Le Singe, l’idiot et autres gens

DEVANT UNE BOUTEILLE D’ABSINTHE

Arthur Kimberlin, jeune homme d’unesurprenante énergie se trouva un soir de pluie sur le pavé de SanFrancisco, sans la moindre relation dans cette ville et à un momentoù son cœur se brisait : la faim le torturait et sa souffrancephysique était d’autant plus poignante qu’elle n’avait pu ébranlerson cerveau. Il ne lui restait rien ; pas le moindre objetqu’il pût échanger contre un morceau de pain : il avait vendumême la plupart de ses vêtements, ne gardant que ceux que luicommandait la décence. Et maintenant le froid le saisissait,conspirant avec la faim pour achever sa misère.

Né dans une situation aisée, ayant reçu unebonne éducation, il manquait du courage nécessaire et de l’habiletéque comporte le vol. Ne lui fût-il pas arrivé une aventureextraordinaire, il se serait dans les vingt-quatre heures noyé dansla baie ou serait mort de pneumonie dans la rue.

Il n’avait rien mangé depuis soixante-dixheures et le désespoir de son cœur avait, concurremment avec lebesoin, épuisé ses forces physiques ; maintenant blême etchancelant, il se consolait de son mieux à humer goulûment le fumetdes cuisines des restaurants dans Market Street, plus soucieux dene rien perdre des savoureuses odeurs que d’éviter la pluie.

Ses dents claquaient : il se traînait,trébuchait, haletait, sans force à cette heure pour maudire sadestinée, n’ayant plus qu’un désir… manger ! Raisonner, il nele pouvait plus ; il ne comprenait pas que dix mille mains seseraient tendues vers lui et de grand cœur lui eussent donné lanourriture dont le besoin le tuait ; il ne pouvait penser qu’àla faim qui le torturait, aux aliments qui lui procureraientchaleur et joie.

Il était arrivé dans Mason Street quand ilaperçut à quelque distance, de l’autre côté de la rue, unrestaurant : il y alla, traversant la rue en biais. Devant leshautes vitrines il s’arrêta, couvant des yeux les viandes épaisseset bordées de graisse, les larges huîtres posées sur la glace, destranches de jambon grandes comme son chapeau, des poulets rôtisentiers, rissolés et baignant dans le jus. Il grinça des dents,gémit et s’éloigna en chancelant.

À quelques pas se trouvait un bar, avec uneentrée particulière sur la porte de laquelle on lisait« Entrée des Familles ».

Dans l’encoignure de cette porte, d’ailleursfermée, se tenait un homme. En dépit de son propre supplice,Kimberlin lut sur la physionomie de cet individu un je ne sais quoiqui le fit frémir et le fascina. La nuit était venue, et cetendroit n’était que faiblement éclairé ; mais il était évidentque l’inconnu avait une apparence dont il devait lui-même ignorerle caractère particulier. Peut-être fut-ce l’insolite angoissetraduite sur ce visage qui fit appel à la sympathie deKimberlin.

Le jeune homme s’arrêta hésitant et considéral’inconnu.

D’abord l’autre ne le vit pas, car ilregardait droit devant lui dans la rue avec une fixité singulièreet la pâleur de mort de son visage ajoutait à la sinistreimmobilité de son regard. Soudain il aperçut Kimberlin.

– Ah ! dit-il lentement et avec unenetteté particulière, la pluie, vous aussi, vous a surpris sanspardessus ni parapluie ! Venez sous cette porte… il y a placepour deux.

La voix n’était pas sans bienveillance, bienque d’une inquiétante âpreté. Et puis c’était la première paroleque s’entendait adresser le malheureux depuis que la faim s’étaitemparée de lui, et s’entendre seulement parler, voir aussi qu’ons’inquiétait, si peu que ce fût, de son bien-être, lui donnacourage. Il s’abrita sous la porte à côté de l’inconnu, quiaussitôt retomba dans l’immobilité, les yeux fixes perdus dans levague de la rue.

Mais bientôt l’étranger parut seréveiller.

– Il peut pleuvoir longtemps encore,dit-il. J’ai froid et je vois que vous frissonnez. Entrons boirequelque chose.

