un ton ferme, il dit à Entrefort :

– Mettez-vous à l’ouvrage, Monsieur.

– Approchez-vous, dit Entrefort, etsuivez-moi bien. Voulez-vous avoir l’obligeance de m’aider, docteurRowell ?

Ce dernier, étonné, s’était assissilencieux.

Entrefort avait la main vive et sûre, etmaniait le couteau avec une merveilleuse dextérité. Il fit d’aborddans la peau quatre incisions à égale distance l’une de l’autre,partant de la garde. Arnold, à la première entaille, retint sonsouffle et serra les dents, mais il eut vite reconquis son empiresur lui-même. Chaque incision avait environ deux pouces de long.Hippolyte frissonna et détourna la tête. Entrefort, à qui rienn’échappait, s’écria :

– Attention, Hippolyte ! Regardezbien !

Rapidement, la peau fut rabattue à la limitedes incisions.

Ce devait être atrocement douloureux. Arnoldgémit : ses mains étaient moites et glacées.

Le couteau plongea dans la chair dont la peauavait été relevée, et le sang coula abondamment. Le DrRowell maniait l’éponge. Le couteau effilé travaillait aveccélérité. La merveilleuse énergie d’Arnold l’abandonnait.L’étreinte de sa main se faisait farouche ; le regard étaitnoyé et la tête s’affaissait.

En un instant la chair avait été coupéejusqu’aux os ; on voyait maintenant mis à jour deux côtes etle sternum. Quelques rapides sections de plus et l’arme étaitdégagée entre la garde et les côtes.

– À l’œuvre, Hippolyte… faitesvite !

De ses longs doigts minces, qui tout d’abordavaient tremblé, le praticien, avec une rare précision, choisitcertains instruments, prit rapidement les mesures de l’arme et del’espace dégagé à l’entour, puis se mit à ajuster les diversesparties d’une bizarre petite mécanique.

Arnold le suivait curieusement des yeux.

– Qu’allez…, commença-t-il à dire.

Il s’arrêta : une pâleur plus grande luienvahit le visage ; ses doigts crispés se détendirent et sespaupières lourdement se fermèrent.

– Le ciel soit loué ! s’écriaEntrefort. Le voilà évanoui… il ne pourra plus nous arrêter. Vite,Hippolyte !

Le praticien fixa la petite mécanique à lapoignée de l’arme, saisit le stylet de la main gauche et, de ladroite, commença une série de mouvements brusques et rapides,d’avant en arrière.

– Pressons, Hippolyte ! insistaitEntrefort.

– Le métal est fort dur.

– L’entamez-vous ?

– Le sang m’empêche de voir.

Au bout d’un instant un bruit sec se fitentendre. Hippolyte tressaillit ; il était nerveux. Il enlevala petite mécanique.

– Le métal est très dur, dit-t-il, etcasse les scies.

Le temps d’ajuster une nouvelle minusculescie, et il reprenait son travail. Au bout de quelque temps, ilenlevait la poignée du stylet et le posait sur la table. Il l’avaitsciée, laissant la lame dans le corps d’Arnold.

– Bien, Hippolyte ! ditEntrefort.

Il ne lui fallut que quelques instants pourdérober aux regards l’acier brillant de la lame en ramenant leslambeaux de peau et en les cousant fortement.

Arnold revint à lui et regarda sa poitrine. Ilparut embarrassé.

– Où est l’arme ? demanda-t-il.

– En voici une partie, répliquaEntrefort, prenant la poignée.

– Et la lame…

– Elle fait désormais inéluctablementpartie de votre mécanisme intérieur.

Arnold garda le silence.

– J’ai dû la couper, poursuivitEntrefort, non seulement parce que c’eût été un ornement gênant etpeu souhaitable, mais encore, parce qu’il m’a paru judicieux derendre impossible tout effort pour la retirer.

Arnold ne dit rien.

– Voici une ordonnance, ditEntrefort ; vous prendrez le médicament comme il est prescrit,pendant les cinq prochaines années sans y manquer.

– Pourquoi ? Je vois qu’il contientde l’acide chlorhydrique.

– Si c’est nécessaire, je vousl’expliquerai dans cinq ans.

– Si je suis encore de ce monde.

– Si vous êtes encore de ce monde.

Arnold m’attira vers lui et me chuchota àl’oreille :

– Dites-lui de fuir immédiatement. Cethomme serait capable de lui susciter des ennuis.

 

Je crus reconnaître une figure mince, pâle etvive parmi les passagers que venait de débarquer à San Francisco unvapeur australien.

– Le docteur Entrefort !m’écriai-je.

