Le Singe, l’idiot et autres gens

UN IRRÉDUCTIBLE ENNEMI

J’avais été de Calcutta appelé au cœur del’Inde afin de tenter une difficile opération chirurgicale surl’une des femmes du sérail d’un rajah. Ce rajah était un hommed’une grande noblesse de caractère, mais possédé, comme je m’enaperçus par la suite, d’un instinct de cruauté purement orientalecontrastant avec l’indolence de sa nature. Il fut tellementenchanté de la réussite de ma mission qu’il me pressa vivement derester son hôte au palais tant que cela me ferait plaisir, etj’acceptai son invitation de grand cœur.

Un de ses serviteurs attira vite mon attentionpar une faculté de rancune surprenante. Il se nommait Néranya etdevait, j’en suis certain, avoir dans les veines une forteproportion de sang malais, car, au contraire des Hindous (dont ilne différait pas moins par le teint), il était excessivement vif,diligent, irritable et susceptible. Son attachement pour son maîtrerachetait ces défauts. Un jour, emporté par la violence de soncaractère, il commit un crime : d’un coup de poignard il tuaitun nain.

Il fallait un châtiment.

Le rajah condamna Néranya à avoir le brasdroit – le bras criminel – coupé. La sentence fut maladroitementexécutée par une brute armée d’une hache et, comme chirurgien, jefus contraint, pour sauver la vie de Néranya, de faire l’amputationdu moignon au ras du corps, sans laisser subsister aucune trace dumembre.

Ceci n’eut d’autre résultat que de développerson infernale méchanceté.

Son amour pour le rajah se changea en haine,et dans sa folle colère il dépouilla toute prudence. Un jourexaspéré du mépris que lui témoignait son maître, il s’élança surle rajah un couteau à la main, mais fut heureusement empoigné etdésarmé. À son indicible consternation, le rajah pour cette offensele condamna à subir l’amputation du bras qui lui restait. Lasentence fut exécutée de même façon que la première fois. Ceci mitmomentanément un frein à l’humeur perverse de Néranya ou, du moins,modifia les manifestations extérieures de son espritdiabolique.

Privé de bras, il se trouva d’abord tout à lamerci de ceux qui pourvoyaient à ses besoins, service dont je mepromis de surveiller le strict accomplissement, car je n’étais passans ressentir quelque intérêt pour ce caractère étrangementdénaturé. Le sentiment de son impuissance, uni à l’atroce projet devengeance que secrètement il nourrissait, amena Néranya à changerde conduite ; de farouche, furieux et violent qu’il était, ilse fit doux, tranquille, insinuant et joua son personnage avec tantd’astuce qu’il parvint à tromper tous ceux avec qui il était encontact, y compris le rajah lui-même.

Néranya, étant excessivement intelligent, vifet adroit, doué aussi d’une indomptable volonté, mit toute sonattention à cultiver et à développer la dextérité de ses jambes, deses pieds et de ses orteils et réussit au point de faire, au boutde peu de temps, accomplir à ses membres inférieurs les tours deforce les plus surprenants.

De cette manière sa puissance de méchancetédestructive lui fut dans une grande mesure rendue.

Un matin, le fils unique du rajah, jeune hommefort aimable et de nobles dispositions, fut trouvé mort dans sonlit. Le meurtre avait été consommé avec la plus grande cruauté. Lecorps était odieusement mutilé ; mais, pour moi, l’enlèvementet la disparition des bras du jeune prince formaient la plussignificative des mutilations.

La mort de ce jeune homme mit le rajah à deuxdoigts de la tombe, et, avant de commencer une enquête approfondiesur ce meurtre, il me fallut attendre que mes soins l’eussentramené à la santé.

Je ne voulus rien dire de mes découvertes nide mes déductions avant que le rajah et ses officiers eussentéchoué dans les leurs, ni avant d’avoir mené mon travail à bonnefin. Ceci fait, je lui soumis un rapport écrit contenant uneanalyse attentive de tous les faits et où je concluais en accusantNéranya du crime. Le rajah, convaincu par mes preuves et mesarguments, condamna aussitôt Néranya à la peine de mort. La mortlui devait être donnée lentement, au milieu des plus épouvantablestortures.

