Le Singe, l’idiot et autres gens

LE PRISONNIER

I

Après que les administrateurs de la prison,siégeant en comité à la prison même, eurent entendu et expédié lesréclamations et pétitions d’un certain nombre de condamnés, ledirecteur déclara qu’on avait entendu tous ceux qui en avaient faitla demande. Ici, une expression de gêne et de malaise qui, pendantla séance, avait assombri la physionomie des administrateurs,s’accentua visiblement. Le président, homme nerveux, énergique,brusque, tranchant, jeta un coup d’œil sur un morceau de papierqu’il tenait à la main et dit au directeur :

– Envoyez un gardien chercher le condamnén° 14.208.

Le directeur tressaillit et pâlitlégèrement.

Puis, évidemment interloqué, ilbalbutia :

– Mais il n’a exprimé aucun désir decomparaître devant vous.

– Néanmoins vous l’enverrez chercher toutde suite, répliqua le président.

Le directeur s’inclina d’un air contraint etordonna à un gardien d’amener le condamné. Puis, se tournant versle président, il lui dit :

– J’ignore quel est votre dessein enfaisant venir cet homme, et je n’ai naturellement pas d’objection àfaire ; je désire cependant, avant qu’il soit ici, formulerune déclaration à son endroit.

– Quand nous vous demanderons unedéclaration, rétorqua le président d’un ton glacial, vous laferez.

Le directeur se laissa retomber sur sonfauteuil.

C’était un homme de haute taille, aux traitsfins, bien élevé et intelligent, à la physionomie bienveillante.Bien qu’il fût, à l’ordinaire, froid, courageux et maître de lui,il était incapable de maîtriser une certaine émotion quiressemblait fort à la crainte.

Dans la salle pesait un silence lourd quetroublait seul le sténographe officiel, taillant ses crayons.

Les rayons du soleil couchant se glissèrententre le bord du store et le châssis de la fenêtre, et leur mincelame verticale vint éclairer le siège réservé au condamné. Lesregards inquiets du directeur tombèrent finalement sur cette lamede lumière et y restèrent fixés.

Sans s’adresser à qui que ce fûtpersonnellement, le président remarqua :

– Il est des manières d’apprendre ce quise passe dans une prison sans le secours ni du directeur ni descondamnés.

À ce moment le gardien apparut suivi ducondamné.

Celui-ci entra : il marchait avecdifficulté, d’un pas traînant ; à l’aide d’un bout de corde,il soulevait du plancher le pesant boulet qu’à ses chevilles rivaitune chaîne. Il avait environ quarante-cinq ans. Sans aucun doute,l’homme avait été d’une force physique peu commune ; sa peaublême se tendait sur une ossature puissante. Sa pâleur étaitparticulière et hideuse. Elle était causée en partie par lamaladie, en partie par quelque chose de pire ; et ce quelquechose expliquait aussi l’amaigrissement de ses muscles et cettefaiblesse manifeste.

On n’avait pas eu le temps de le préparer pourcette comparution devant le comité.

En conséquence, ses orteils nus pointaient parses chaussures trouées ; le costume de prisonnier qui couvraitson grand corps décharné n’était plus qu’un assemblage de loquesmalpropres ; on avait depuis longtemps oublié de couper, selonla règle, ses cheveux qui se rebellaient sur sa tête, et sa barbe,comme ses cheveux, toute grisonnante, depuis des semaines n’avaitpoint été taillée. Ces particularités et l’expression de saphysionomie lui conféraient un extraordinaire aspect. Il estdifficile de donner de cette expression qui n’avait presque riend’humain, une idée exacte.

À une certaine férocité contenue s’alliait uneinflexibilité de volonté qui le couvrait comme d’un masque. Sesyeux étaient affamés et avides ; ils étaient la seule partiede son être qui parût vivre, et, sous la broussaille des sourcils,ils luisaient. Le front était massif, la tête bien proportionnée,la mâchoire carrée et forte ; le nez long et mince témoignaitd’une race ayant dû laisser son empreinte en quelque coin du mondeà une période quelconque de l’histoire. Il était prématurémentvieux, cela se voyait à ses cheveux gris et aux ridessingulièrement profondes qui lacéraient son front et se creusaientau coin des yeux et de la bouche.