Il me regardait curieusement, tout en meserrant la main.

– Ah ! je vous reconnais maintenant,mais vous avez changé. Vous vous souvenez que je fus obligé departir aussitôt après avoir tenté cette folle opération sur votreami : j’ai passé ces quatre années aux Indes, en Chine, auTibet, en Sibérie, dans les mers du Sud et Dieu sait où. N’était-cepas une tentative absurde et insensée que cette opération ?Cependant c’était la seule chose à tenter. J’ai abandonné toutesces folies depuis longtemps. Mieux vaut, pour plus d’une raison,les laisser mourir tout de suite. Pauvre garçon ! Il lasupporta crânement ! A-t-il beaucoup souffert par lasuite ? Combien de temps a-t-il survécu ? Une semaine… unmois peut-être ?

– Il vit toujours.

– Comment ! s’écria Entrefort,abasourdi.

– Il vit vraiment et même se trouve ici,à San Francisco.

– C’est inouï !

– Vous le constaterez vous-même.

– Sans doute, mais parlez-moi de lui dèsmaintenant, insista le chirurgien, ses yeux ardents éclairés decette flamme particulière que j’avais remarquée déjà au cours del’opération. A-t-il régulièrement pris le médicament que je luiavais prescrit ?

– Régulièrement. À vrai dire, il alamentablement changé depuis l’opération. Ce garçon de vingt-deuxans, véritable risque-tout, qui n’avait pas plus peur d’un dangerou de la mort que d’un méchant rhume, est aujourd’hui un timide etun trembleur ; il a l’air d’un vieillard ; il se dorloteavec un soin jaloux, redoute à tout instant que quelque chosesurvienne qui détache les parois de l’aorte de la lame du stylet.C’est un hypocondriaque invétéré ; il est maussade, triste,malheureux à l’extrême. Il s’isole, évite toute émotion, toutexercice ; même il ne lit jamais rien d’émouvant. Ce dangerpermanent a fait de lui une pitoyable épave. Ne peut-on rien pourlui ?

– Peut-être. Mais n’a-t-il consulté aucunmédecin ?

– Aucun. Il a toujours peur d’entendreprononcer son arrêt.

– Allons le voir. Ah ! voici mafemme qui vient à ma rencontre. Elle est venue par le paquebotprécédent.

Je la reconnus et restai stupéfait.

– C’est une femme charmante, ditEntrefort. Elle vous plaira beaucoup. Je l’ai épousée, il y a troisans, à Bombay. Elle appartient à une vieille famille italienne etelle a beaucoup voyagé.

Il nous présenta.

À mon inexprimable soulagement, elle ne serappela ni mon nom ni mes traits. Je dus lui paraître étrange, caril me fut impossible de me montrer tout à fait indifférent.

Nous nous rendîmes chez Arnold. Je n’étaispas, je l’avoue, sans inquiétude. Je la laissai au salon etj’introduisis Entrefort auprès de mon ami. Arnold était troppréoccupé par ses propres inquiétudes pour être très ému par cetterencontre avec Entrefort, qu’il accueillit avec quelqueindifférence.

– Mais j’ai entendu une voix de femme,dit-il, elle rappelle…

Il se tut ; mais, avant que j’eusse pul’en empêcher, il avait gagné le salon.

Là, il se trouva face à face avec la belleaventurière, aujourd’hui femme d’Entrefort, qui, dans un accès dedémente colère, l’avait quatre ans auparavant, frappé d’un coup destylet, parce qu’il refusait de l’épouser.

Ils se reconnurent à l’instant et tous deuxpâlirent ; mais elle, d’intelligence plus vive, se remit plusvite et s’avança vers lui, la main tendue, un sourire sur leslèvres. Lui, fit un pas en arrière, le visage blême.

– Oh ! murmura-t-il, l’émotion, lasecousse… cela a fait sortir la lame ! le sang coule parl’ouverture… il me brûle… je me meurs !

Il tomba dans mes bras et expira.

L’autopsie révéla ce fait surprenant qu’il n’yavait nulle trace de lame dans le thorax ; la lame avait étégraduellement rongée par l’acide chlorhydrique qu’Entrefort luiavait prescrit dans ce but, et les perforations de l’aorte, quis’étaient graduellement refermées au fur et à mesure qu’étaitrongée la lame, étaient depuis longtemps cicatrisées. Tousl’organisme vital était parfaitement sain.

Mon pauvre ami autrefois si hardi et sicourageux, était tout bêtement mort d’une crainte vaine etenfantine, et cette femme venait inconsciemment de consommer savengeance.

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