Le Singe, l’idiot et autres gens

II

Le directeur de la prison était assis dans sonbureau, seul avec le n° 14.208.

Qu’il eût été enfin amené face à face, etseul, avec l’homme qu’il avait résolu de tuer, cela étonnait lecondamné. Il n’était pas enchaîné ; la porte était fermée àclé, et la clé était posée sur la table, entre les deux hommes. Lestrois semaines passées à l’hôpital lui avaient été profitables,mais il avait toujours la figure d’une pâleur mortelle.

– L’acte des administrateurs, il y atrois semaines, dit le directeur, a rendu ma démission nécessaire.J’ai attendu la nomination de mon successeur qui a maintenant prispossession de son poste. Je quitte la prison aujourd’hui. Mais,pour l’instant, j’ai quelque chose à vous dire qui vousintéressera. Il y a quelques jours, un condamné qui, son tempsfini, avait l’an dernier quitté la prison, ayant lu ce que lesjournaux ont récemment publié à votre sujet, m’a écrit pourm’avouer que c’était lui qui avait, sous votre numéro, réclamévotre tabac au gardien-chef. Il se nomme Salter et vous ressemblebeaucoup. Il avait reçu son compte et, quand il vint réclamer levôtre, le gardien-chef, le prenant pour vous, le lui donna. Legardien-chef n’avait pas la moindre intention de vous voler.

Le condamné respira convulsivement et sepencha avidement.

– Jusqu’au reçu de cette lettre, repritle directeur, je m’étais montré hostile au courant qui s’étaitétabli en faveur de votre grâce ; mais dès que cette lettrem’est parvenue, je l’ai à mon tour sollicitée, cette grâce, et ellevient de vous être accordée. De plus vous avez une grave maladie decœur. Vous êtes donc maintenant libre.

Le regard du condamné devint fixe et il seredressa sans mot dire. Dans ses yeux passa une expression étrangeet ses dents blanches étincelèrent, menaçantes entre ses lèvresécartées. Cependant, une certaine douceur triste tempérait ladureté des traits.

– L’omnibus va partir pour la gare dansquatre heures, continua le directeur. Vous avez proféré certainesmenaces contre ma vie…

Le directeur s’arrêta, puis d’une voix quefaisait légèrement trembler l’émotion, il poursuivit :

– Je ne laisserai pas vos intentions à cesujet – car je ne m’en préoccupe nullement – m’empêcher dem’acquitter d’un devoir qui, d’homme à homme, m’est une detteenvers vous. Je vous ai traité avec une cruauté dont je comprendsmaintenant l’énormité. Je croyais avoir raison. Mon erreur fatale aété de ne pas avoir compris votre nature. J’ai, dès le début, malinterprété votre conduite et, ce faisant, j’ai chargé ma conscienced’un poids qui empoisonnera le reste de mes jours. Je ferais toutce qui est en mon pouvoir, s’il n’était pas trop tard, pour réparerle mal que je vous ai fait. Si, avant de vous mettre au cachot,j’avais pu comprendre le tort et prévoir ses conséquences, j’auraisgaiement donné ma vie plutôt que de lever la main sur vous. Nosdeux existences ont été perdues, mais votre souffrance est dans lepassé, la mienne est dans le présent, et ne cessera qu’avec ma vie.Car ma vie est une malédiction et je préfère ne pas laconserver.

Sur ces mots, le directeur, très pâle maisl’air décidé, tira d’un tiroir un revolver chargé et le plaçadevant le condamné.

– Voilà l’occasion trouvée, dit-iltranquillement ; personne ne peut vous empêcher…

Longuement le condamné respira, puis s’éloignade l’arme comme d’une vipère.

– Pas encore… pas encore, murmura-t-il,angoissé.

Les deux hommes étaient assis, face à face,sans un mouvement des muscles.

– Avez-vous peur d’agir ? demanda ledirecteur.

Un éclair rapide passa dans les yeux ducondamné.

– Non ! haleta-t-il, vous savez quenon. Mais je ne peux pas… pas encore… pas encore.

Le condamné, à qui une effrayante pâleur, desyeux vitreux et des dents étincelantes faisaient comme un masque demort, se leva en trébuchant.

– Vous y êtes arrivé enfin ! Vousm’avez dompté ! Un mot humain a fait ce que n’avaient pu ni lecachot ni le fouet… Cela me tortille là-dedans maintenant… Jepourrais être pour ce mot humain votre esclave.

Des larmes coulaient de ses yeux.

– Je ne puis me tenir de pleurer. Je nesuis après tout qu’un enfant… et je croyais être un homme.

Il chancela.

Le directeur le saisit dans ses bras etl’assit sur sa chaise. Il prit la main du condamné dans la sienneet sentit une ferme et loyale étreinte. Les yeux du condamnéroulaient sans regards. Un spasme douloureux lui fit porter à sapoitrine la main restée libre, ses doigts décharnés, noueux –qu’avait rendus informes leur longue suspension à la fente de laporte du cachot – étreignirent automatiquement sa chemise. Unfaible sourire rida son visage pâle, découvrant mieux ses dentsétincelantes.

– Ce mot humain, murmura-t-il, si vousl’aviez dit il y a longtemps… si… mais ça va… ça va bien…maintenant. Je retournerai… je retournerai au travail… demain.

La main qui tenait celle du directeur lapressa un peu plus, puis desserra complètement son étreinte. Lesdoigts crispés sur la chemise glissèrent et la main retomba. Latête, lasse, se renversa et s’appuya au dossier de la chaise ;le sourire se figea sur le visage de marbre, et ce furent les yeuxvitreux, les dents étincelantes d’un mort qui restèrent tournésvers le plafond.

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