Le Singe, l’idiot et autres gens

DEUX HOMMES SINGULIERS

Le premier était un vigoureux Italien, au cheftoisonné d’une dense broussaille de cheveux noirs rebelles.

Voici quelles circonstances avaient abouti àson engagement dans la troupe du Grand Musée Oriental sous ladénomination du « Merveilleux Sauvage au nez huppé,Hoolagaloo, capturé dans l’île de Milo, mer Égée, après une luttedésespérée » :

Il était bûcheron, doué d’une forceprodigieuse et d’un caractère violent. Un jour, dans la montagne,il se prit de querelle avec un camarade et ils en vinrent auxmains. L’Italien dut alors faire près de douze kilomètres à piedpour se rendre chez un chirurgien et lui réclamer des soins dont ilavait le plus urgent besoin. Quand il se présenta devant lui, ilavait la figure enveloppée de linges trempés de sang.

Il commença par farfouiller dans ses pocheset, ne trouvant pas ce qu’il cherchait, sa physionomie trahitl’anxiété la plus vive.

– Qu’y a-t-il ? demanda lechirurgien, et que diable cherchez-vous ?

L’homme se découvrit la bouche et d’une voixqui résonna comme un ophicléide, répondit :

– Mon nez.

– Votre nez !

– Oui. Je croyais l’avoir apporté, maisje ne le trouve plus.

– Votre nez dans votre poche !

– Sais plus… l’aurai perdu. Je me suisbattu avec un camarade, il m’a coupé le nez.

Le chirurgien l’assura que le nez coupén’aurait servi de rien.

– Mais je veux un nez ! glapitl’homme avec désespoir.

Le chirurgien lui affirma qu’il pourrait luien fabriquer un nouveau et l’homme parut fortement soulagé. Leretrait des linges révéla qu’une partie considérable du nezmanquait. Le chirurgien se mit alors à procéder à l’opérationfamilière de la rhinoplastie : cette dernière consiste à faireune incision en forme de V dans la peau du front immédiatementau-dessus du nez, à la détacher et à la ramener, en lui faisantfaire un demi-tour de façon à garder l’épidémie en dehors, pour enrecouvrir l’appendice nasal. Au cours de cette opération, il fitune intéressante découverte. Les dimensions du nez étaientconsidérables et le front bas, si bien que, pour assurer au segmentune longueur suffisante, il lui fallait empiéter sur le cuirchevelu. À cela point de remède, et ce fut avec quelqueappréhension que le chirurgien lui rasa une partie des cheveux ets’acquitta ensuite de sa tâche, qui d’ailleurs réussitadmirablement.

Avec le temps, pourtant, les craintes duchirurgien se réalisèrent.

À l’entour du bout du nez pointa une largerangée de cheveux noirs. Lorsque la peau se trouvait dans saposition normale au-dessus du front, les cheveux sur le bordpoussaient du haut en bas, mais comme dans sa position nouvelle, lapeau avait été renversée, les cheveux, bien entendu, poussèrent debas en haut, se recourbant légèrement vers les yeux. Ce donnait aubûcheron un aspect grotesque et hideux ; il entra en fureur.Le chirurgien, homme d’esprit prompt et, de plus, soucieux del’intégrité de son système osseux, le présenta au signorCastellani, directeur du Grand Musée Oriental et ce digneentrepreneur aussitôt l’enrôla dans sa troupe.

C’est ainsi que notre homme était devenu l’unedes plus grandes merveilles du monde.

Entre autres camarades dans la troupe, notrehomme comptait la Femme Coupée qui, en apparence, n’existait plusque jusqu’à la taille, et la remarquable Femme Tatouée, arrachéeaux mains de pirates chinois dans la mer des Célèbes, d’autresencore. Ces camarades connaissaient notre homme au nez huppé sousle nom de Bat, qu’on supposait être un diminutif deBartolommeo.

Le deuxième homme singulier dont s’occuperanotre histoire, était un petit individu de constitution délicate etd’humeur douce qui, n’ayant pas le sou, gagnait sa vie en écrivantdans les journaux. C’était un ami du signor Castellani et cet amidu patron entretenait les meilleures relations avec les« sujets » de ce dernier. Mais comme notre récit a pourbut de conter les petits secrets du Musée, il nous faut expliquerque Mlle Zoé, la Femme Coupée que l’affiche annonçaitcomme le Merveilleux Phénomène Français, était de la part du jeunehomme l’objet d’une réelle et très profonde admiration. Dans la vieprivée, elle portait le nom de Maggie (à l’origine trèsvraisemblablement Marguerite) et elle était l’unique fille etl’orgueil de Castellani. Zoé était jolie, avait les joues roses etun petit nez moucheté de taches de rousseur. Notre publiciste sansle sou, s’appelait Sampey.

Or Sampey était, en secret, amoureux deZoé.

En tant que Femme Coupée, les devoirsprofessionnels de Mlle Zoé n’allaient pas sans quelquemonotonie. Elle avait donc de multiples occasions d’observer et deréfléchir ; elle était de plus jeune et appartenait au sexeféminin ; aussi rêvait-elle !

Ce qu’elle observait le plus, c’étaient lesyeux. Ces yeux qui la regardaient, tandis qu’elle se balançaitdoucement sur son petit plateau devant le public aux heures desreprésentations. Sa baraque dorée était très achalandée, car elleétait jolie et les bonnes âmes plaignaient fort la bonne créaturede s’arrêter ainsi à la taille ! Mais loin d’être déprimée parl’apparente absence de cette partie de son corps qu’eût dû dominersa ceinture d’or à l’étincelante boucle de diamant, elle étaitenjouée et chantait parfois une courte chanson. La séduction de sesmanières, la douceur de sa voix, la rondeur de ses bras et de sesépaules avaient conquis le cœur de Sampey et lui inspiraient unzèle d’autant plus grand à trouver des noms dont Castellani dotaitses « sujets ».

Sa bonne fortune fit tourner la tête àHoolagaloo. Parce qu’il était monstrueux, il s’imagina être grand.Il devint arrogant et présomptueux. Lui aussi, il aima Zoé.

Ainsi s’établit une rivalité entre Sampey etl’Homme Sauvage de l’île de Milo.

Qu’en pensait Zoé ? Lequelaimait-elle ? – ou même en aimait-elle un ? Observatriceet réfléchie, elle rêvait. Mais comme elle ne voyait que des yeux,c’est seulement d’yeux qu’elle rêvait.

– Ah ! soupirait l’innocente jeunefille, plût au ciel que je puisse trouver dans la réalité les yeuxde mes rêves. Dire que sur tant d’yeux qui me fixent dans mabaraque, je n’ai pas encore rencontré les yeux de mes rêves !Des bleus, des bruns, des noirs, des gris, j’en vois de toutes lesnuances et ceux que je désirerais tant voir ne sont pas venusencore ! Ils sont si ordinaires ceux que je vois, si communsceux qui les possèdent. Je suis certaine que seuls des princes, deschevaliers et des héros peuvent avoir ces yeux qui me sourient dansmon sommeil. Je suis certaine aussi que ces yeux viendront à moi unjour et qu’à ce signe je connaîtrai mon héros, mon maître, monamour !

Un jour, elle en toucha prudemment un mot àl’Homme Sauvage de Milo, un grossier éclat de rire fut toute laréponse qu’elle en tira, mais il comprit qu’il avait fait une fauteet l’embrassa. Il lui mit ainsi dans les yeux, dans ses jolis yeuxbleus, les cheveux de son nez huppé, et elle frémit.

Elle s’en ouvrit alors à Sampey qui étaitréfléchi, prudent et froid. Il écouta, surpris, mais attentif.Quand il eut retrouvé toute sa présence d’esprit, gravement ildemanda :

– Maggie, ces yeux que vous voyez dansvos rêves, est-ce leur couleur particulière ou leur expression quivous attire ?

– Leur couleur, répondit-elle.

– Quelle est-elle ?

– Une douce, pâle et limpide couleurd’ambre.

Et elle dit cela si innocemment, sisérieusement, si doucement aussi, qu’il ne put douter ni de sasincérité ni de sa raison. Ce lui fut un coup terrible que cetaveu.

Néanmoins, il se mit l’esprit à la torture.Méditant, analysant, fouillant les moindres recoins du magasin deses ressources mentales, il lutta avec le courage du désespoir.Bientôt une brillante lueur d’intelligence, descendue on ne saitd’où, éclaira sa physionomie inquiète. Cette lueur grandissant peuà peu, augmentant en éclat, illumina bientôt toutes ses facultés etfinalement, lui montra la route à suivre pour devenir l’un des deuxhommes singuliers de ce récit.

– Je vois, dit-il, essayant de masquerl’air de triomphe de son visage, que vous n’avez pas complètementapprofondi le problème des yeux. C’est vrai, seuls les héros ontdes yeux couleur d’ambre. Mais ces yeux sont le symbole del’héroïsme dont les marqua le ciel, et bien qu’un homme puisse nepas avoir donné des preuves d’héroïsme, dès que l’essence d’unvéritable héroïsme est en lui, ses yeux, sans qu’il se rende comptedu fait, prennent la nuance ambrée entrevue dans vos rêves.Parfois, dans le développement de cet esprit d’héroïsme, cettecouleur n’est encore que transitoire ; mais avec le temps elledoit devenir permanente. Maggie, ces rêves révèlent votre destinée.Vous devez épouser un héros et quand il viendra vous lereconnaîtrez à l’ambre de ses yeux.

En disant ces mots, Sampey poussa un longsoupir, car Maggie, attentive, interrogeait ses yeux gris.

Comment ? Dans son aveugledésintéressement se sacrifiait-il donc aux caprices d’une jeunesotte ? Mais alors, que signifiaient la légèreté de sadémarche et la joie de son sourire, dès que celle-ci fut hors devue ?

Mlle Zoé, la Femme Coupée, certainsoir, une semaine ou deux après cet entretien, balançait sademi-personne et chantait sa petite chanson, tout comme ellechantait et se balançait les soirs précédents. Écarquillés par lasurprise, des yeux de toutes sortes la contemplaient, quand soudainson petit cœur fit un bond. Là, devant elle, la considérant avecune tendresse infinie, se trouvait un couple divin d’yeux d’unedouce, pâle et limpide couleur d’ambre ! (Une femme dans lepublic aperçut par hasard, elle aussi, cet extraordinaire spectacleet en fut tellement effrayée qu’elle s’évanouit, croyant avoir vuun cadavre).

Les yeux ambrés aussitôt disparurent, avecleur propriétaire, un certain Sampey. Mais un petit cœur angoissédans un corps rond et potelé l’avait reconnu, savait que c’étaitlui, savait par conséquent que son promis était venu et, ce quiétait le plus extraordinaire, sous les traits du conseillerlittéraire de son père ! Quel choc pourtant, quand, lelendemain, le héros de ses rêves vint à elle avec ses yeux grispâle de tous les jours, un peu bavochés et tant soit peuhumides !

– Sampey ! s’écria-t-elle,consternée, violemment précipitée du ciel.

– Maggie !

– Vos yeux hier soir… Vous étiez alors unhéros ; mais aujourd’hui…

– Un héros ! répéta naïvementSampey.

– Mais oui ! Hier soir, vous aviezdes yeux ambrés… de si beaux yeux… les yeux du héros de mesrêves !

– Ma chère enfant, bien certainement vousavez rêvé.

– Oh, que non ! Je les ai vus !Comme mon cœur a bondi !… Je vous ai reconnu… je vous aireconnu… et vos yeux étaient couleur d’ambre !

Sampey sourit tristement, non sans quelquecomplaisance, puis dit avec une grande modestie :

– Je ne puis mettre en doute ce que vousme dites, ma chère enfant, mais, je vous l’assure, j’étais bieninconscient de la couleur ambrée de mes yeux. Je voudrais qu’il mefût permis de vous avouer, combien mon âme a récemment été remuéepar d’étranges sollicitations d’héroïsme, mais ce serait me vanteret le véritable héroïsme est modeste toujours. Cependant, je nedois pas être surpris que vous en ayez découvert la marque réelleavant que j’en aie même soupçonné l’existence. Mais telle est,chère enfant, le signe distinctif d’un vrai héros, il ignore sonpropre héroïsme.

Il lui prit la main d’un air langoureux et lapressa. Elle rougit et s’enfuit.

Le signor Castellani était riche, mais n’enétait pas moins resté homme d’affaires. Sa fille n’épouseraitjamais qu’un homme ayant assez d’argent pour garantir son mérite.Avec une perspicacité rare chez un homme, il avait remarquél’admiration de nos deux hommes singuliers pour sa fille. Or, Batétant un « sujet » rare, se faisait rapidement un sac,tandis que Sampey n’était qu’un misérable publiciste. Castellanisentit le besoin d’un associé. Pourquoi cet associé ne serait-ilpas un gendre ? À ce point de vue, certes, Bat était autrementappréciable que Sampey !

Sampey était un malin et Bat était un niais.D’autre part, Bat était hardi et Sampey était timide. Bat avait lecourage de la brute. Sampey savait qu’il était certains moyensd’effrayer des brutes courageuses. Il se prépara à la lutte.

Il se rendit un jour au Musée entre deuxreprésentations et eût vite trouvé l’Homme Sauvage de Milo. Cedernier ayant des loisirs fumait une cigarette dans un cointranquille et sa fumée s’enlevait en spirales gracieuses au-dessusde la huppe de son nez. Sampey était plus pâle qu’à l’ordinaire etun brin tant soit peu nerveux, car le but de sa visite n’allait passans être hasardeux. Bat, qui se trouvait être de joyeuse humeur,le salua le premier :

– Hé ! appela-t-il.

Sampey se dirigea droit vers lui.

– Vous aimez la baraque, hein,Samp ? Vous venez tous les jours. Bon endroit, hein,Samp ?

– Très bon endroit, Bat, répondittranquillement Sampey, qui s’efforçait de paraître indifférent touten fouillant nerveusement dans sa poche.

– Le signor Castellani est un grandhomme, un brave homme, un excellent homme. Vous l’aimez ?

– Beaucoup.

Les manières de Sampey étaient bizarres.

Les yeux de Bat brillèrent d’un éclatdangereux.

– Vous aimez la fille aussi, hein,Samp.

– La… oh !… la Femme Tatouée ?Oui, beaucoup certainement.

– Ah, finaud de Samp ! Je parle dela petite demoiselle potelée… de Maggie.

– Oh ! Maggie ? La fille deCastellani ?

– Oui.

– Ma foi, je ne la connais pasautant.

– Vous ne connaissez pasMaggie ?

L’œil de Bat devenait dangereusement farouche.Il quitta son attitude de repos, se raidissant et gonflant sesmuscles.

– Vous ne connaissez pas, Maggie !répéta-t-il, vous croyez donc que je suis si aveugle. Vous aimezMaggie ! Vous voulez l’épouser ! Vous la jugez riche, uneproie. Vous n’êtes qu’un misérable sournois !

Et Bat, qui peu à peu s’était échauffé, lançalà-dessus un éloquent juron italien.

Pour Sampey, c’était l’instant propice.

Les deux hommes étaient seuls : Batfurieux et mordu par la jalousie, Sampey craintif, mais résolu. Labrutalité contre l’intelligence, la force dogue luttant avec uneloutre, un coq de combat avec un hibou.

Sampey fit semblant d’avoir par accidentlaissé tomber quelque objet. Il se baissa pour le ramasser etquelques secondes s’écoulèrent avant qu’il feignit l’avoirretrouvé. Tout en le cherchant, il s’était rapproché de Bat etlorsqu’il se redressa, leurs deux visages se trouvèrent tout prèsl’un de l’autre. Alors, soudain il leva les yeux et les fixahardiment sur ceux de l’Homme Sauvage de Milo.

Bat, pendant ce temps, avait continué soninjurieuse tirade dans le but très évident de provoquer au combatle paisible publiciste. Mais quand Sampey leva les yeux et l’eutregardé de son regard particulier, Bat un instant le considéra avecune stupéfaction muette, puis, le visage livide, se recula, enpoussant une exclamation de terreur :

– Santa Maria !

Une demi-minute il contempla, épouvanté, lespectacle qu’il avait devant lui, la bouche ouverte, les yeuxfixes, fasciné, frappé de stupeur, consterné. Sampey, si paisible,Sampey aux yeux de colombe, était transformé. Ce n’étaient plus sesyeux gris habituels, si connus de Bat, ce n’étaient pas les yeux àla douce couleur d’ambre qui avaient fait battre le cœur de lapauvre Zoé, non, Sampey considérait sa victime avec des yeux d’unrouge farouche et révolutionnaire !

