Le Singe, l’idiot et autres gens

UNE HISTOIRE CONTÉE PAR LA MER

Une nuit que la tempête était venue du Suddans le seul but de reprendre les hostilités contre son ancienneennemie, la Presqu’île de Monterey, je sortis de la vieille villeet, franchissant la langue de terre la reliant au continent, jedescendis l’autre versant de Santa Lucia pour assister à lapuissante lutte dans la baie de Carmel.

J’allais, cinglé par la pluie qu’apportait levent qui, soufflant avec rage, s’en prenait noblement à l’Océan etaux cyprès, lançant le premier en une course tumultueuse et faisantgémir les seconds sous ses coups. J’atteignis le haut d’unefalaise, au-delà d’une grève encombrée de galets, et, tête nue, legilet ouvert, je fis face à l’Océan et à l’orage.

La nuit n’était pas froide, bien que ce fûtl’hiver ; mais c’était une nuit d’agonies et de luttesignorées, où une rafale folle fouettait la mer et où la mer affoléeassaillait la côte, tandis que la pluie et l’embrun volant detoutes parts assombrissaient encore les grisailles de la scène.

C’était une de ces nuits où la mer en travailparle et livre quelqu’un de ses secrets.

Je quittai la falaise et gagnai, à quelquedistance, une petite station de pêche chinoise située sur une plagede sable ; et là, après avoir ôté ma veste et mon gilet, jedescendis davantage me mettre en rapport avec ma perfide amie.

L’écume rejaillissait sur moi et les vaguesbattant lentement en retraite, semblaient m’inviter à me risquerplus avant, ce que je fis, connaissant le terrain, entraîné aussipar l’attrait charmant du danger. Une forte lame m’enleva du sol,mais je déjouai son effort et la poursuivis dans sa fuite ;elle fut suivie d’une autre, celle-là formidablement armée, car sedressant au-dessus de moi, elle s’abattit et me frappa d’un coup degourdin que je ressentis terrible. Elle avait cette fois le dessus,et dans son reflux m’entraînait. Un aveuglement, une vaguesensation d’étouffement, un instinctif effort pour reprendre pied,une poussée nouvelle et enfin une chute sur le sable moelleux –c’est ainsi que je fus sauvé tenant encore à la main l’arme dont mavieille amie m’avait porté un coup.

C’était une lourde gourde de bois, d’une formebizarre.

De retour dans ma chambre, à Monterey, je labrisai et y trouvai un document d’un rare intérêt.

Après des semaines d’étude et de déchiffrement– car le temps et une exécution imparfaite en faisaient un travaildélicat et rendaient les résultats incertains, – j’en réunis lesdivers fragments de manière à former un tout ayant une apparence decohésion.

Je découvris alors que la mer en travail avaitrévélé l’un de ses plus étranges mystères.

Aucun espoir d’une réponse utile à cetteangoissante demande de secours n’exigeait péremptoirement sonimmédiate publication : je la fais plutôt pour montrer unenouvelle et terrible forme de souffrance humaine, et aussi pour lafaire connaître à ceux qui, s’ils sont encore en vie, préfèrentsavoir le pire que de continuer à l’ignorer.

Voici les résultats de mon travail :

Je me nomme Amasa D. Keating. Je suis unmalheureux, et, en compagnie de beaucoup d’autres, je subis unterrible genre de torture. Le trouble mental, dont je souffre, estsi grand que je crains de n’en pouvoir faire un récit intelligible.Je viens d’échapper à un spectacle d’inconcevables terreurs et,bien qu’ayant reçu une certaine éducation, et étant par suitecapable de m’exprimer avec clarté, j’endure une si violente crisede perturbation mentale et en même temps suis en un tel état defaiblesse physique, que je redoute pour celui entre les mains dequi tombera ce récit, de réelles difficultés de justecompréhension.

Je supplie néanmoins instamment celui-ci d’enpublier en toute hâte le contenu afin que sans délai on puisseenvoyer une expédition à notre secours, car, si l’état actuel deschoses continuait bien longtemps pour ceux que j’ai laissésderrière moi, j’ai grand peur que toute mesure prise pour leurdélivrance ne reste vaine.

Quant à moi et à mon compagnon, nousn’attendons plus guère que la mort.

Je me hâte d’aborder la partie importante demon récit, me contentant de donner au début les seulsrenseignements indispensables pour notre identification.

Le 14 octobre 1852, nous avons quitté Bostonsur le brick Hopewell,capitaine Campbell, à destinationdes îles de l’Océan Pacifique Méridional. Nous emportions unecargaison de marchandises variées dans le but de faire du négoceavec les indigènes, mais nous désirions en même temps trouver uneîle convenable dont nous pourrions prendre possession au nom desÉtats-Unis et où nous pourrions nous établir définitivement. C’estdans ce but que nous avions formé une société et fait l’acquisitiondu brick, afin de l’avoir en toute propriété et de le garder commemoyen de communication entre nous et le monde civilisé.

Ces faits et d’autres sont si connus de nosamis à Boston que j’estime parfaitement inutile de les exposer plusen détail. Il n’est pas davantage utile de dresser ici, pour plusample identification, la liste des noms de tous nos passagers etdes hommes de l’équipage : ils sont en effet tout au long surles registres du port à Boston.

Nous fûmes assez favorisés jusque dans levoisinage des îles Falkland. Mais fait assez inhabituel, nousassura le capitaine Campbell, le cap Horn avait revêtu son plusvilain aspect. En effet le brick était un lent voilier et l’étéantarctique était depuis longtemps fini quand nous avons rencontréle mauvais temps. À partir de ce moment-là, nous essuyons une sériede tempêtes ; après deux ou trois mois, cela se terminefinalement par une terrible rafale, qui non seulement coûte la vieà quelques hommes de l’équipage, mais encore démâte notre navire.La tempête continue et, le brick se trouvant entièrement à la mercidu vent et des flots, nous comprenons qu’il doit sombrer. Nousavons alors recours aux embarcations, les chargeant de provisionset de tous les objets nécessaires que nous pouvons emporter. Sansterre aucune en vue, au milieu d’une mer démontée qui, à toutinstant, semblait sur le point de nous engloutir, nous nous mettonsaux avirons et nous nous dirigeons vers le Nord-Ouest.

Il est à peine utile de dire que nous avionsperdu notre route, mais, tant bien que mal, nous pûmes établir quenous nous trouvions à peu près par le 136° 30 de longitudeouest et sur le tropique du Capricorne. Cela nous mettait à environcent soixante-dix milles d’un certain nombre de petites îlessituées à l’est du cent quarantième méridien. La perspectiven’était guère encourageante, et, dans les embarcations, tant lemauvais temps nous avait épuisés, il n’y avait presque aucun denous en état de manier convenablement les avirons. En outre, nousavions perdu nos compas et nos provisions étaient fortendommagées.

Cependant, nous avancions.

Le pauvre brick abandonné, en apparenceconscient de notre désertion, se conduisait d’une manière trèsbizarre. Poussé sans doute par le vent, il semblait faired’émouvants efforts pour nous rejoindre nous présentant tantôtl’avant, tantôt l’arrière, mais plongeant toujours le nez sousl’eau. Son tangage et ses embardées l’épuisaient ; la calepleine d’eau ne pouvait plus évidemment résister que quelquesminutes. En attendant, ce ne nous était pas une petite affaire quede nous garder à distance, car que nous nous dirigions d’un côté oude l’autre, il nous suivait et nous courions parfois un réeldanger. La fin pourtant arriva ; le brick, maintenant remplid’eau, s’enlevait majestueusement sur une lame, pour retomber surle flanc dans l’entre-deux ; il fit un courageux effort pourse redresser, mais aussitôt debout se couchait de nouveau et puiscoulait droit comme une masse de plomb.

Sa disparition nous jeta dans ladésolation ; car, d’après ce que nous savions et le capitaineCampbell avait déjà navigué dans ces parages, nous n’avions guèred’espoir de gagner la terre vivants.

À notre grande surprise, nous n’avions pasnagé plus de vingt nœuds quand – il était environ minuit, – parnotre avant bâbord, c’est-à-dire à l’ouest, nous aperçûmes un feu.Cela nous donna du courage ; de tout cœur nous fîmes force derames dans sa direction et, vers trois heures du matin, à notreinexprimable joie, nous tirions nos embarcations sur une magnifiqueplage de sable.

