Le Singe, l’idiot et autres gens

II

Elle ouvrit les yeux.

Elle était étendue sur son lit, son mari,assis près d’elle lui pressant les mains et la regardantanxieusement.

Quelques instants s’écoulèrent avant qu’elleeût rassemblé ses esprits et pu comprendre les affectueuses parolesde son mari, mais en le voyant sain et sauf à ses côtés sa secondepensée fut pour Velasco.

– Où est Basilio ? demanda-t-elle,se redressant brusquement et regardant craintivement autourd’elle.

– Il est en sécurité, mon aimée. Nepensez plus à ce Basilio qui voulait faire du mal à ma Violante.Soyez calme, pour l’amour de moi, ma chère femme.

– Oh ! je ne puis, je ne puis !Parlez-moi de Basilio.

Et à voix basse, d’un ton de frayeur, elledemanda :

– Vous l’avez tué ?

– Non, mon aimée, Basilio est vivant.

Elle laissa retomber sa tête surl’oreiller.

– Dieu soit loué !murmura-t-elle.

Brusquement elle se redressa et vivementregarda son mari dans les yeux.

– Vous ne m’avez jamais trompée, dit-elleprécipitamment ; mais, Robert, il faut que je sache la vérité.Ne craignez rien, je puis la supporter. Pour l’amour de Dieu, ami,dites-moi la vérité !

Effrayé, il la prit dans ses bras, etdit :

– Soyez calme, ma Violante. LeTout-Puissant m’en est témoin, Basilio est vivant.

– Vivant ! Vivant !s’écria-t-elle, qu’entendez-vous par là ? Vous avez unearrière-pensée, ami. Je connais trop votre nature fougueuse… Vousne pouviez pas lui faire grâce si aisément. Dites-moi toute lavérité, Robert, ou j’en deviendrai folle !

Il y avait dans le ton de sa voix tantd’instance et d’égarement qu’une échappatoire eût étéimprudente.

Il le comprit.

– Je vais vous la dire, Violante, je vaisvous la dire. Écoutez ; sur mon âme, voici toute la vérité.Quand je vous ai vue lâcher le pistolet et vous affaisser sur leparquet, je sus que vous vous étiez évanouie. J’ordonnai auxvaqueros de s’assurer de l’arme et de garder Basilio. Puis jemontai à votre chambre, vous plaçai sur votre lit, défis vosvêtements et m’efforçai de mon mieux de vous faire revenir à vous.Mais vous demeuriez sans connaissance…

– Basilio ! Basilio !parlez-moi de lui.

– J’allai à la fenêtre et j’envoyai un demes vaqueros à l’hacienda mander un médecin et je dis à l’autre deconduire ici Basilio, dans cette chambre. Il entra faible ettremblant, car il était tombé de sa branche et dans sa chutes’était étourdi, mais sans se faire grand mal. Il pensait quej’allais le tuer ici même, mais cela je ne le pouvais pas. J’avaispeur à cause de vous, Violante. Il était très tranquille et jesouffrais…

– Vite, Robert, faites vite !

– Il ne dit rien. Je lui parlai. Ilbaissa la tête et me demanda de le laisser prier. Je lui dis que jene le tuerai pas. Sa physionomie aussitôt s’éclaira. Il se jeta àmes pieds, m’étreignit les genoux et baisa mes chaussures, pleurantcomme un enfant. C’était à faire pitié, Violante.

– Pauvre Basilio !

– Il me demanda de le punir. Il ouvrit sachemise et me supplia de le frapper. Je lui dis que je ne letoucherai pas. Il me dit qu’il serait toute sa vie mon esclave etle vôtre, mais il continua de réclamer une expiation physique… Ilme fallut le punir. « Fort bien », lui dis-je. Je metournai vers Nicolas et lui ordonnai d’infliger à Basilio quelqueléger châtiment qui pût lui soulager le cœur. Nicolas l’emmena,l’attacha au dos d’un cheval et lâcha la bête dans le corral.Nicolas revint me dire ce qu’il avait fait. Je répondis que c’étaitparfait et qu’aussitôt que je pourrais vous quitter, j’iraisdélivrer Basilio. J’ordonnai alors à Nicolas de partir pour laplaine et de ramener Alice, car elle était trop lasse pour reveniravec moi.

– Et Basilio est encore maintenant dansle corral ?

– Oui.

– Comment a-t-il été attaché aucheval ?

– Je ne sais trop, Nicolas ne me l’a pasdit ; mais soyez certaine qu’il est en sûreté.

Elle jeta ses bras au cou de son mari etl’embrassa à plusieurs reprises, disant :

– Mon noble, mon généreux ami !s’écria-t-elle. Je vous aime encore mille fois plus. Maintenant,Robert, allez tout de suite délivrer Basilio.

– Je ne puis vous quitter, aimée.

– Il le faut, quittez-moi ! Je vaistout à fait bien maintenant. Si vous n’y allez, j’irai.