Bat, dont l’insolence était maintenant tombée,se sauva. Il raconta son merveilleux récit. Castellani, auxoreilles de qui il était enfin parvenu, fronça le sourcil, pensantque Bat était pris de boisson. La Femme Tatouée éclata de rire. Zoés’étonna et resta troublée, mais, ce soir-là, devant la rampe de labaraque dorée, vers la fin du spectacle, avant que se fermât lerideau, elle aperçut son héros qui la contemplant tendrement avecdes yeux d’une douce, pâle et limpide couleur d’ambre. Après cela,elle s’endormit d’un sommeil calme et profond.

Quand Sampey vint le lendemain rendre savisite quotidienne au Musée, tous les « sujets » leconsidérèrent avec une réelle curiosité. Castellani sans ambageslui demanda ce que valaient ces histoires de Bat. Sampeys’attendait à la question et il était prêt à y répondre.

Après avoir fait jurer le secret le plusabsolu au forain, il lui confia :

– J’ai fait une grande découverte, danstous les détails de laquelle il m’est impossible d’entrer. Qu’il mesuffise donc pour aujourd’hui de vous dire qu’après des annéesd’expériences scientifiques, j’ai appris le secret de changer à mongré la couleur de mes yeux.

Il dit ceci très simplement, comme inconscientqu’il annonçait là l’une des choses les plus extraordinairesauxquelles les siècles eussent donné naissance.

Mais Castellani était à peindre.

Une grande secousse, ressemblant à une attaqued’apoplexie, paraissait avoir ébranlé tout son système. Étant hommed’affaires et particulièrement madré, il retrouva vite tout sonsang-froid et du ton le plus indifférent fit remarquer qu’unindividu qui pourrait à son gré changer la couleur de ses yeux,devrait vraisemblablement, s’il était convenablement lancé, tirerd’incontestables profits d’un semblable talent, puis il offrit àSampey quarante dollars par semaine pour figurer parmi ses sujetsdu Grand Musée Oriental. Sampey savait que le salaire de l’HommeSauvage de Milo s’élevait à deux cents dollars par semaine (sommequi, bien qu’élevée, était bien gagnée, vu que chacun avait ledroit de tirer sur la huppe de son nez pour s’assurer qu’ellen’était pas postiche) ; il demanda du temps pour réfléchir àcette offre splendide qui représentait pour lui une fortune.

Il avait la certitude de perdre Zoé, dèsqu’elle apprendrait que ses yeux couleur d’ambre n’étaient pointréellement les yeux d’un héros. Il se rendit chez un forain retirédes affaires et lui demanda quel salaire pouvait exiger un homme aunez huppé et un homme qui, à son gré, pouvait changer la couleur deses yeux.

Le forain répondit :

– J’ai vu l’homme au nez huppé deCastellani. Il gagne chez lui deux cents dollars par semaine. C’estbien payé. Si vous m’amenez un homme, pouvant à son gré changer lacouleur de ses yeux, je lui donne mille dollars par semaine et jereprends ma profession.

Sampey ne put de la nuit fermer l’œil.

Pendant ce temps, un changement s’étaitproduit chez Zoé : elle était subitement devenue pluscharmante que jamais. Elle avait visiblement grandi en gentillesseet en douceur et se montrait si bonne, si affable pour tous, ycompris l’Homme Sauvage de Milo (qu’elle avait jusque-là évité parpeur instinctive) que Bat reprit courage et jura de la conquérir,quand il devrait pour y arriver traverser un fleuve fait du sang deSampey. Or, notez ceci : il ne faut jamais trop faire fondssur la condescendance qu’une femme vous montre, il se peut que celaprovienne de son amour pour un autre.

Zoé était naïve, honnête et confiante. À lanaïveté se mesure la force de la foi. C’est son absurdité qui faitle charme de la foi. Zoé croyait en Sampey.

Sampey, soudain devenu étonnamment hardi etplein d’assurance, fit connaître à Castellani ses conditions,partage égal des bénéfices, et Castellani, en dépit de ses jurons,de ses menaces et de ses fanfaronnades, dut les accepter. Du coup,Sampey se trouvait riche. Castellani, de nouveau excessivementgracieux et aimable dès que fut signé le traité, invita Sampey à undîner intime dans ses appartements privés pour célébrer leurrécente association et, quelques instants après, Castellani, Zoé etSampey se trouvaient réunis autour d’un délicat repas. Zoé étaitéblouissante de grâce et de beauté, mais entre elle et Sampey semanifestait une certaine gêne. À un moment, elle laissa tomber saserviette et Sampey la ramassa ; accidentellement sa mainfrôla l’une des mignonnes pantoufles de Zoé et ce fut pénible devoir le pourpre de ses joues.

Tandis qu’ils étaient ainsi occupés, Bat, sanscérémonie, fit irruption dans la pièce, le visage enflammé, unéclair de triomphe dans les yeux. Il tenait à la main un petitcoffret qu’il leur mit grossièrement sous le nez. À cette vue,Sampey pâlit affreusement et se recula, impuissant à se mouvoir ouà parler.

– Je le tiens, le coquin ! cria Bat,menaçant du doigt Sampey tremblant, je l’ai surveillé : je letiens, le coquin ! Il ne vous a joué que de vilainstours !

L’Homme Sauvage de Milo plaça le coffret surla table et en souleva le couvercle. À l’intérieur apparut unemultitude de menus objets en forme de coupe et en verre blancopaque, chacun marqué au centre d’un anneau de couleur encerclantun espace de verre transparent ; la variété de la couleur desanneaux était considérable et ces menus objets étaient accoupléspar paires suivant leur couleur. Le coffret renfermait encore unefiole avec « cocaïne » sur l’étiquette et un petitpinceau de poils de chameau.

– Vous me regardez, reprit Hoolagalootrès excité. Eh bien, je me changerai la couleur de mes yeux toutcomme ce coquin de Samp.

Là-dessus, il trempe le pinceau dans la fioleet s’appliqua de son contenu sur les yeux, puis il prit deux descurieuses petites coupes de verre et se les glissa, l’une aprèsl’autre, par-dessus la prunelle sous la paupière, où elless’adaptèrent admirablement. C’étaient des yeux artificiels ques’était fait faire Sampey pour se couvrir ses prunelles naturellesselon les circonstances. Bat prit une attitude théâtrale ethurla :

– Diavolo !

Par un étrange hasard il avait pris deux yeuxqui n’étaient point appareillés. L’un de ses yeux était d’unedouce, pâle et limpide couleur d’ambre, l’autre d’un rouge faroucheet révolutionnaire. Ces yeux, joints à son nez huppé et à sonattitude tragique, lui donnaient un air si grotesque, si hideux,que Zoé, après s’être brusquement levée et avoir battu l’air de sesbras, tomba évanouie dans les bras de Sampey.

Bat dévorait des yeux son rival ;Castellani était abasourdi. Bientôt avec sa présence d’esprit,Sampey retrouva vite toute son assurance.

– Eh bien, lança-t-il avec mépris,serrant plus étroitement Zoé contre lui et la soutenant avec unetendre sollicitude. Eh bien, et après ?

Son insolence irrita Hoolagaloo.

– Comment, et après ? SantaMaria ! Misérable ! Ah ! Ah ! Elle ne vousépousera plus !

Sampey très délibérément écarta Zoé, demanière à prendre sa montre et, après en avoir un instant, trèscalme, considéré le cadran, il déclara :

– Voilà juste trente heures que Maggie etmoi, nous sommes mariés.

Ce fut un coup d’assommoir pour l’HommeSauvage.

Castellani, après un rude combat mental,s’était rendu compte de la situation ; alors, avec son égalitéd’âme habituelle et son air d’autorité bien connu, ilintervint :

– Ah ça, qu’est-ce que tout ce tapage,dites-moi ? Voulez-vous perdre votre situation, maîtreBat ? Sachez que mon gendre est aussi mon associé et,rappelez-vous, maître Bat, qu’il commande ici au même titre quemoi ?

Ce fut là le coup de grâce pour l’HommeSauvage de Milo. Il sortit en trébuchant, se rasa le nez, achetaune cognée et s’enfuit dans la montagne couper les arbres, laissantl’Homme Mystérieux aux yeux de spectre devenir le plus heureux desmaris et le plus prospère des « sujets » et des forainsde ce monde.

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