Notre lassitude était telle que, sans perdrede temps, nous nous étendions confortablement dans le sable etbientôt dormions profondément sur la terre ferme.

Le soleil avait, le lendemain, accompli plusde la moitié de sa course avant que l’un de nous s’éveillât.

À part quelques oiseaux au brillant plumage,pas un être vivant n’était en vue, mais nous n’avions pas plutôtcommencé à nous mouvoir qu’un certain nombre de beaux hommes, à lapeau brune, surgissant de différents côtés, s’approchaientsimultanément de nous.

Ils avaient autour du corps une ceinture d’oùtombait un court vêtement, formé d’un grossier tissu d’écorce et oùs’attachait un pesant sabre de métal.

C’étaient sans aucun doute des sauvages ;mais il y avait dans leurs manières une dignité qui les distinguaittout à fait des habitants connus des îles de la Mer du Sud. Notrecapitaine qui comprenait plusieurs des langues et dialectes de cesinsulaires, se trouva incapable de toute relation verbale avecceux-ci, mais nous ne fûmes pas longtemps à les trouverparticulièrement aptes à comprendre les signes. Ils noustémoignèrent beaucoup de pitié et, avec de multiples démonstrationsd’amitié, ils nous invitèrent à les suivre et à mettre leurhospitalité à l’épreuve.

Nous eûmes tôt fait d’accepter.

L’île, – nous l’apprîmes en route – avait unelongueur de dix heures de marche et une largeur de sept : nosyeux nous disaient la merveilleuse fécondité de son sol, car il yavait de grandes plantations de bananiers et d’autres curieusesespèces de plantes. L’étroitesse des routes indiquait l’absence devéhicules et de bêtes de somme, mais il y avait de multiplestémoignages d’une civilisation, qui, pour ces régions, paraissaitavoir atteint un extraordinaire développement : ainsi, parexemple, les champs étaient merveilleusement cultivés et lesmaisons construites de pierre, tandis que la culture de beaucoup defleurs superbes croissant dans l’île, dénotait de la part deshabitants, un indiscutable goût artistique.

J’énumère ces divers points en détail afin quel’île puisse être reconnue par les sauveteurs que nous réclamons detous nos vœux.

La ville, où l’on nous conduisit est unendroit d’une singulière beauté.

Si les rues n’en sont pas disposées avecordre, – les maisons sont éparses au hasard, – il y a du moins unfort sentiment du bien-être, de l’espace et une belle apparence depropreté. Les constructions sont toutes de pierre brute et ne sontpas divisées en appartements : portes et fenêtres ne sontfermées que par des nattes, témoignant ainsi de l’absence complètede voleurs. Un peu à l’écart, sur une hauteur, se dresse la maisondu roi ou chef. Elle ressemble fort aux autres, si ce n’est qu’elleest plus vaste, avec une salle sur le devant, où le roi expédie lesaffaires de son état.

C’est dans cette salle qu’on nous mena et leroi bientôt fit son entrée.

Il était vêtu avec une profusion plus barbareque ses sujets ; il portait autour du cou et aux oreilles deriches bijoux d’or et d’argent, évidemment sortis des mainsd’ouvriers européens, mais portés avec un absolu mépris de leurdestination première. De haute taille, vigoureux, bel homme, le roinous accueillit avec un sourire bienveillant ; si jamaisvisage humain témoigna de bonté de cœur, c’était le sien.

Il nous fit aussitôt comprendre que nousétions les bienvenus, que dans notre détresse toute sa sympathienous était acquise et que l’on veillerait à ce que nous nemanquions de rien jusqu’à ce qu’on trouvât un moyen de nousrapatrier ou tout au moins de nous conduire partout où nouspourrions désirer aller.