La sentence était d’une cruauté si révoltantequ’elle me remplit d’horreur : j’intercédai, demandant que lemisérable fût fusillé. Finalement, et par reconnaissance pour moi,le rajah se laissa fléchir.

Quand on l’accusa du crime, Néranyanaturellement tenta de nier, mais voyant que le rajah avait saconviction faite, il renonça bien vite à se défendre et ce fut endansant, en riant, en hurlant de la plus horrible manière qu’ilavoua son crime, s’en glorifiant, et lançant insulte sur insulte aurajah, – et cela tout en sachant fort bien qu’une mort effroyablel’attendait.

Ce même soir, le rajah réfléchit longuement etle lendemain matin m’informait de sa décision. Il laissait àNéranya la vie, mais il aurait les deux jambes brisées à coups demarteau pour être ensuite amputées au ras du tronc ! Commecorollaire de la terrible sentence, il avait décidé quel’infortuné, ainsi mutilé, serait torturé à intervalles régulierspar tels moyens à trouver par la suite.

Le cœur tout angoissé par l’horrible tâche quim’incombait, je m’acquittai néanmoins avec succès de l’opération.Toutefois j’aime mieux ne pas m’étendre davantage sur cette partiedu drame.

Néranya revint de très-loin et fut long àrecouvrer son habituelle vitalité.

Pendant les semaines que dura sonrétablissement, le rajah jamais ne le vit et jamais ne s’informa delui, mais lorsque, ainsi que le commandait le devoir, j’eusprésenté un rapport officiel déclarant que l’homme avait retrouvéses forces, les yeux du rajah brillèrent et il sortit avec uneimplacable activité de l’état de torpeur où il était plongé depuissi longtemps.

Le palais du rajah était un magnifiqueédifice. Il me suffira ici d’en décrire la salle principale.C’était une salle immense, pavée d’une riche mosaïque quesurmontait un plafond en forme de voûte ; la lumière du journ’y pénétrait que tamisée par les vitraux de la voûte et des hautesfenêtres percées d’un seul côté. Au milieu de la salle, d’une jolieet riche fontaine jaillissait une longue et grêle colonne d’eau,avec d’autres jets retombant en gerbes à l’entour. À l’une desextrémités, à mi-hauteur était une galerie, communiquant avec undes étages supérieurs de cette aile du palais, et à laquelleconduisait un escalier de pierre. Cette salle au temps des grandeschaleurs était délicieusement fraîche ; c’était le séjourfavori du rajah et, quand les nuits étaient accablantes, il yfaisait dresser sa couche et dormait là.

Cette salle fut choisie comme prisonpermanente de Néranya.

C’est là qu’il lui faudrait rester tant qu’ilvivrait, sans espérance de jamais plus entrevoir le monde extérieuret les splendeurs du ciel.

Pour un être aussi irritable, aussi haineuxque lui, pareille réclusion était pire que la mort.

Sur l’ordre du rajah, on lui construisit unepetite cage aux barreaux de fer, circulaire, d’un diamètred’environ quatre pieds que l’on disposa entre la galerie et lafontaine, sur quatre minces piliers à dix pieds du sol.

Telle fut la prison du Néranya.

La cage, haute de quatre pieds environ, étaitouverte au sommet afin de faciliter la tâche des domestiqueschargés de lui prodiguer à ses besoins.

C’était d’ailleurs à mon instigation que, pourassurer sa réclusion, avaient été prises toutes cesprécautions.

Bien qu’il fût maintenant privé des quatremembres, je craignais en effet toujours que cet homme ne trouvâtquelque moyen extraordinaire, inouï, de nuire. Aussi avait-on, enoutre décidé que les gens chargés de son entretien necommuniqueraient jamais avec sa cage qu’au moyen d’une échellemobile.

Ces dispositions arrêtées, Néranya avait étéplacé dans la cage et le rajah se rendit sur la galerie pour levoir.

C’était la première fois depuis la dernièreamputation.