Après s’être traîné péniblement dans la salle,il regarda autour de lui, l’œil ardent, comme l’ours que la meute amis à terre. Son regard circula si rapide et si vide d’une figure àl’autre qu’il n’avait encore pu avoir le temps de se former uneidée des personnes présentes, quand ses yeux rencontrèrent levisage du directeur. Ses yeux aussitôt flamboyèrent ; ilallongea le cou ; ses lèvres s’ouvrirent, bleuirent ; lesrides se firent plus profondes autour des yeux et de la bouche, soncorps se raidit ; sa respiration s’arrêta. Cette attitude,sinistre d’autant plus qu’il en était inconscient, il la gardajusqu’à ce que le président d’une voix tranchante eûtcommandé :

– Prenez ce siège.

Le condamné tressaillit comme si on l’eûtfrappé et regarda le président. Il respira et sa poitrine eut unsifflement rauque. Une expression d’atroce douleur passa sur sonvisage. Il laissa retomber le boulet qui résonna sur le plancher etses longs doigts osseux, crispés, étreignirent sur sa poitrine leslambeaux de sa chemise rayée.

Cela ne dura qu’un instant, puis, à bout deforces, il se laissa tomber sur le siège, où il resta assis,conscient, mais veule, désorganisé, indifférent.

Le président se tourna vers legardien :

– Pourquoi avez-vous enchaîné cet homme,demanda-t-il, alors qu’il se trouve en un tel état de faiblesse etqu’aucun des autres n’est enchaîné ?

– Mais, monsieur, balbutia le gardien,vous connaissez sûrement l’homme ; c’est le plus dangereux etle plus résolu…

– Nous savons tout cela. Enlevez-lui sesfers.

Le gardien obéit.

Le président se tourna vers le condamné etd’une voix bienveillante dit :

– Savez-vous qui nous sommes ?

Il y eut une pause.

Le condamné rassemblait ses esprits etregardait fixement le président.

– Non, répondit-il enfin, d’une voixcreuse et rauque.

– Nous sommes les administrateurs desprisons. Nous avons entendu parler de votre cas et désirons quevous nous disiez à ce propos toute la vérité.

L’intelligence du condamné travaillaitlentement et quelques instants s’écoulèrent avant qu’il eûtcompris. Alors, très lentement aussi, il dit :

– Vous voulez, je suppose, que je vousadresse une réclamation.

– Oui, si vous en avez une à faire.

Le condamné rassemblait toute son énergie. Ilse redressa et regarda le président avec une fixité singulière,puis fermement et clairement il répondit :

– Je n’ai pas de réclamation à faire.

Les deux hommes, assis l’un en face del’autre, se considéraient en silence et, lentement, un pontd’humaine sympathie se tendait entre eux.

Le président se leva, fit le tour de la tablequi les séparait, s’approcha du condamné et posa une main sur sonépaule décharnée, tandis que dans sa voix passait un accent detendresse que peu de gens y avaient jamais trouvé.

– Je sais, dit-il, que vous êtes patientet ne vous plaignez jamais, sans quoi depuis longtemps déjà nousaurions entendu parler de vous. En vous demandant de faire uneréclamation, je vous demande simplement de m’aider à redresser untort, s’il y a eu tort. Laissez votre propre volonté entièrement decôté, si vous voulez bien. Supposez, à votre gré, que ce n’est ninotre intention ni notre désir de vous apporter un adoucissement oude rendre plus dure votre situation. Il y a quinze cents êtreshumains dans cette prison qui, tous, sont sous le contrôle absolud’un seul homme. Si l’un d’entre eux subit un tort sérieux,d’autres le peuvent subir également. Je vous demande, au nom del’humanité simplement, et d’un homme à un autre, de nous mettre enmesure de rendre la justice en cette prison. Si vous avez en vousles instincts de l’homme, vous vous rendrez à ma demande. Parlezdonc, comme un homme, et ne craignez rien.

Le condamné fut ému et piqué. Levant avecfermeté les yeux vers le président, il dit fortement :

– Il n’y a rien en ce monde que jecraigne.

Puis il baissa la tête, et, la relevantaussitôt, il ajouta :

– Je vais tout vous dire.