Il n’était pas du tout probable, dit-il, caril parlait un peu l’allemand, qu’aucun vaisseau venu du dehorsvisitât l’île qui semblait ignorée des navigateurs et c’était uneloi en vigueur dans l’île d’en interdire l’accès aux habitants detoute autre île. À certaines phases de la lune pourtant, ilenvoyait une embarcation dans une île, à plusieurs lieues de là,échanger les plus rares produits de son peuple contre certainesdenrées et, si nous le désirions, l’embarcation pourrait emmenerl’un de nous à tour de rôle, et le mettre à même de profiter dupassage éventuel d’un navire. Ce ne fut pas sans une nuanced’embarras, qu’il nous informa qu’il était obligé de nous imposerune légère restriction : il se hâtait d’ailleurs d’ajouterqu’elle n’entraverait en rien notre bien-être ni notre plaisir.L’on nous tiendrait, dit-il, à l’écart de son peuple qui étaitsimple et heureux ; il craignait qu’en nous mêlant à sessujets, nous ne fissions naître en eux des germes de discorde. Ilsn’avaient atteint leur condition actuelle que grâce à cettepolitique d’isolement absolu, pratiquée depuis de fort longuesannées.

Nous accueillîmes cette détermination avec unejoie que nous ne nous donnâmes même pas la peine de dissimuler, etle roi parut touché de nos témoignages de gratitude.

Quelque temps après, nous formions une petitecolonie à trois milles environ de la ville ; les indigènestrès habilement nous avaient, à l’aide de pieux, de nattes et dechaume, construit un nombre d’habitations suffisant pour notrebien-être et le roi mit à notre disposition une certaine étendue deterre à cultiver si le cœur nous en disait, nous envoyant un de sessujets les plus intelligents pour nous conseiller.

Nous étions arrivés dans l’île le 10 mai 1853et le 14 nous étions organisés en colonie.

Je ne puis m’attarder à une description plusétendue de cette île magnifique et du délicieux paysage qui nousenvironnait ; il me faut en toute hâte en venir au récit desterribles événements qui survinrent.

Nous étions dans l’île depuis un mois, quandle roi qui, à deux reprises, était venu nous rendre visite, envoyaun messager nous prévenir qu’une embarcation quitterait lelendemain et que si l’un d’entre nous désirait s’en aller, onl’emmènerait. Le messager nous confia que l’avis du roi était delaisser partir d’abord les maladifs ; mieux valait, dans lecas d’une maladie grave, qu’ils mourussent chez eux.

Nous ne prîmes pas garde à cette manièresingulière et un peu barbare de présenter la question, car notrereconnaissance pour le roi était si grande que l’expression de sonmoindre désir devenait pour nous un ordre. Ce fut donc John Foley,un charpentier, de Boston, que nous choisîmes : les fatiguesdu voyage avaient développé en lui le germe de la phtisie et deplus il n’avait parmi nous, comme c’était le cas de beaucoupd’autres, ni famille ni parents. Le pauvre garçon était tout confuset reconnaissant, et nous quitta tout heureux.

Je dois ici mentionner un fait singulier qui,lors du départ de Foley, sollicita particulièrement notreattention.

Nous étions dans une vallée spacieuse, presquecomplètement entourée de rochers perpendiculaires d’une grandehauteur et la mer n’était visible d’aucun point accessible. Àplusieurs reprises les plus jeunes et les plus alertes avaientcherché à s’éloigner de la vallée et à gagner le rivage, mais, àchacune de ces tentatives, des indigènes disposés de différentscôtés avaient soudain fait leur apparition dans les rares issuesque la nature avait creusées dans cette muraille de rocs, et avecdouceur, mais fermeté, avaient obligé nos jeunes gens à s’enretourner, disant que le roi désirait nous voir ne pas quitter lavallée.

Les plus âgés parmi nous déconseillaient cestentatives, les considérant comme des abus de confiance et desinfractions aux lois de l’hospitalité, mais la conviction d’êtreréellement prisonniers nous pesait néanmoins et nous devenait deplus en plus pénible.

Or, lorsqu’on emmena notre compagnon, unmouvement s’organisa parmi les jeunes dans le but d’atteindre unpoint élevé dominant la mer et d’observer la direction prise par lecanot où s’embarquait Foley. Le plan était de se diviser enplusieurs groupes et simultanément de gagner en forces lesdifférentes passes et de maîtriser, sans toutefois avoir recours àune violence dangereuse, les deux ou trois indigènes qui semblaientgarder ces points. Quand nos hommes y arrivèrent, ils se trouvèrenten face des quelques indigènes que l’on y voyait habituellement ettentèrent de se frayer une route, mais soudain apparut une troupenombreuse d’insulaires qui, tirant leurs sabres, prirent uneattitude si menaçante que les nôtres sans perdre de temps battirenten retraite. Chacun de nos groupes différents avait fait exactementla même expérience.

Bien qu’il n’y eût pas là de quoi légitimer lesentiment de malaise qui, lorsque ces faits furent connus, serépandit dans la colonie, les plus forts éprouvèrent un certainaccablement tandis que les plus faibles s’effrayaient. On tintconseil et l’on résolut de demander au roi une explication.

D’autres faits intéressants avaient d’ailleurseu lieu : entre autres choses, j’avais subrepticement acquisune connaissance assez étendue de la langue du pays. Je fus doncchoisi comme ambassadeur.

Ma mission échoua complètement.

Le roi, très bienveillant, me déclara que ceplan était nécessaire pour assurer l’isolement complet de sonpeuple et il me chargea de dire aux camarades que tout membre de lacolonie rencontré au-delà des limites serait puni de mort. De plus,le roi selon toute apparence froissé que nous ayons pu mettre endoute la droiture de sa conduite, me dit que dorénavant ilchoisirait lui-même ceux d’entre nous que l’on embarquerait.

J’avais été réellement impressionné par lecaractère supérieur de cet homme, et la conviction avec laquelle ilnous considérait comme appartenant à une race inférieure à lasienne, à la fois intellectuellement et moralement, m’avaitconfondu et placé vis-à-vis de lui dans une situationdéfavorable.

Quand je rapportai ces nouvelles à la colonie,un sentiment limitrophe du désespoir s’empara de chacun. Certainsd’un caractère plus violent proposèrent de se révolter et des’emparer de l’île, mais c’était là une idée tellement insenséequ’on l’abandonna aussitôt.

Quelque temps après le roi envoyait chercherAbsalon Maywood, l’un de nos jeunes gens, célibataire, mais quiavait avec lui sa mère.

Maywood, d’abord fort affaibli pendant latraversée par une attaque de scorbut, était tombé la proie denouveaux maux et se trouvait maintenant malade et très épuisé. Jen’insisterai pas sur l’émouvante séparation de ce fils et de savieille mère, ni sur la tristesse qui s’empara de la colonie toutentière.

Que devenaient ces hommes ?

Nul ne pouvait savoir où on les menait, nul nepouvait deviner leur destinée ! Et derrière nos efforts pourparaître gais et actifs, nous avions le cœur gros et peut-êtreaussi des pensées et des craintes qui n’osaient se formuler.

Un troisième fut mandé – un malade encorecelui-là, – cette fois un fermier souffrant de la poitrine, nomméJackson ; quelque temps après ce fut le tour d’un quatrième,une femme âgée atteinte d’un cancer ; une MmeLyons, précédemment modiste dans un quartier de Boston.

La patience et l’espoir qui nous soutenaientencore, tombèrent.

Les plus réfléchis parmi nous se réunirenttranquillement à l’écart pour discuter une ligne de conduite.

Le conseil fut présidé par le capitaineCampbell, homme froid et brave, toujours notre chef, et quitoujours avait plaidé la cause de la patience et de la soumission.Une pensée terrible pesait dans tous les esprits, mais nul n’avaitle courage de l’énoncer.

Après un certain nombre de discussionsoiseuses, le capitaine prononça l’allocution suivante :

– Mes amis, il est indigne de nous deceler plus longtemps la pensée que nous avons tous et qui, tôt outard, se devra formuler. C’est un fait connu que dans la plupartdes îles situées en ces parages l’horrible pratique du cannibalismeexiste.

Un silence prolongé suivit.

Mais tous nous étions satisfaits que c’eûtenfin été dit. Nul n’osait regarder son voisin ou lever les yeux dusol et tous nous avions sur le cœur un pesant fardeau.