Néranya gisait haletant et sans force sur lesol de sa prison, mais son oreille fine n’eut pas plutôt perçu lebruit familier du pas du rajah, qu’il réussit en se tortillant àappuyer le derrière de sa tête contre le grillage et à la dresserau-dessus de sa poitrine, ce qui lui permettait de voir à traversles barreaux. Les deux mortels ennemis se trouvèrent ainsi face àface. Le visage dur du rajah pâlit à la vue de l’être hideux etinforme qui frappa ses regards ; mais il se remit vite et sesyeux eurent tôt retrouvé leur dureté cruelle et sinistre. Lescheveux noirs et la barbe de Néranya avaient allongé et ajoutaientà la férocité naturelle de son aspect. Ses yeux en se regardant lerajah étincelèrent d’un éclat terrible ; ses lèvress’écartèrent et il fit effort pour respirer ; sa figure étaitblême de rage et de désespoir ; les narines minces et dilatéesfrissonnèrent.

Le rajah se croisa les bras et du haut de lagalerie considéra l’effroyable débris, son œuvre ! Oh !L’émouvant tableau ! Quel témoignage vivantd’inhumanité ! Quel sombre drame et profondément tristec’était là, et qui pouvait plonger dans le cœur farouche etdésespéré du prisonnier et ne pas voir et ne pas comprendre leseffrayants sentiments qui l’agitaient, colère houleuse etsuffocante, férocité sans frein, mais impuissante, soif forcenée devengeance plus profonde que l’enfer ?

Néranya le regardait.

Son corps informe haletait, ses yeux lançaientdes flammes. Puis d’une voix forte et claire, qui éclata sonoredans cette grande salle, avec une volubilité soudaine il lança aurajah les défis les plus insultants, les malédictions les plusfolles. Il maudit les flancs qui l’avaient conçu, les aliments quile nourrissaient, la fortune qui l’avait porté au pouvoir ; ille maudit au nom de Bouddha et des sages ; le maudit par lesoleil, la lune et les étoiles ; par les continents, lesmontagnes, les océans et les rivières ; par tout ce quivivait ; maudit sa tête, son cœur, ses entrailles ; lemaudit en un ouragan de paroles qu’on ne saurait répéter, entassantd’inimaginables outrages, l’appelant coquin, brute, sot, menteur,infâme et lâche.

Le rajah l’écouta avec calme, sans qu’un seulde ses muscles bougeât, sans la moindre altération du visage, etquand l’infortuné à bout de forces fut retombé épuisé et muet aufond de la cage, le rajah, avec un sourire lugubre et glacial, fitdemi-tour et se retira.

Les jours passèrent.

Le rajah, indifférent aux malédictions quesouvent lui lançait Néranya, s’attardait même plus volontiersqu’auparavant dans cette salle et y dormait plus fréquemment lanuit. Finalement Néranya, se lassant de le défier et de le maudire,garda un morne silence.

C’était un sujet d’étude pour moi que cemalheureux, et je suivais toutes les changements de son humeurmobile. Généralement, il était plongé dans un état de sombredésespérance, qu’il s’efforçait courageusement de dissimuler. Lafaveur du suicide même lui était refusée, car, lorsque à force detorsions il arrivait à se dresser, la cage s’élevait encore d’unbon pied au-dessus de sa tête, si bien qu’il ne pouvait se hisserpar-dessus pour s’aller briser le crâne sur les dalles. Il avaitvoulu se laisser mourir de faim, mais on lui fit de vive forcedescendre les aliments dans le gosier ; il y renonça. Parfoisses yeux étincelaient et sa respiration se faisait saccadée, cardes pensées de vengeance le travaillaient ; puis soudain ilredevenait plus calme, moins intraitable, se faisait doux même etrépondait, quand je lui adressais la parole.

Quelles que fussent les tortures imaginées parle rajah, il n’y avait pas encore eu recours ; et quoiqueNéranya n’ignorât pas qu’elles fussent à l’état de projet, jamaisil n’y faisait allusion ni ne se plaignait de son sort.

La dernière phase de l’émouvante situationarriva un soir.

Aujourd’hui encore, même après ce lapsd’années, je ne puis en commencer le récit sans unfrémissement.