Il poussa la porte et Kimberlin le suivit, lecœur réchauffé par l’espoir.

C’était une salle divisée en une série depetits « boxes » ou compartiments qu’une mince cloisonséparait les uns des autres ; une porte permettait de s’isolercomplètement. Le pâle inconnu le mena dans l’un des deux, mais,avant de s’asseoir, tira de sa poche une liasse de billets debanque.

– Vous êtes le plus jeune, dit-il ;voudriez-vous me faire le plaisir d’aller au bar acheter unebouteille d’absinthe, et de rapporter une carafe et desverres ? Je n’aime pas voir les garçons tourner autour de moi.Voici un billet de vingt dollars.

Kimberlin prit le billet et, sortant dans lecorridor, se dirigea vers le bar.

Il tenait l’argent serré dans sesdoigts ; il en éprouvait une telle sensation de chaleur et deconfortable que dans le bras lui en passait un délicieux frisson.Que de repas copieux et chauds ce billet de banque nereprésentait-il pas ? Il le serra plus fort et hésita. Ilcroyait humer une large grillade, flanquée de gras petitschampignons nageant dans le beurre fondu du plat fumant. Ils’arrêta et derrière lui jeta un regard vers la porte du box. Ilvit que l’étranger l’avait fermée. Il pouvait revenir sur ses pas,la dépasser, se glisser au-dehors et acheter de quoi manger. Il fitdemi-tour, mais le lâche en lui (il est d’autres noms pour cela)fit crouler sa résolution. Il se dirigea droit vers le bar et fitson emplette.

C’était tellement inhabituel que le garçon àqui il s’adressait l’examina attentivement :

– Vous n’allez pas boire tout cela,dites-moi donc ? demanda-t-il.

– Je suis dans un box avec des amis,répliqua Kimberlin, et nous voulons boire tranquillement sans êtredérangés. Nous sommes au n° 7.

– Oh ! pardon. Ça va bien, fit legarçon.

Le pas de Kimberlin était bien plus ferme etplus assuré comme il s’en revenait avec la boisson. Il ouvrit laporte du box.

L’étranger s’était assis à la petite table,fixant la cloison en face de lui de ce même regard dont il fixaitl’autre côté de la rue tout à l’heure. Il portait un chapeau mou àlarges bords, rabattu sur ses yeux. Ce fut lorsque Kimberlin eûtposé sur la table la bouteille, la carafe et les verres et eût prisplace vis-à-vis de l’inconnu et dans la ligne de son rayon visuelque l’homme pâle le remarqua :

– Ah, vous l’avez apportée ? Quec’est aimable à vous ! Maintenant fermez la porte.

Kimberlin avait glissé la monnaie dans sapoche et se disposait à l’en tirer, quand l’inconnu luidit :

– Gardez la monnaie. Vous en aurezbesoin, car je vais vous la reprendre d’une manière qui vousintéressera. Buvons d’abord, je vous expliquerai ça ensuite.

Le pâle inconnu lentement fit deux absintheset tous deux burent.

L’ingénu Kimberlin n’avait jamais encore bud’absinthe ; il trouva ce breuvage âcre et désagréable, maisle liquide ne fut pas plutôt descendu dans son estomac qu’ilcommuniqua à son être entier une douce chaleur.

– Cela nous fera du bien, fitl’inconnu ; tout à l’heure nous en reprendrons. Mais,dites-moi, connaissez-vous le jeu de dés ?

Kimberlin avoua très franchement ne pas leconnaître.

– Je le pensais. Eh bien, veuillez doncaller au bar demander un cornet et des dés. Je sonnerai bien, maisje n’aime pas avoir affaire avec les garçons.

Kimberlin revenait bientôt avec le jeu,refermai la porte, et la partie commença.

Ce n’était pas l’antique et simple jeu ;il y avait des complications où le jugement, autant que le hasard,jouait un rôle. Après une partie ou deux sans enjeu, l’étrangerdit :

– Maintenant vous m’avez l’air decomprendre. Fort bien… Je vais vous prouver que vous n’y entendezrien. Nous allons jouer un dollar la partie et je vais ainsi vousregagner la monnaie qu’on vous a rendue. Sans quoi ce serait vousvoler, et volontiers j’imagine que vous n’avez pas les moyens deles perdre. Ceci n’est point pour vous blesser, mais je parle francet j’estime plus l’honnêteté que la politesse. Je veux seulement medistraire un peu et je vous crois assez aimable pour pouvoirescompter votre bon vouloir.