– Néanmoins, reprit le capitaine, il estextrêmement difficile de croire que nous sommes menacés d’un pareilmalheur, car vous avez pu remarquer que l’on ne prend que lesmalingres et les malades. Or, bien certainement cela n’indique pasle cannibalisme.

Certains n’avaient pas envisagé ce côté de laquestion ; ils relevèrent vivement la tête, leurs figuress’éclairèrent.

Le capitaine continua :

– Toutefois vous avez dû observer quemalades et malingres nous ont maintenant tous quittés et ceci nouscrée une situation différente. J’ai une idée que je vous dirai toutà l’heure, et mon but, en vous réunissant, était d’en rechercherensemble le bien-fondé ou la fausseté. Mais, pour cela, il faut quel’un de nous, audacieux et agile, expose sa vie.

Presque tous les hommes présents offrirentleurs services.

Le capitaine secoua la tête et d’un signeréclama le silence :

– Il est indispensable, ajouta-t-il, quecet homme comprenne la langue, et je crains qu’il n’y en ait pas unseul parmi vous.

Déconcertés, tous se regardèrent, puis, commeje m’avançais, reportèrent sur ma personne leurs regards.

Le capitaine me considéra d’un airreconnaissant et dit :

– Promettons-nous maintenant de garder lachose secrète entre nous. Il ne faut pas que les autres le sachentencore maintenant, peut-être vaut-il mieux qu’ils ne le sachentjamais. Quand nos craintes se réaliseraient, ce ne serait qu’uneraison de plus pour garder notre secret. Est-ce bien compris ?Donc, monsieur Keating, le plan est le suivant : la prochainefois qu’on prendra l’un de nous, vous devrez, par ruse et non parviolence, vous échapper de notre prison, vous assurer de son sortet nous le faire connaître.

Une semaine après, car maintenant celasurvenait avec plus de fréquence, Lemuel Arthur, jeune homme devingt-deux ans, fut emmené vers une heure de l’après-midi.

Mon plan avait été longuement mûri.

Je me vêtis à la manière des insulaires, aprèsm’être bruni la peau à l’ocre, noirci les sourcils et les cheveuxavec un mélange de suie et de suif, et réussis à tromper lavigilance des gardes.

Je me trouvai donc libre dans l’île.

Je gagnai un point élevé, mais ne vis nulletrace d’embarcation prête à quitter l’île emportant Arthur. Quandla nuit fut venue, je descendis au village et en suivis lesconfins, me tenant autant que possible dans l’ombre. Je n’osaisadresser la parole à personne, mais je pouvais écouter, et bientôtj’entendis quelque chose qui me glaçait le cœur.

– Il y a si longtemps que nous n’enavions pas eu, disait un indigène à l’autre.

– Oui, et celui-ci sera délicieux. On ledit jeune et gras. C’est que nous n’en avons pas goûté depuis lenaufrage qui amenait dans l’île ces quatre hommes et leur femmecouverte de bijoux.

– C’est vrai ; mais celui-ci nesuffira pas encore pour tous et il y en aura beaucoup qui s’enpasseront.

– Qu’importe ? Ceux qui n’en aurontpas cette fois, n’en auront que plus de plaisir quand viendra leurtour. Ceux qui restent maintenant sont tous bons et gras, puisquele roi a pris les chétifs et les malades. Il n’a pas voulupermettre qu’on y touchât en dépit des plus instantes prières. Onles a sûrement mis dans le four à chaux.

Je me sentis si malade en entendant cela queje fus sur le point de me trahir, et que je dus certainement perdreune partie de la conversation. Mais bientôt je me rendis compte querien de ce qui avait été dit ne confirmait absolument l’horriblesort que je redoutais pour nos amis ; mes seules craintesavaient pu suffire à donner cette effrayante signification à leurspropos. Je regardai autour de moi, ils avaient disparu.

Avec précaution je gagnai un autre point duvillage, toujours dans l’ombre, et en certain endroit j’entendisune autre conversation, la suivante :

– Sait-il ce qu’on veut faire delui ?

– Non, mais il redoute quelque chose. Ilne comprend pas notre langue. Il a essayé cet après-midi des’échapper et de gagner la côte où il pensait que l’attendait lecanot et s’est emporté quand on a tenté de l’arrêter.

– Et qu’a-t-on fait ?

– On l’a conduit devant le roi qui lui atémoigné tant de bonté que le jeune homme s’est calmé. Notre roiest si doux, ils croient toujours ce qu’il leur dit !

Là-dessus, l’insulaire éclata d’un bon grosrire.

– Et les autres n’ont-ils pas desoupçons ?

– On le craint. Rolulu, le fermier, adéclaré qu’ils paraissaient inquiets et troublés et tenaient desconciliabules secrets.

– Que pensez-vous qu’ils feraient s’ilsdécouvraient la vérité ?

– Ils se révolteraient, je pense, car ilssemblent capables de se battre.

– Mais ils n’ont pas d’armes, et noussommes plus de cent contre un.

– C’est vrai, et de cette manière-là onn’aurait pas de morts à déplorer ni d’un côté ni de l’autre. Aprèsla révolte, on en serait quitte pour les surveiller plusétroitement et tout irait bien, en somme. On continuerait à lesprendre un à un, comme on le fait maintenant.

– Ils pourraient refuser de mangersuffisamment et se laisser maigrir.

– C’est certainement ce qui arriverait,mais cela ne durerait qu’un temps ; vous avez en effet dûremarquer que les nôtres eux-mêmes, quand ils sont condamnés,perdent d’abord de leur embonpoint, mais invariablement finissentpar en prendre leur parti et engraissent plus que jamais.

Les paroles de celui-ci, fonctionnaire du roi,bien évidemment, m’inspirèrent une telle horreur que je ne pussupporter d’en entendre davantage.

Je m’éloignai, me demandant si je retourneraisà la colonie rendre compte de ce que j’avais entendu ou si jeresterais afin d’assister jusqu’au bout à la terrible tragédie.Comme il n’y avait rien à gagner à un retour immédiat, je medécidai à rester. Dans l’horreur même du spectacle ne pouvais-jepas puiser quelque moyen de délivrance ?

Je compris bientôt, en voyant l’affluence deshabitants vers une certaine place, que quelque chose d’uneinhabituelle importance se préparait. Du mieux qu’il me futpossible, à l’aide d’un détour, je gagnai le point de convergence,situé dans le voisinage de la maison du roi et là j’assistai àd’extraordinaires préparatifs.

Sur la place brûlait un grand feu dejoie ; à l’entour, formant un immense cercle, se tenaient descentaines des étranges demi-sauvages de l’île, qu’une patrouillearmée maintenait à une certaine distance. D’un côté, dans un espacevide sur un tertre, se dressait un siège élevé que je supposairéservé au roi.

Manifestement, on se disposait à assister à unspectacle d’importance, ayant probablement un caractère decérémonie.

Le côté le plus curieux était l’activitédéployée par un certain nombre d’ouvriers, occupés à tirer du feude larges pierres chaudes et à les disposer en forme de remblaioblong. Ce remblai avait ceci de particulier qu’il renfermait unespace libre de six pieds de long sur deux de large et ceshommes ; sur les ordres d’un surveillant, l’élevaient d’unehauteur de deux pieds. Les pierres brûlantes étaient difficiles àmanier, même avec l’aide de brancards.

Ils étaient encore au travail, quand la grandeexcitation contenue qui animait la foule, trouva dans l’arrivée duroi une excuse pour s’exprimer. Le roi, attifé avec un luxeinhabituel, s’avançait solennellement à la tête d’une suite etgagnait son siège élevé. Puis il donna un ordre que vul’éloignement, je ne pus entendre. Je m’approchai un peu plus grâceà la sécurité que m’offrait la situation, et j’entendis laconversation suivante :

– Pour combien va-t-il y enavoir ?

– Pour une quarantaine, dit-on. Lesfemmes, vous savez, ne doivent pas en avoir, c’est défendu.

– Oui.

– Ce sont les chefs qui en recevrontd’abord. Le prochain sera distribué à soixante hommes de lagarde.

– Et le suivant ?

– À la garde encore, jusqu’à ce que tousaient eu leur part, et l’on en distribuera ensuite au peuple parroulement, mais la ration de chacun sera plus petite.

À cet instant une étrange procession sortit dela maison du roi.

En tête marchaient deux prêtres qui récitaientune psalmodie plaintive ; derrière eux s’avançaient quatrehommes, armés d’instruments curieux, – on eût dit des fléaux.Ensuite venaient quatre guerriers et, derrière eux, solidementgarrotté et complètement nu, marchait mon jeune ami, Arthur. Sixguerriers fermaient la marche.

La peau blanche d’Arthur contrastait aveccelle des sauvages qui l’entouraient. Il avait la figure très pâle,et ses yeux, démesurément dilatés se tournaient vivement de touscôtés en quête d’un dernier espoir.

Le groupe fit halte devant le roi ; lesinsulaires se rangèrent et s’inclinèrent profondément, attendant denouveaux ordres.

Avant tout ceci, un sauvage devant moi avaitdit à un autre : Ces pierres chaudes vont finir par serefroidir.

– Il n’y a pas de danger ; ellesconservent très longtemps leur chaleur. Si elles étaient tropchaudes, elles le brûleraient.

– C’est juste.

– Elles sont bien trop chaudesmaintenant, mais on ne va pas en avoir besoin tout de suite.

– Vont-ils se servir d’abord du sabre,comme on l’a fait pour ces gens aux bijoux ?

– Non ; la plus grande partie dusang se perdait. Le roi a eu une nouvelle idée. On doit se servirde fléaux qui auront en outre l’avantage de rendre sa chair trèstendre. Notre roi est un sage.

Le jeune Arthur maintenant – le roi ayantdonné ses ordres – était entouré d’un cercle d’hommes armés, aumilieu desquels avaient pris place les quatre insulaires quiportaient les fléaux. On l’avait attaché par les mains à un poteauenfoncé dans le sol. Le roi de la main donna un signal et lesquatre hommes frappèrent de leurs fléaux, mais avec une forcemodérée, le corps nu d’Arthur. Ces instruments étaient lourds etils prenaient évidemment soin de ne pas lui briser la peau. Sousles coups, le pauvre garçon frémit et son corps se contracta, maispas un son ne s’échappa de ses lèvres. Les fléaux de nouveaus’abaissèrent.

Et moi, que faisais-je pendant ce temps ?Quelles étaient mes pensées ? Je ne sais, mais quand lesseconds coups lui eurent été portés et qu’Arthur eut poussé un cride d’agonie, je m’élançai à travers le cercle de sauvages, meprécipitai au milieu du groupe qui entourait le prisonnier,arrachai à un guerrier son sabre, courus au roi, lui fendis latête, revins à Arthur, coupai ses liens, le saisis par la main etl’entraînai à toute vitesse dans la nuit.

Jamais surprise ne fut plus complète que cellede ces sauvages voyant un des leurs, à ce qu’ils croyaient,délivrer le prisonnier et massacrer le roi.

Un grand cri retentit bientôt et un certainnombre s’élancèrent sur nos pas. Mais ils avaient le corps du roiet les pierres brûlantes attendaient ! Il n’y avait plusd’autorité ! Ceux qui nous poursuivaient, un à un,s’arrêtèrent et les autres, découragés, renoncèrent à la poursuite.Nous courûmes au rivage ; il y avait un canot, et un instantaprès nous nous éloignions du rivage.

Nous sommes libres, tous deux ! À quoicela nous avance-t-il ?

Nous n’avons pas la moindre idée de ladirection à suivre ; nous n’avons de nourriture ; nousn’osons rejoindre nos amis, car il n’y a pour nous d’espérance deles délivrer que dans l’improbable espoir d’aborder quelque part.Nous avons fait force de rames toute la nuit ; nous voicimaintenant à une heure avancée de l’après-midi ; nous n’avonsrien à manger ni à boire ; nous commençons à souffrir, et noussommes nus tous les deux et le soleil nous dévore.

J’écris ce récit sur des chiffons de papierdont j’avais eu la prudence de me munir en cas de semblableréussite et je vais maintenant le confier à la mer, priant qu’on ledécouvre avec l’ardeur que seul peut mettre en ses prières le plusmalheureux des êtres réduits à toute extrémité.

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