La nuit était brûlante et le rajah, étendu surune haute couche placée en dessous du rebord de la galerie dans cevaste hall, s’était assoupi. Quant à moi, incapable de dormir dansmon appartement, soulevant les lourdes portières qui en masquaientl’entrée à l’extrémité opposée, je m’étais glissé dans cette salle.En entrant, j’entendis, en dépit du discret clapotis de la fontaineun léger bruit particulier. La cage de Néranya m’était en partiecachée par le jet d’eau, mais je soupçonnai aussitôt que ce bruitinaccoutumé provenait de là. Me glissant de côté et me dissimulantparmi les sombres tentures de la muraille, je pus apercevoircependant Néranya à la faible lueur d’une lampe n’éclairantqu’imparfaitement la salle.

Ma supposition était exacte, Néranya étaittranquillement à l’œuvre.

Curieux d’en voir davantage et sachant queseul l’esprit du mal pouvait inspirer ses moindres actes, jem’étendis sur le sol pour mieux le guetter.

À ma grande surprise, Néranya déchirait avecses dents le sac qui lui servait de vêtement. Il le faisaitprudemment, lançant fréquemment un regard furtif du côté du rajahqui, profondément endormi sur son lit de repos, respiraitbruyamment. Après avoir avec ses dents déchiré un commencement debande, Néranya, avec ses dents encore, le noua à l’un des barreauxdont ensuite il s’écarta en se tortillant comme l’eut fait unechenille en marche et réussit ainsi à déchirer une bande de toutela longueur du sac. Avec une patience et une adresse incroyables,il renouvela cette opération jusqu’à ce qu’il eut ainsi déchiré enbandes semblables tout son vêtement. Il en attacha deux ou troisbout à bout avec ses dents, ses lèvres et sa langue, serrant lesnœuds en plaçant une extrémité de la bande sous son corps et tirantsur l’autre avec les dents. De cette façon il fit une sorte decordeau de plusieurs pieds de long dont il fixa solidement un boutà un barreau avec sa bouche.

Les choses commencèrent à m’apparaître sousleur vrai jour.

Il allait risquer une tentative folle –impossible à réaliser sans mains, sans pieds, sans bras ni jambes –pour s’échapper de sa cage !

Dans quel but ?

Le rajah dormait dans la salle… ah ! Lesouffle me manqua.

Quelle soif insensée, désespérée de vengeanceétait donc la sienne pour qu’elle ait pu déranger à ce point sonesprit si solide et si net ! Quand bien même il réaliseraitcet impossible tour de force et se hisserait par-dessus le grillagede sa prison pour se laisser tomber sur le sol (car commentpourrait-il se laisser glisser le long de cette corde ?),selon toute probabilité il se tuerait ou s’assommerait dans sachute.

À supposer même qu’il échappât à ces dangers,il ne parviendrait pas à grimper sur le lit sans réveiller lerajah. Enfin, le rajah fût-il mort, il ne pourrait encore ygrimper !

Confondu de l’audace de cet homme et certainque sa raison avait fini par sombrer au milieu de ses souffranceset de ses tortures morales, je ne le guettai pas moins avec unintérêt ému.

Avec d’autres bandes, attachées bout à bout,il fabriqua une courte escarpolette en travers d’un des côtés de sacage. Il saisit dans ses dents le long cordeau à un point assezrapproché du grillage et, se tortillant avec effort, réussit à seplacer dans une position verticale. S’accotant alors aux barreaux,il posa son menton sur l’escarpolette et lentement se poussa versune des extrémités de celle-ci. Du menton il étreignaitl’escarpolette et avec une peine inouïe, s’aidant de la partieinférieure de son épine dorsale contre les barreaux, il commençaitgraduellement à gravir ce côté de sa cage.

L’effort était si considérable qu’il luifallait parfois s’arrêter ; sa respiration était dure etpénible ; même, lorsqu’il se reposait ainsi, la tension étaitterrible, et l’escarpolette, conte laquelle il se poussait avec ledos, lui comprimait la gorge et l’étranglait presque.