Il modifia sa position, et maintenant la lameverticale de soleil passait sur sa figure et sur sa poitrine, detelle sorte qu’il paraissait être coupé en deux. Il semblait serégaler les yeux à ce jeu de lumière. Quelques instants après,parlant avec lenteur et d’une voix étrangement monotone, ilconta :

– J’ai été condamné à vingt ans de prisonpour avoir tué un homme. Je n’étais pas un criminel ; jel’avais tué sans réfléchir, parce qu’il m’avait volé et m’avaitnui. Voici treize ans que je suis ici. Au début, j’eus de la peine,cela m’irritait d’être forçat ; mais je surmontai cela, parceque le directeur me comprit et se montra bon pour moi ; il fitde moi l’un des hommes les meilleurs de la prison. Je ne dis pasceci pour vous laisser penser que je me plains du directeur actuel,ou qu’il ne m’ait pas bien traité : je sais me conduire aveclui. Je ne fais pas de réclamation. Je ne sollicite la faveur depersonne et ne crains la puissance d’aucun.

– C’est très bien. Continuez.

– Quand le directeur eut fait de moi unbrave homme, je me mis fidèlement au travail, monsieur ; jefaisais tout ce qu’on me disait de faire ; je travaillaisvolontiers et comme un esclave. Cela me faisait du bien detravailler, et je travaillais dur. Jamais je n’ai manqué à un seuldes règlements. Puis fut votée la loi qui dit que des attestationspourront être accordées aux hommes pour leur bonne conduite.J’étais condamné à vingt ans, mais me conduisais si bien que mesattestations augmentaient et, au bout de dix ans, je commençais àescompter ma libération. Je n’avais plus que trois ans à faire, et,monsieur, je travaillais fidèlement pour que ces trois annéesfussent bonnes. Je savais qu’au moindre manquement aux règlementsje perdrais mes attestations, et qu’il me faudrait encore faireprès de dix ans. Je savais tout cela, monsieur : je nel’oubliais jamais. Je voulais être libre de nouveau, me promettantde m’en aller quelque part et de recommencer la lutte, – pour êtreen ce monde un homme encore une fois.

– Nous savons tout ce que renferme votredossier à la prison. Continuez.

– Eh bien, cela arriva ainsi. Vous savezqu’on avait entrepris de gros travaux dans les carrières et sur lesrampes, et l’on avait besoin des hommes les plus vigoureux de laprison. Il n’y en avait pas beaucoup : il n’y a jamaisbeaucoup d’hommes vigoureux dans les prisons. Je fus l’un de ceuxque l’on mit à ces travaux pénibles et je m’acquittai fidèlement dela tâche. On avait coutume de payer les hommes pour le travailsupplémentaire, – on ne les payait pas en argent, mais on leur endonnait la valeur en bougies, en tabac, en vêtementssupplémentaires et autres choses du même ordre. J’aimais travailleret j’aimais les travaux supplémentaires, et j’en fis pour lesautres. Tous les samedis, les hommes qui avaient fait de cestravaux étaient conduits en rang chez le gardien-chef, quiremettait à chacun de nous ce qui lui revenait. Les noms étaientinscrits sur un registre : à l’appel de son nom, chacunsortait du rang, et le gardien-chef remettait à chacun ce qu’ildemandait, qui fût d’accord avec le règlement.

« Un samedi, je m’étais mis en rang avecles autres. Dans les rangs, il y en avait beaucoup devant moi. Maisj’allais oublier de vous dire que quand on avait reçu ce qu’ondemandait, on allait se ranger plus loin pour être ramené encellule. Or, quand vint mon tour, je m’approchai du gardien-chef etlui demandai la valeur de mon dû en tabac. Il me regarda d’un œilperçant et me dit : « Comment êtes-vous revenulà ? » Je lui dis que c’était mon tour et que je venaisréclamer mon supplément. Il regarda son registre et me dit :« Vous l’avez eu ; je vous ai donné du tabac. » Etil m’ordonna de rejoindre les rangs de ceux qui étaient déjà payés.Je lui dis que je n’avais point reçu de tabac et n’avais pas encoreété appelé. Il me dit : « N’allez pas gâter votre dossieren essayant de voler un peu de tabac. Rompez… » Cela me blessaau vif, monsieur. Je n’avais pas été appelé ; je n’avais pasreçu mon supplément ; et je n’étais pas un voleur, je n’avaisjamais volé et nul au monde n’avait le droit de me traiter devoleur. Je lui dis carrément : « Je ne partirai pas avantd’avoir mon dû, et je ne suis pas un voleur, nul ne peut m’appelerainsi et nul n’a le droit de me voler ce qui m’est dû. » Ilpâlit et dit : « Rompez, là. » Je répondis :« Je n’en ferai rien tant qu’on ne m’aura pas donné mondû. »

« Là-dessus, il leva la main :c’était un signal. Les deux sentinelles postées derrière lui memirent en joue, et la sentinelle du mur ouest et la sentinelle dumur est, et la sentinelle de la poterne de l’arsenal me mirent enjoue. Le gardien-chef se tourna vers un de ses subordonnés et luiordonna d’avertir le directeur. Le directeur arriva et le chef luirapporta que j’avais indûment cherché à toucher mon supplément endouble et que je m’étais montré insolent et insubordonné enrefusant de regagner les rangs. Le directeur me dit :« En voilà assez, rompez. » Je refusai. Je déclarai queje n’avais nullement cherché à toucher quoi que ce fût en double,que je n’avais pas eu mon supplément et que je resterais là jusqu’àla mort plutôt que de me laisser voler. Il demanda au chef s’il n’yavait point erreur ; celui-ci consulta son registre etcertifia qu’il n’y avait pas erreur. Il se rappelait, prétendit-il,m’avoir vu prendre mon tabac et gagner les rangs, mais ne m’avaitpas vu retourner à mon ancienne place. Le directeur ne demanda pasaux autres s’ils m’avaient vu prendre le tabac et me glisser denouveau parmi ceux qui attendaient leur tour. Il m’ordonna toutsimplement de reprendre mon rang. Je dis que je mourrais plutôt. Jedis que je réclamais mon dû et rien de plus, et lui demandai d’enappeler aux autres. »

« Il répéta : « En voilàassez. » Il fit reconduire les autres en cellule et me laissacampé là. Puis il ordonna à deux gardiens de me reconduire à montour. Ils s’approchèrent pour s’emparer de moi et je me débarrassaid’eux comme s’ils eussent été des enfants. D’autres survinrent etl’un m’asséna un coup de bâton sur la tête ; je tombai. Etalors, monsieur – ici, la voix du condamné se changea presque en unmurmure – et alors il leur dit de me mener au cachot. »

L’éclat dur, continu qui brillait dans lesyeux du condamné s’éteignit ; il baissa la tête et son regardse fixa désespérément sur le plancher.

– Continuez, dit le président.

– Ils me menèrent au cachot, monsieur.Avez-vous jamais vu le cachot ?

– Peut-être ; mais vous pouvez nousen parler.

L’éclat froid et persistant se ralluma dansles yeux du condamné, comme il les reportait sur le président.

– Il y a plusieurs petits réduits dans lecachot. Celui dans lequel ils me placèrent avait environ cinq piedssur huit. Murailles et plafond étaient de fer, le sol de granit. Laseule lumière qui y pénétrât, passait à travers une fente dans laporte. La fente a un pouce de large sur cinq pouces de long. Ellene donne pas beaucoup de lumière parce que la porte est épaisse.Elle a quatre pouces environ d’épaisseur, et est faite de chêne etde plaques de tôle, rivées. La fente a cette direction-ci – ildessina dans l’air une ligne horizontale, – et elle est à quatrepouces au-dessus de mes yeux quand je me dresse sur la pointe despieds. Je ne puis voir le mur de l’usine en face à quarante piedsde là à moins de m’accrocher par les doigts à la fente et de mehisser.

Il s’arrêta et regarda ses mains dont l’aspectsingulier nous avait tous frappés. Le bout des doigts étaitextraordinairement épais ; ils étaient curieusement labouréspar de larges cicatrices blanches.

– Eh bien, monsieur, il n’y avait rien dutout dans le cachot, mais on me donna une couverture et on me mit àl’eau et au pain sec. C’est tout ce qu’on vous donne au cachot. Onvous apporte le pain et l’eau une fois par jour, et cela à la nuit,parce que, en venant dans la journée, on laisserait pénétrer lalumière du jour.

« Le lendemain soir du jour où l’onm’avait enfermé – c’était un dimanche soir, – le directeuraccompagna le gardien et me demanda comment j’allais. Je lui disque j’allais bien. Il me dit : « Voulez-vous vous bienconduire et retourner travailler demain ? » Jerépondis : « Non, monsieur, je ne retournerai pastravailler avant d’avoir eu mon dû. » Il haussa les épaules etme dit : « Fort bien ; peut-être changerez-vousd’idée après avoir passé ici la semaine. »

« Ils me tinrent là une semaine.

« Le dimanche soir suivant, le directeurrevint et me dit : « Êtes-vous disposé à reprendre letravail demain ? » Et je dis : « Non, je neretournerai pas à mon travail avant d’avoir eu mon dû. » Il medit des injures. Je lui dis que c’était le devoir d’un hommed’exiger ses droits et qu’un homme qui se laisserait traiter commeun chien n’était pas un homme.

Le président l’interrompit.

– Ne vous êtes-vous pas dit,demanda-t-il, que ces employés n’avaient pu s’abaisser à vousvoler ; que c’était en somme par erreur qu’ils vous retenaientvotre tabac et, qu’en tout cas, vous aviez le choix entre deuxmaux, perdre un paquet de tabac d’une part et sept années deliberté de l’autre ?

– Mais ils m’avaient irrité et blessé,monsieur, en me traitant de voleur, et ils m’avaient jeté au cachotcomme une bête… Je défendais mes droits, et mes droits, c’était madignité d’homme ; c’est la seule chose qu’un homme puisseemporter intacte au tombeau, qu’il soit prisonnier ou libre, faibleou puissant, riche ou pauvre.

– Eh bien, après votre refus de retournerà votre travail, que fit le Directeur ?

Le condamné, bien qu’une terrible agitationdût bouillonner et faire rage en lui, lentement, délibérément etavec effort se leva. Il plaça son pied droit sur la chaise et posason coude droit sur son genou. L’index de la main droite, tournévers le président et qu’il remuait légèrement pour donner plus deforce à son récit, troublait seul la rigide immobilité de tout sonêtre.

Sans changement aucun dans le son de sa voix,sans jamais se presser, mais avec la lente et morne monotonie dudébut, il poursuivit :

– Quand je lui eus déclaré cela,monsieur, il me dit qu’il me mettrait à l’échelle et verrait biensi je ne changerais pas d’idée… Oui, monsieur, il me dit qu’il memettrait à l’échelle.

Ici, il fit une longue pause.

– À moi, continua-t-il, enfin, à un êtrehumain ayant de la chair sur les os et un cœur d’homme dans lecorps. L’autre directeur n’avait pas essayé de briser mon caractèresur l’échelle. Pourtant, il avait réussi à le briser. Il l’avaitbrisé jusqu’au fond de moi, mais y était arrivé avec une bonneparole, sans le cachot ni l’échelle. Je n’avais pas cru ledirecteur quand il m’avait dit qu’il me mettrait à l’échelle. Je nepouvais m’imaginer être vivant et être mis à l’échelle, et je nepouvais m’imaginer qu’un être humain pût avoir le cœur de m’ymettre. Si je l’avais cru, je l’aurais étranglé sur place et meserais laissé cribler le corps de balles. Non, monsieur, je nepouvais pas le croire.

« Il me dit de sortir. Je le suivis,escorté par les gardiens. Il me conduisit à l’échelle. Je nel’avais encore jamais vue. C’était une pesante échelle de bois,accotée à un mur, le pied rivé au sol et le haut à la muraille. Surle sol, il y avait un fouet.

Ici encore une longue pause.

– Le directeur me dit de mettre bas mesvêtements, et je me déshabillai… Et je ne pouvais toujours pasm’imaginer qu’il me fouetterait. Je pensais qu’il voulaitm’épouvanter.

« Il me dit de faire face à l’échelle.J’obéis et élevai les bras à la hauteur des liens. Ilsm’attachèrent les bras à l’échelle et serrèrent si fort qu’ilsm’enlevèrent du sol. Ils me lièrent ensuite les jambes à l’échelle,et le directeur alors ramassa le fouet. Il me dit : « Jevais vous donner encore une chance : Voulez-vous retourner autravail demain ? » Je dis : « Non, je n’iraipas travailler tant que je n’aurai pas mon dû. – Très bien, dit-il,vous allez avoir votre dû sur l’heure. » Et alors il se reculad’un pas et leva le fouet. Je tournai la tête et le regardai ;je lus dans ses yeux l’intention de frapper… Et quand je vis cela,je sentis que quelque chose en dedans de moi était sur le pointd’éclater.

Le condamné s’arrêta à ce moment de sonhistoire pour rassembler ses forces ; mais il ne changea rienà sa position ; la légère agitation de l’index persista ;les yeux luisaient d’un éclat immobile ; rien n’avait troubléla lenteur monotone du débit.

J’avais été ému par nos plus grands acteurs,lorsqu’ils lâchaient la bride à leur génie en de tragiquessituations, mais combien ces spectacles me semblaient pauvres etprétentieux au prix de celui-ci ! Les trémolos de l’orchestre,les lumières, les poses, les masques grimaçants, la respirationconvulsive, les cris, les saccades de la démarche, le roulement desyeux, que tout cela était terne, banal et ridicule !

Le crayon du sténographe s’arrêta sur lepapier.

– Et alors le fouet me cingla le dos. Cequelque chose en moi se tordit violemment et, se frayantbrusquement passage, se répandit dans tout mon être comme del’acier en fusion. Et alors je dis au directeur ceci :« Vous m’avez frappé avec le fouet, de sang-froid. Vous m’avezlié, pieds et poings, pour me fouetter comme un chien. Eh bienfouettez tout votre saoul. Vous êtes un lâche. Vous êtes plusabject, plus vil et plus lâche que le plus vil et le plus abjectdes chiens glapissant au coup de soulier de son maître. Vous êtesné lâche. Les lâches mentent et volent, et vous ne valez pas plusqu’un menteur ou qu’un voleur. Un chien ne vous reconnaîtrait pointpour ami. Fouettez-moi fort et longtemps, lâche que vous êtes.Fouettez-moi, dis-je. Sachez combien un lâche se sent meilleurquand il attache un homme et le fouette comme un chien.Fouettez-moi jusqu’à mon dernier souffle ; si vous me laissezvivre, je vous tuerai pour ceci. » Sa figure blêmit. Il medemanda si je pensais ce que je disais. « Oui, certes, devantDieu, oui. » Alors il empoigna le fouet des deux mains et tapade toutes ses forces.

– Ceci se passait il y a près de deuxans, rappela le président. Vous ne le tueriez plus maintenant,n’est-ce pas ?

– Si. Je le tuerai, si j’en trouvel’occasion, et je sens en moi que l’occasion se présentera.

– Bien. Continuez.

– Il continua de fouetter. Il me frappade toutes ses forces, des deux mains. Je pouvais sentir la peaucoupée friser sur mon dos et, quand ma tête fut trop lourde pourque je la pusse maintenir droite et que je la laissai tomber, jevis le sang ruisseler sur mes jambes et tomber de mes pieds dansune mare, sur le sol. Et toujours en moi quelque chose luttait etse tordait ; c’était ce quelque chose se tordant en moi qui mefaisait mal. Je comptai les coups, et quand j’eus comptévingt-huit, ce tortillement se fit si violent qu’il m’étouffa etm’aveugla… et quand je m’éveillai, je me retrouvai dans lecachot ; le docteur m’avait couvert le dos d’un emplâtre, et,agenouillé près de moi, me tâtait le pouls.

Le prisonnier avait fini. Il jeta autour delui un regard vague, comme s’il eût voulu s’en aller.

– Et vous êtes toujours resté au cachotdepuis ? Depuis ?

– Oui, monsieur, mais cela m’estégal.

– Combien de temps ?

– Vingt-trois mois.

– Au pain sec et à l’eau ?

– Oui, mais c’était tout ce dont j’avaisbesoin.

– Avez-vous réfléchi que tant que vousgarderiez la résolution de tuer le directeur, on pourrait vousgarder au cachot ? Vous ne pouvez plus vivre bien longtempslà-dedans, et, si vous mourez là, vous ne trouverez jamaisl’occasion que vous voulez. Si vous dites que vous ne tuerez pas ledirecteur, il pourrait vous remettre en cellule.

– Mais ce serait mentir, monsieur ;j’aurai l’occasion de le tuer, si je retourne en cellule. J’aimemieux mourir au cachot que d’être menteur et sournois. Si vous merenvoyez en cellule, je le tuerai. Mais je le tuerai sans cela. Jele tuerai, monsieur… et il le sait.

Sans dissimulation, mais ouvertement,délibérément et implacablement, dans le corps ruiné de cet homme,si proche que nous l’eussions pu toucher, se dressait le meurtre, –non pas fanfaron, mais inexorable comme la mort.

– Sauf votre état de faiblesse, votresanté est-elle bonne ? demanda le président.

– Oh ! elle est assez bonne,répondit avec lassitude le condamné. Le tortillement revientparfois, mais lorsque je me réveille après cela, ça va bien.

Le médecin de la prison appliqua son oreille àla poitrine du prisonnier, puis, dit quelques mots à l’oreille duprésident.

– Je le pensais bien, dit celui-ci.Maintenant, conduisez-moi cet homme à l’hôpital. Qu’on le mettedans un lit où le soleil puisse le réconforter et qu’on lui donneune bonne nourriture.

Le condamné, sans prêter attention à toutcela, sortit d’un pas traînant, suivi d’un gardien et dumédecin.

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