– Certainement, répliqua Kimberlin, jeserai ravi.

– Parfait, mais buvons encore avant decommencer. Je crois que j’ai plus froid.

Ils burent encore et, cette fois, notre affaméprit le breuvage avec délices ; c’était du moins quelque chosedans l’estomac, et ça le réchauffait et l’enchantait.

L’enjeu était d’un dollar. Kimberlin gagna. Lepâle inconnu eut un sourire lugubre et attaqua une nouvelle partie.Kimberlin gagna encore. L’inconnu alors releva son chapeau etregarda son partenaire de son regard fixe, souriant toujours.

Cette vue en pleine lumière du visage blême deson compagnon épouvanta plus encore Kimberlin. Il avait commencé àretrouver sa pleine possession de lui-même et toute sonaisance ; l’étonnement que lui causait le singulier caractèrede son aventure avait aussi commencé à se dissiper, et voilà que cenouvel incident venait de nouveau embrouiller ses idées. Ce quil’alarmait, c’était l’extraordinaire expression du visage del’étranger. Jamais il n’avait vu sur un visage humain pareillepâleur de mort. Le visage était plus que pâle : il étaitblanc. Chez Kimberlin, la faculté d’observation avait été aiguiséepar l’absinthe : après avoir à deux ou trois reprises observéque l’inconnu inconsciemment se prenait à caresser de la main unebarbe absente, il réfléchit qu’une partie de la blancheur de lafigure était due à la récente suppression d’une barbe bien fournie.Outre sa pâleur, la lumière électrique faisait très distinctementressortir ses traits creusés et très accentués. À l’exception duregard fixe des yeux et, par intervalle, de ce sourire dur quisemblait déplacé sur un tel visage, l’expression était celle d’unestatue taillée sans art. Les yeux étaient noirs, mais mornes ;la lèvre inférieure était pourpre ; les mains étaientblanches, fines et maigres, sillonnées de veines sombres.

L’inconnu ramena son chapeau sur ses yeux.

– Vous avez de la chance, dit-il. Si nousbuvions encore. Il n’est que l’absinthe pour affiner l’esprit, etje vois que vous et moi, nous allons passer une délicieusesoirée.

Après boire, la partie recommença.

Kimberlin, dès le début, gagna, ne perdant querarement une partie. Il était maintenant très excité. Ses yeuxbrillaient. Il avait du rouge aux joues.

L’inconnu ayant perdu la liasse de billetsqu’il avait tirée, en prit une autre plus volumineuse et d’unchiffre plus élevé. La liasse valait plusieurs milliers dedollars.

À la droite de Kimberlin étaient sesgains : deux cents dollars environ.

Ils élevèrent l’enjeu et, après avoir bu, seremirent à jouer. La chance alors tourna et l’étranger gagnafacilement. Elle revint pourtant à Kimberlin, car il jouaitmaintenant avec toute la réflexion et toute l’adresse dont il étaitsusceptible. Une fois seulement il se demanda ce qu’il ferait del’argent s’il se levait de cette table le gagnant, mais unsentiment de délicatesse lui fit décider de le restituer àl’inconnu.

L’absinthe maintenant avait à ce point déliéles facultés de Kimberlin que, la satisfaction temporaire donnée àsa faim étant passée, ses souffrances physiques revenaient avecplus de force. Ne pourrait-il pas avec son gain se commander àsouper ? Non, c’était là chose impossible et l’étranger neparlait pas de manger. Kimberlin continua de jouer, tandis que lafaim se manifestait par des affres qui le faisaient se tordre etgrincer des dents. L’étranger, entièrement absorbé par le jeu, nes’en apercevait pas. Il semblait embarrassé, déconcerté. Il jouaitavec le plus grand soin, étudiant minutieusement chaque coup. Aucunpropos ne s’échangeait. Ils ne s’arrêtaient que pour boire, puis lebruit des dés reprenait et l’argent continuait à s’amonceler à ladroite de Kimberlin.

La conduite du pâle inconnu devenait étrange.Parfois il tressaillait et tendait l’oreille comme s’il écoutait.Son regard un instant flamboyait, puis redevenait morne.

Plus d’une fois Kimberlin, qui maintenantcommençait à prendre son partenaire pour une sorte de monstre,voyait passer sur sa figure une expression hideuse et ses traits,pour un moment, s’immobilisaient en une grimace particulière.Toutefois il était évident qu’il s’affaissait de plus en plus dansun état d’apathique torpeur. Parfois, quand Kimberlin avait eu uncoup étonnamment heureux, il levait les yeux vers lui et leconsidérait quelques instants avec cette fixité qui faisaittrembler le jeune homme.

Quand la seconde liasse de billets fut partie,l’inconnu en tira de sa poche une nouvelle, dont la valeur était debeaucoup supérieure à celle des deux autres mises ensemble. L’enjeufut élevé à mille dollars la partie, et Kimberlin toujours gagnait.Enfin le moment vint où l’étranger se disposa à tenter un effortfinal. D’une voix un peu pâteuse, mais d’un ton délibéré ettranquille, il dit :

– Vous m’avez gagné soixante-quatorzemille dollars, c’est exactement l’équivalent de ce qui me reste.Voilà plusieurs heures que nous jouons ; je suis fatigué etvous vraisemblablement aussi. Finissons-en. Nous allons en unedernière partie jouer le tout.

Kimberlin, sans hésitation aucune, donna sonassentiment.

Les billets formaient sur la table un monceauconsidérable. Kimberlin jeta les dés : son coup joué, lecornet ne pouvait plus contenir qu’une seule combinaisonsusceptible d’amener sa défaite et cette combinaison ne se voitqu’une fois sur dix mille. Le cœur de l’affamé battit violemmentlorsque l’étranger prit le cornet avec un calme exaspérant.Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il abattît. Il amena lacombinaison : Kimberlin avait perdu. L’inconnu continua deregarder les dés longtemps, puis lentement se renversa sur sachaise et, s’installant à l’aise, leva les yeux sur son partenaireet le considéra de ce regard sans vie. Il ne prononça pas uneparole ; sur son visage ne se voyait nulle trace d’émotion oud’intelligence. Il regardait et c’est tout. On ne gardegénéralement pas les yeux ouverts longtemps sans un clignement despaupières, mais les paupières de l’inconnu ne clignotaient pas. Ilrestait tellement immobile que Kimberlin se sentit mal àl’aise.

– Je vais partir maintenant, dit-il à soncompagnon.

Il disait cela, et il n’avait pas un centimeen poche, et il mourait de faim.

L’autre ne répondit rien, et devant la fixitéde son regard le jeune homme se recroquevilla sur son siège,terrifié.

À cet instant il se rendit compte que deuxhommes causaient à voix basse dans le box voisin et comme, dans lesien régnait un silence de mort, il prêta l’oreille et voici cequ’il entendit :

– Oui, on l’a vu s’engager dans cetterue, il y a environ trois heures.

– Et il était rasé ?

– Il a dû se raser ; la suppressiond’une barbe comme la sienne vous change naturellement son hommecomplètement.

– Mais ce pouvait ne pas être lui.

– Sans doute ; pourtant, son extrêmepâleur a attiré l’attention. Vous n’ignorez pas qu’il a récemmentsouffert d’une maladie de cœur ; il était sérieusementatteint.

– Oui, mais cela ne lui a rien enlevé deson adresse. C’est le vol le plus audacieux qu’on ait encore jamaiscommis dans une banque ici. Cent quarante-huit mille dollars…pensez donc ! Depuis quand était-il sorti du bagne ?

– Voilà huit ans. Pendant ce temps-là sabarbe a poussé : il vivait de son adresse aux dés, jouant avecdes gaillards qui pensaient bien le pincer s’il tentait de lestricher, mais c’était impossible. Personne n’a jamais pu se vanterde l’avoir gagné. Il n’est évidemment pas ici ; cherchonsailleurs.

Puis les deux hommes trinquèrent etsortirent.

Et nos deux joueurs, le pâle et l’affamé,étaient là assis, se considérant l’un l’autre, avec centquarante-huit mille dollars s’empilant entre eux. Le gagnant nefaisait pas un mouvement pour empocher la somme ; il nequittait pas sa place, regardant fixement Kimberlin, nullementtroublé par cette conversation dans le box voisin. Sonimperturbabilité était stupéfiante, terrifiante son immobilitéabsolue.

Kimberlin commençait à grelotter la fièvre. Leregard froid et impassible de l’inconnu le glaçait jusqu’à lamoelle. Incapable de le supporter plus longtemps, Kimberlins’écarta et à sa grande surprise, constata que les yeux de son pâlecompagnon au lieu de le suivre restaient fixés sur l’endroit qu’ilvenait de quitter ou plutôt sur la cloison de derrière.

L’épouvante s’emparait maintenant de lui. Ilcraignait de faire le moindre bruit. Des voix montaient du bar, etl’infortuné s’imaginait entendre des gens chuchotant et marchantsur la pointe du pied dans le corridor.

Il se versa de l’absinthe et, sans quitter unseul instant de l’œil son étrange partenaire, il but inaperçu parlui. Il avait eu, en se versant la liqueur, la main lourde et laboisson produisit sur lui un effet particulier : il sentit soncœur bondir avec une force et une précipitation alarmantes, sarespiration devint difficile. Mais la faim subsistait : lafaim, l’absinthe lui donnaient l’impression que les sucs gastriquesle détruisaient en digérant son estomac. Il se pencha et parla àvoix basse à l’inconnu qui ne fit nulle attention à lui. L’une deses mains était appuyée sur la table ; sur cette mainKimberlin posa la sienne, qu’il retira aussitôt… cette main étaitfroide comme la pierre.

Il ne fallait pas que l’argent restât làétalé.

Kimberlin en fit plusieurs tas, coulant àchaque instant un regard furtif vers son immobile compagnon, dévorépar une crainte mortelle qu’il ne remuât ! Puis se renversantsur sa chaise, il attendit.

Une invincible fascination le poussa àreprendre son ancienne place de façon à placer son visage en pleindans le rayon visuel de son compagnon, et les voilà de nouveauassis face à face se regardant fixement l’un l’autre.

Kimberlin sentit que sa respiration devenaitplus courte et plus faibles les battements de son cœur, mais ils’en trouva mieux, car son anxiété se calma et les affres de lafaim diminuaient. Son bien-être physique augmenta ; il bâilla.S’il avait osé, il aurait dormi.

Soudain une vive lueur le frappa et le fit selever d’un bond. Avait-il reçu un coup à la tête ou avait-il étéfrappé au cœur ? Non, il était sain et sauf et vivant. Le pâleinconnu était toujours là, ne regardant rien et immobile ;mais Kimberlin n’avait plus peur de lui. Au contraire, uneextraordinaire vivacité d’esprit et une surprenante élasticité ducorps lui communiquaient je ne sais quelle insouciance et quelleaudace. Sa timidité première et ses scrupules se dissipaient ;il se sentait à la hauteur de n’importe quelle aventure. Sanshésiter, il ramassa l’argent et en remplit ses poches.

– Je suis bien bête de mourir de faim, sedit-il, avec tout cet argent à ma portée.

Avec autant de circonspection qu’un voleur, ilouvrit la porte, se glissa dehors, la referma, et la démarcheassurée, la tête droite, sortit dans la rue.

À son grand ébahissement, il trouva la villetout animée comme aux premières heures de la nuit ; le cielétait clair. Évidemment il n’était pas resté dans le box aussilongtemps qu’il l’avait supposé. Il suivait la rue insouciant despérils qui l’entouraient, et riait doucement, mais joyeusement. Nepouvait-il pas manger maintenant ? Oh ! il le pouvaitsûrement ! Comment ? Mais il pouvait acheter une douzainede restaurants ! Bien plus, il pouvait parcourir la cité entous sens en quête d’affamés et les nourrir des viandes les plusappétissantes, des rôtis les plus juteux et des huîtres les plusbelles.

Il allait d’abord manger, puis il fonderait unétablissement où, pour rien, il nourrirait tous lesmeurt-de-faim.

Oui, il allait d’abord manger et, si bon luisemblait, il mangerait jusqu’à en éclater. Trouverait-il dans unseul établissement de quoi apaiser sa faim ? Vivrait-il assezpour se faire tuer et rôtir un bœuf entier pour son souper ?Outre ce bœuf, il commanderait deux douzaines de poulets rôtis,cinquante douzaines d’huîtres, une douzaine de crabes, dixdouzaines d’œufs, douze jambons, huit jeunes cochons, vingt canardssauvages, quinze poissons de quatre espèces différentes, huitsalades, quatre douzaines de bouteilles de bordeaux, de bourgogneet de champagne ; il n’oublierait pas la pâtisserie et, pourdessert il ferait apporter, par boisseaux, noix, sucreries etglaces. Il faudrait du temps pour préparer un pareil repas et, s’ilpouvait seulement vivre le temps nécessaire à le préparer, celavalait certainement mieux que de gâter son appétit avec unedouzaine ou deux de repas ordinaires. Il pensait pouvoir vivreassez de temps, car il se sentait étonnamment fort et dispos. De savie il n’avait marché avec autant d’aise ni si allègrement ;ses pieds ne touchaient plus le sol : il courait, ilvolait.

Cela lui faisait du bien d’infliger à sa faimce supplice de Tantale, il n’en goûterait que mieux les délices dufestin. Comme tous le regarderaient ébahis quand il donnerait sesordres ! Ce serait comique de les voir hésiter, comique aussileur stupéfaction quand il jetterait sur la table quelques milliersde dollars, leur disant de se payer et de garder la monnaie !Vraiment, ça valait la peine d’avoir si faim, car manger luidonnerait alors une indicible joie. Il ne faut pas être pressé demanger quand on a si faim, c’est bestial. De combien de la joie devivre les riches se privent-ils en mangeant avant que d’avoir faim,avant que d’être restés trois jours et trois nuits sansnourriture ! Et quel courage, quelle preuve d’empire sursoi-même, de se jouer des tortures de la faim quand on a unefortune éblouissante dans sa poche et que toutes les portes desrestaurants sont grandes ouvertes !

Mourir de faim quand on n’a pas un souvaillant, voilà qui est désespérant ! Mais mourir de faimquand l’or fait éclater vos poches, c’est sublime. Certes, le seulvrai paradis est celui où l’affamé se trouve devant un repassucculent qu’il pourrait prendre s’il s’en donnait la peine ;puis, la panse pleine, s’endormir.

Tout en raisonnant ainsi, Kimberlin nemangeait pas.

Il se sentait grandir démesurément, les gensautour de lui devenaient des nains. Les rues s’élargissaient, lesétoiles devenaient autant de soleils et faisaient pâlir leslumières électriques, et les parfums les plus enivrants et lamusique la plus suave emplissaient les airs. Criant, riant,chantant, Kimberlin se mêla à un orphéon qui traversait la ville etpuis…

 

Les deux policiers qui avaient filé le fameuxvoleur de la banque jusqu’au bar dans Mason Street où Kimberlinavait rencontré le pâle inconnu, s’étaient éloignés ; mais,incapables de reprendre la piste, avaient fini par revenir aubar.

Ils trouvèrent la porte du n° 7fermée.

Après avoir frappé et appelé, ne recevant pasde réponse, ils enfoncèrent la porte du box. Ils y virent deuxhommes, l’un d’âge moyen, l’autre très jeune, assis parfaitementimmobiles de chaque côté de la table et se regardant l’un l’autred’une manière étrange. Entre eux, une énorme somme d’argent enpetits tas. À côté d’une bouteille d’absinthe, une carafe d’eau,deux verres, un cornet et, devant le plus âgé, les dés encore dansla position qu’ils avaient prise la dernière fois qu’il avaitjoué.

L’un des policiers braqua son revolver sur leplus âgé et commanda :

– Haut les mains !

Mais le joueur n’y fit point attention.

Les agents échangèrent un regard desurprise.

Ils examinèrent de plus près le visage desdeux hommes, et s’aperçurent alors que tous deux étaient morts.

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