– Très bien.

Il ne fut pas plus tôt sorti de la chambrequ’elle s’élança de son lit, saisit un canif et sans bruit lesuivit ; il ne la soupçonna pas proche derrière lui, tandisqu’il se dirigeait vers le corral.

Arrivée à une courte distance de la maison,son oreille très fine, perçut un bruit particulier qui lui fitfroid par tout le corps. C’étaient de faibles cris d’agonie, et ilsprovenaient d’une direction différente de celle du corral.Étourdiment, et par suite imprudemment, elle courut de leur côtésans appeler son mari et ne tarda pas à être témoin d’un effroyablespectacle.

Mc Pherson poursuivit sa route jusqu’aucorral, mais lorsqu’il y arriva, il fut surpris de ne pas trouverBasilio dans l’enclos.

La porte en était fermée ; le chevalauquel on l’avait attaché ne s’était donc pas échappé par là.Regardant autour de lui, il constata parmi les chevaux des signesévidents d’une perturbation, causée sans aucun doute par la vueinhabituelle d’un homme attaché sur le dos de l’un d’entre eux. Leterrain était dans tous les sens battu et foulé par leurssabots ; une soudaine panique avait jeté le désarroi parmieux.

La bête à laquelle Nicolas avait attachéBasilio n’était pas là.

Contrarié de la maladresse de Nicolas, McPherson chercha jusqu’à ce qu’il eût trouvé l’endroit de lapalissade par où s’était échappé le cheval de Basilio.

Alarmé et désolé à la fois, Mc Phersonfranchit la clôture, releva la piste du cheval et la suivit, encourant.

Bientôt il s’apercevait que l’animal, dans sacourse folle, s’était frayé un chemin à travers la haie qui fermaitle rucher et avait ravagé les vingt ou trente ruches qui s’ytrouvaient. Mc Pherson vit alors un spectacle qui un instantl’anéantit tout entier.

La señora, guidée par une intelligence plusprompte que celle de son mari, était allée droit au rucher.

Là, elle vit le cheval, avec Basilio, nujusqu’à la ceinture, lié sur le dos ; l’animal, fou, secabrait parmi les ruches, les réduisant en pièces à coups de sabotsau fur et à mesure que les cruels insectes le piquaient de leuraiguillon. Basilio était attaché, la face tournée vers le ciel dontle soleil torride lui brûlait les yeux, car Nicolas était dévoué àla señora et avait résolu de rendre le châtiment aussi dur quepossible à l’ingrat. Les abeilles s’étaient attachées par centainesau torse sans défense de Basilio, lui infligeant vingt piqûres pourune à la bête, sans qu’il lui fût possible de se protéger. Milleaiguillons déjà lui avaient sur la figure et le corps inoculé leurpoison ; ses traits étaient hideusement bouffis et décomposés,les boursouflures de sa poitrine lui avaient fait perdre touteforme humaine.

Sans une minute d’hésitation, la señoras’élança et courut au secours de Basilio, priant Dieu de tout sonsouffle. Les cris du malheureux étaient indistincts, car ses forcesl’avaient presque totalement abandonné, et son incroyable torturelui avait fait perdre toute présence d’esprit. S’approcher del’animal emballé, au milieu de cet essaim d’abeilles, c’était pourViolante s’offrir à une mort certaine.

Elle s’élança.

Avec toute l’assurance d’une écuyère deprofession, elle enroula les doigts d’une main dans les naseaux dela bête affolée, la réduisant immédiatement à la soumission. Puis,sans souci des piqûres que les insectes lui infligeaient à lafigure et aux mains, elle coupait les liens de Basilio etsaisissait dans ses bras le corps informe qui glissait sur le sol.Alors, le prenant par-dessous les bras, elle le traîna avec unevigueur peu commune hors de l’enclos, loin des meurtriers assautsdes abeilles.

Il gémissait ; sa tête roulait d’uneépaule à l’autre. Le gonflement des paupières lui bouchait les yeuxet il ne pouvait la voir, mais, n’en eût-il pas été ainsi, il nel’eût pu davantage reconnaître. Elle l’étendit à l’ombre d’un groschêne et vit, à sa respiration convulsive et courte que c’en seraitbientôt fait de lui.

Inconsciente de la présence de son mari qui setenait maintenant respectueusement, le front découvert, derrièreelle, elle leva vers le ciel sa figure frêle et ses beaux yeux, etdoucement pria :

– Sainte Mère de Jésus, entends la prièrede ta malheureuse fille, et intercède pour cette âme sansabsolution.

Elle reporta ses yeux sur Basilio et vit qu’ilétait mort.

Faible, elle se leva en chancelant, et,apercevant son mari, elle l’appela par son nom, tendit vers lui lesmains et tomba sans connaissance dans ses bras vigoureux.

Et c’est ainsi qu’il l’emporta au rancho, luicouvrant le visage de baisers, tandis que des larmes ruisselaientle long de ses joues.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer