Le Singe, l’idiot et autres gens

II

Trois ans après environ, la conversationsuivante avait lieu entre le chef de la police et l’un de sesagents :

– Elle pourrait bien être folle,suggérait le chef.

– Je pense qu’elle l’est en effet.

– Et cependant vous ajoutez foi à sesdires !

– Oui.

– Singulier !

– Du tout. J’ai de mon côté apprisquelque chose !

– Quoi ?

– Beaucoup dans un sens, peu dansl’autre. Vous savez les bruits bizarres qui circulent sur son mari.Eh bien, ils sont tous absurdes – probablement à une exceptionprès. C’est, à tout prendre, un vieillard inoffensif, maisoriginal. Il a fait de merveilleuses opérations chirurgicales. Lesgens de son voisinage sont des ignorants ; ils le craignent etvoudraient se débarrasser de lui : de là un tas de racontarsqu’ils colportent de tous côtés et auxquels ils finissent parcroire eux-mêmes. Le seul fait important que j’aie retenu, c’estqu’il est presque follement enthousiaste des questions dechirurgie, et en particulier de chirurgie expérimentale : or,chez un enthousiaste, il n’y a guère place pour le scrupule. C’estlà ce qui me fait croire au dire de cette femme.

– Vous dites qu’elle paraissaitterrorisée ?

– Doublement, et parce qu’elle craignaitque son mari n’apprît sa trahison et parce qu’aussi la découverteen soi l’avait épouvantée.

– Mais ce qu’elle raconte de cettedécouverte est bien vague, dit le chef. Il lui cache tout,soigneusement. Elle en est réduite à de simples hypothèses.

– En partie, oui ; en partie, non.Elle a entendu des sons, bien qu’elle n’ait pu les distinguernettement. L’horreur lui ferma les yeux. Ce qu’elle croit avoir vuest, je l’admets, parfaitement absurde ; mais elle acertainement vu quelque chose de terrifiant. Il y a beaucoup depetits détails intéressants. Il n’a que rarement partagé ses repaspendant ces trois dernières années et presque toujours il emporteses aliments dans ses pièces réservées. Elle prétend, ou bien qu’ilen consomme une énorme quantité, ou bien qu’il les jette, ou bienqu’il nourrit un être quelconque d’un appétit prodigieux. Il luidonne comme explication qu’il garde des animaux pour sesexpériences. Or, c’est faux. De plus, il tient toujours la porte deses chambres soigneusement fermées. Ce n’est pas tout : il afait faire de doubles portes renforcées et fait poser de solidesbarreaux à une fenêtre qui cependant ne donne que sur une trèshaute muraille sans ouverture aucune et qui n’est distante que dequelques pieds.

– Que signifie tout cela ? demandale chef.

– C’est une vraie prison.

– Pour ses animaux, peut-être.

– Certainement pas.

– Pourquoi ?

– Parce que, en premier lieu, des cageseussent infiniment mieux valu ; en second lieu, lesprécautions qu’il a prises ne sont nullement en rapport avec cellesqu’exigerait la présence de quelques animaux ordinaires.

– Mais tout se peut expliqueraisément ; ne pourrait-il avoir en traitement quelque foudangereux ?

– J’y avais songé, mais ce n’est pas nonplus le cas.

– Comment le savez-vous ?

– En raisonnant ainsi : il atoujours refusé de traiter des cas de folie ; il s’en tient àla chirurgie ; les murs ne sont pas matelassés, car la femmeles a entendus résonner sous des coups furieux ; aucune forcehumaine, pour morbide qu’elle fût, n’expliquerait les précautionsprises ; il n’est pas probable qu’il cacherait à sa femme laprésence d’un fou confié à ses soins ; il n’est pas de foususceptible d’absorber tous les aliments qu’il emporte ; unefolie furieuse assez violente pour nécessiter toutes cesprécautions ne saurait se continuer pendant trois ans ; s’il yavait un fou dans l’affaire, il s’en serait suivi certainescommunications avec des gens du dehors, parents de sonmalade ; il n’y en a pas eu ; la femme a écouté à laserrure et n’a jamais entendu de bruits de voix ; et enfinnous avons la description vague que la femme nous a faite de cequ’elle a vu.

– Vous avez détruit toutes lessuppositions possibles, dit le chef profondément intéressé, maisvous n’avez rien suggéré de nouveau.

– Je ne le puis pas,malheureusement ; la vérité pourrait être simple, après tout.Mais le vieux chirurgien est si original que je m’attends cependantà découvrir quelque chose de surprenant.

– Avez-vous des soupçons ?

– Oui.

– Sur quoi ?

– Un crime. La femme le soupçonneégalement.

– Et le dénonce ?

– Certainement ; parce qu’il esttellement terrible que son humanité se révolte ; tellementterrible que tout son être lui crie de livrer le criminel à lajustice ; tellement épouvantable qu’elle vit dans une mortelleterreur ; tellement effrayant, que son esprit en estébranlé.

– Que vous proposez-vous de faire ?demanda le chef.

– Trouver une preuve. Je puis avoirbesoin de monde.

– Vous aurez tous les agents que vousjugerez nécessaires. Mais soyez circonspect. Vous êtes là sur unterrain dangereux. Vous ne seriez qu’un jouet entre les mains decet homme.

Deux jours après, l’agent, de nouveau, seprésentait devant son chef.

– J’ai un document bizarre, dit-il,tirant de sa poche des fragments de papier couvertsd’écriture ; la femme les a volés et me les a apportés. Elle avoulu arracher une poignée de feuillets d’un cahier, mais n’a puprendre qu’une partie de chacun.

Les deux hommes arrangèrent de leur mieux cesfragments, qui avaient été, expliqua l’agent, arrachés par elled’un cahier qui formait le premier volume d’une série de manuscritsque son mari avait précisément rédigés sur le sujet même quicausait sa terreur.

– Vers l’époque où, il y a trois ans, ilentreprit une certaine expérience, continua l’agent, il enleva toutce qui se trouvait dans les deux pièces contiguës qui forment soncabinet de travail et son laboratoire. Dans une des bibliothèquesqui se trouvèrent ainsi déplacées était un tiroir qu’il tenaitfermé, mais qu’il ouvrait de temps à autre. Or, ce qui est assezcommun pour ce genre de meubles, la serrure ne vaut pasgrand-chose, et la femme, en cherchant bien, hier, a fini partrouver dans son trousseau une clé qui s’y adaptait parfaitement.Elle a ouvert le tiroir, tiré de dessous une pile de cahiers ledernier, afin que le larcin échappât plus facilement à unedécouverte, et, voyant qu’on y pouvait trouver un indice, endéchira une poignée de feuillets. Elle avait à peine eu le temps deremettre le cahier à sa place, de refermer le tiroir et dedisparaître que son mari survenait. Il ne la perd presque jamais devue quand elle est dans cette partie-là de la maison.

Les fragments rapportés se lisaient commesuit :

« … les nerfs moteurs. J’avais à peineosé prévoir pareil résultat, bien que, par induction, j’eusseconclu à leur possibilité, mon seul doute reposant sur mon manqued’habileté. Leur action n’a été que légèrement altérée et même ellene l’eût pas été du tout si l’opération avait été faite dèsl’enfance, avant que l’intelligence eût cherché et pris sa placecomme partie essentielle du tout. Je tiens donc pour prouvé que lescellules des nerfs moteurs ont des forces inhérentes suffisantes aurôle de ces nerfs. Il en est à peine de même pour les nerfssensitifs. Ces derniers sont, par le fait, un produit des premiers,dérivés d’eux par hétérogénéité naturelle (quoique non essentielle)et, dans une certaine mesure, ils dépendent de l’évolution et del’expansion d’un résultat parallèle, qui se développe en fonctionmentale. Ces deux derniers résultats, ces dérivés, ne sont que desaffinages du système moteur et non des entités indépendantes ;c’est-à-dire que ce sont les fleurs d’une plante qui se propage dela racine. Le système moteur est le premier… et je ne suis passurpris du développement de cette prodigieuse puissance musculaire.Elle promet de surpasser les rêves de force humaine les plusinsensés. Je l’explique ainsi : les forces assimilatricesavaient atteint leur complet développement. Elles avaient acquisl’habitude d’une certaine somme de travail. Elles distribuaientleurs produits à toutes les parties du système. Mon opération a eupour résultat de réduire d’une moitié la consommation de cesproduits, c’est-à-dire qu’une moitié environ de la demande a étésupprimée. Mais la force de l’habitude nécessitait la distributionde ces produits. Ces produits, c’était la force, la vitalité,l’énergie. Ainsi doublée, cette somme habituelle de force,d’énergie s’est emmagasinée dans le reste… a produit un résultatqui certes m’a stupéfié. La nature, ne subissant plus letiraillement de ces interventions étrangères et étant en mêmetemps, pour ainsi dire, coupée en deux, dans le cas actuel, nes’est pas complètement accommodée à sa nouvelle situation, comme lefait un aimant, qui, quand on le brise au point d’équilibre, renaîtentièrement dans chacun de ses fragments qu’il investit tous deuxde pôles opposés : au contraire, soustraite à des lois quijusque-là l’avaient dominée, et possédant toujours cettemystérieuse propension à se développer en quelque chose de pluspotentiel et de plus complexe, elle a, à l’aveuglette (ayant perdusa lanterne), augmenté sa demande d’aliments destinés à lui assurerce développement, et les a tout aussi aveuglément absorbés quandelle les a reçus. De là cette merveilleuse voracité, cetteinsatiable faim, cette étonnante gloutonnerie ; et de là aussi(puisqu’il n’y a plus rien que la partie physique qui puisserecevoir cet immense approvisionnement d’énergie) cette force quid’heure en heure devient plus herculéenne, presque chaque jour pluseffrayante. Cela devient sérieux… Je l’ai échappé belleaujourd’hui. Je ne sais comment, pendant une de mes absences, il adévissé le bouchon fermant le tube d’alimentation en argent (quedéjà j’ai dénommé « bouche artificielle »), et, au coursd’une de ses curieuses gambades, il a laissé tout le chyles’échapper de son estomac par le tube. Sa faim est alors devenueintense, – je pourrais dire furieuse. J’ai essayé de le prendre etde le maintenir sur une chaise, mais il m’a saisi, m’a pris par lecou et m’aurait instantanément broyé si je n’avais pu glisser de sapuissante étreinte. Il me faut toujours être sur mes gardes. J’aipourvu le bouchon à vis d’un ressort à cliquet, et… habituellementdocile quand il n’a pas faim ; lent et lourd dans sesmouvements, qui sont, naturellement, tous inconscients ; touteexcitation apparente du mouvement est due à des irrégularitéslocales dans l’approvisionnement de sang du cervelet, quej’exposerais, si je ne l’avais enfermé dans un coffret d’argent queje ne puis plus déplacer, et… »

Le chef regarda l’agent d’un airembarrassé.

– Je n’y comprends rien du tout,dit-il.

– Ni moi, avoua l’agent.

– Qu’avez-vous l’intention defaire ?

– Pénétrer dans l’immeuble.

– Voulez-vous quelqu’un ?

– Il me faut trois hommes. Les trois plusvigoureux.

– Mais le chirurgien est un faiblevieillard !

– Soit ; mais il me faut néanmoinstrois hommes vigoureux, et même, dans le cas présent, si j’écoutaisla voix de la prudence, j’en prendrais vingt.

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