Après un stupéfiant labeur, il avait réussi àhisser la partie inférieure de son corps sur le sommet de la grilleet il se trouvait maintenant faire saillie au dehors, le bas-ventreappuyé sur le cercle horizontal reliant entre eux les barreaux.Graduellement, il se laissa glisser en arrière jusqu’à ce qu’il yeut en dehors de la cage un excédent de poids suffisant et alors,d’un mouvement brusque, il redressa la tête et les épaules et sebalança dans une position horizontale au sommet de sa prison.Naturellement il serait tombé sur le sol sans le cordeau qu’iltenait dans les dents. Il avait si exactement calculé la distanceente sa bouche et le point où la corde était nouée au barreau, quele cordeau se tendait pour le retenir au moment précis où ilprenait cette position horizontale.

Si quelqu’un m’était venu à l’avance dire quele tour de force que je venais de voir cet homme accomplir, étaitpossible, je l’aurais traité d’imbécile.

Néranya maintenant se balançait sur le ventreen travers de la barre horizontale au sommet de sa cage. Ilaméliora cette position pénible, en ployant l’épine dorsale pours’équilibrer dans la mesure du possible. Après avoir pris quelquesinstants de repos, il se laissa glisser prudemment en arrière,filant lentement le cordeau dans ses dents et se heurtant à unedifficulté presque fatale chaque fois que revenait un nœud. Or, ilest vraisemblable que le cordeau lui aurait échappé latéralementdes dents chaque fois qu’il relâchait sa prise pour le laisserfiler, sans un moyen ingénieux auquel il avait eu recours. Avant des’attaquer à l’escarpolette, il s’était enroulé le cordeau autourdu cou, s’assurant ainsi sur cette corde d’un nouveau genre uncontrôle triple, l’un avec les dents, un second par le frottementautour du cou, un troisième par l’habileté avec laquelle ill’enserrait entre sa joue et son épaule.

Il était maintenant de toute évidence qu’ilavait, avant de se mettre à l’œuvre, minutieusement pesé tous lesmoindres détails de ce plan compliqué et qu’il avait peut-êtrefallu des semaines d’étude théorique pour sa préparation mentale.En l’observant, je me rappelais maintenant beaucoup de sesagissements jusqu’ici incompréhensibles pour moi, tels qued’inexplicables mouvements qui sans nul doute n’avaient d’autre butque d’exercer ses muscles au labeur invraisemblablement péniblequ’il accomplissait maintenant.

Il avait déjà mené à bien une prodigieusepartie de sa tâche, en apparence impossible. Pourrait-il descendresain et sauf ?

Graduellement, il se laissa glisser en arrièrepar-dessus la cage, en danger permanent de tomber ; mais iln’eut pas un instant d’hésitation et ses yeux brillaient d’un éclatextraordinaire. Une secousse, et son corps tombait tout entier endehors du grillage auquel il resta pendu par le menton, son cordeautoujours fortement serré dans les dents. Lentement il dégagea lementon et ne se trouva plus retenu que par le cordeau. Par degrésimperceptibles presque, avec une infinie précaution, il descenditle long du cordeau et, finalement, son corps roulait lourdement surles dalles, sain et sauf !

Quel miracle ce monstre surhumain allait-ilmaintenant accomplir ?

Agile et vigoureux, je me tenais prêt àempêcher un meurtre, mais je ne voulais pas intervenir avant que lepéril fut imminent.

Il me faut avouer la surprise que j’éprouvaisen voyant Néranya non pas se diriger tout droit vers le rajahendormi, mais prendre une autre direction. Ce n’était donc, aprèstout ! que son évasion et nullement la mort du rajah queprojetait l’infortuné !

Comment pourrait-il s’échapper ?

La seule manière possible d’arriver au dehorssans grand risque était de gravir l’escalier conduisant à lagalerie, de franchir le corridor qui donnait là pour tomber auxmains des soldats Anglais casernés dans les environs. Ceux-cicertainement lui donneraient asile.

Mais sûrement Néranya ne réussirait pas àgravir cette longue suite de marches !

Néanmoins, c’est de ce côté qu’il sedirigeait.

Sa méthode de reptation était lasuivante : il s’étendait sur le dos, la partie inférieure ducorps tournée vers l’escalier, puis, ployant les reins, il avançaitd’autant sa tête et ses épaules ; se raidissant alors, ilpoussait en avant la partie inférieure de son corps sur unedistance égale à celle qu’avait déjà gagnée la tête. Il répéta ceprocédé maintes et maintes fois, appuyant sa tête contre le solpour l’empêcher de glisser, chaque fois qu’il ployait les reins. Samatche était laborieuse et lente, mais les progrès sensibles, et enfin de compte il atteignait la première marche de l’escalier.

Évidemment son but insensé était de le monter.Son désir de liberté devait être bien fort !

En se tortillant, il se dressa verticalementcontre la balustrade, de l’œil mesura la hauteur à gravir etsoupira, mais ses yeux ne perdirent rien de leur éclat.

Comment réaliserait-il ce nouveau tour deforce ?

Bien qu’audacieuse et périlleuse commetoujours, sa solution du problème était pourtant très simple.Appuyé contre la balustrade, il se laissa tomber diagonalementcontre la première marche où il se trouva étendu sur le côté. Denouveau il put reprendre sa position verticale contre la balustradeet, comme précédemment, se laissa tomber, s’abattant sur ladeuxième marche. De cette façon, avec une inconcevable endurance,il réussit à gravir l’escalier tout entier.

Comme il m’apparaissait maintenant que lerajah n’était nullement le but des mouvements de Néranya, l’anxiétéque d’abord j’avais ressentie à son sujet, s’était entièrementdissipée. Ce qu’il avait accompli déjà dépassait de beaucoup lesplus folles conceptions imaginables, et la sympathie que toujoursj’avais éprouvée pour le malheureux en était grandie. Pour mincesque fussent ses chances de fuite, je n’en espérais pas moins levoir réussir. Toute assistance de ma part restait toutefois hors dequestion ; mais on ne saurait jamais que j’avais été témoin deson évasion.

Néranya était maintenant sur la galerie et jepouvais confusément le voir ramper vers la porte qui y donnaitaccès. Finalement il s’arrêta et se redressa contre l’un desbalustres assez écartés les uns des autres. Il me tournait le dos,mais lentement il fit demi-tour me faisant face maintenant. À cettedistance je ne distinguais plus ses traits ; cependant lalenteur avec laquelle il opérait tout à l’heure encore pendant sonascension de l’escalier, ne prouvait que trop son extrêmelassitude. Seule, la résolution du désespoir l’avait jusqu’icisoutenu, mais il avait épuisé ce qui lui restait de forces. Ilembrassa la salle d’un long regard, puis reporta ses yeux sur lerajah qui dormait juste au-dessous de lui. Il le considéralongtemps et fixement, s’affaissant de plus en plus contre lebalustre. Soudain, à mon inconcevable épouvante, il passa à traversl’écartement des balustres et tomba d’une hauteur de vingtpieds ! Je retins mon souffle, m’attendant à le voir s’écrasersur les dalles mais, au lieu de cela, il tomba droit sur lapoitrine du rajah, que le choc précipita sur le sol.

Je m’élançai en appelant au secours etl’instant d’après j’étais sur le lieu même de la catastrophe.

À mon indescriptible horreur, je vis les dentsde Néranya enfoncées dans la gorge du rajah ! J’arrachai lemisérable, mais le sang jaillissait des artères du rajah que lesdents avaient tranchées ; il avait la poitrine défoncée ethaletait, mortellement frappé. Des gens accoururent terrifiés.

Je me tournai vers Néranya.

Il gisait sur le dos, le visage hideusementsouillé de sang.

C’était ce meurtre, et non son évasion, quedepuis le début il avait eu en vue, et il avait eu recours au seulmoyen qui devait lui permettre de l’accomplir. Je m’agenouillai àson côté et vis qu’il était lui aussi, mourant. Il s’était dans sachute brisé la colonne vertébrale. Et comme il allait rendre ledernier soupir, il me sourit doucement et un regard où éclatait letriomphe de sa vengeance satisfaite, éclaira sa physionomie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer