Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre X – Tarif des cabriolets derégie : deux francs l’heure

Marius n’avait rien perdu de toute cettescène, et pourtant en réalité il n’en avait rien vu. Ses yeuxétaient restés fixés sur la jeune fille, son cœur l’avait pourainsi dire saisie et enveloppée tout entière dès son premier pasdans le galetas. Pendant tout le temps qu’elle avait été là, ilavait vécu de cette vie de l’extase qui suspend les perceptionsmatérielles et précipite toute l’âme sur un seul point. Ilcontemplait, non pas cette fille, mais cette lumière qui avait unepelisse de satin et un chapeau de velours. L’étoile Sirius fûtentrée dans la chambre qu’il n’eût pas été plus ébloui.

Tandis que la jeune fille ouvrait le paquet,dépliait les hardes et les couvertures, questionnait la mère maladeavec bonté et la petite blessée avec attendrissement, il épiaittous ses mouvements, il tâchait d’écouter ses paroles. Ilconnaissait ses yeux, son front, sa beauté, sa taille, sa démarche,il ne connaissait pas le son de sa voix. Il avait cru en saisirquelques mots une fois au Luxembourg, mais il n’en était pasabsolument sûr. Il eût donné dix ans de sa vie pour l’entendre,pour pouvoir emporter dans son âme un peu de cette musique. Maistout se perdait dans les étalages lamentables et les éclats detrompette de Jondrette. Cela mêlait une vraie colère au ravissementde Marius. Il la couvait des yeux. Il ne pouvait s’imaginer que cefût vraiment cette créature divine qu’il apercevait au milieu deces êtres immondes dans ce taudis monstrueux. Il lui semblait voirun colibri parmi des crapauds.

Quand elle sortit, il n’eut qu’une pensée, lasuivre, s’attacher à sa trace, ne la quitter que sachant où elledemeurait, ne pas la reperdre au moins après l’avoir simiraculeusement retrouvée ! Il sauta à bas de la commode etprit son chapeau. Comme il mettait la main au pêne de la serrure etallait sortir, une réflexion l’arrêta. Le corridor était long,l’escalier roide, le Jondrette bavard, M. Leblanc n’était sansdoute pas encore remonté en voiture ; si, en se retournantdans le corridor, ou dans l’escalier, ou sur le seuil, ill’apercevait lui Marius, dans cette maison, évidemment ils’alarmerait et trouverait moyen de lui échapper de nouveau, et ceserait encore une fois fini. Que faire ? Attendre unpeu ? mais pendant cette attente, la voiture pouvait partir.Marius était perplexe. Enfin il se risqua, et sortit de sachambre.

Il n’y avait plus personne dans le corridor.Il courut à l’escalier. Il n’y avait personne dans l’escalier. Ildescendit en hâte, et il arriva sur le boulevard à temps pour voirun fiacre tourner le coin de la rue du Petit-Banquier et rentrerdans Paris.

Marius se précipita dans cette direction.Parvenu à l’angle du boulevard, il revit le fiacre qui descendaitrapidement la rue Mouffetard ; le fiacre était déjà très loin,aucun moyen de le rejoindre ; quoi ? courir après ?impossible ; et d’ailleurs de la voiture on remarqueraitcertainement un individu courant à toutes jambes à la poursuite dufiacre, et le père le reconnaîtrait. En ce moment, hasard inouï etmerveilleux, Marius aperçut un cabriolet de régie qui passait àvide sur le boulevard. Il n’y avait qu’un parti à prendre, monterdans ce cabriolet, et suivre le fiacre. Cela était sûr, efficace etsans danger.

Marius fit signe au cocher d’arrêter, et luicria :

– À l’heure !

Marius était sans cravate, il avait son vieilhabit de travail auquel des boutons manquaient, sa chemise étaitdéchirée à l’un des plis de la poitrine.

Le cocher s’arrêta, cligna de l’œil et étenditvers Marius sa main gauche en frottant doucement son index avec sonpouce.

– Quoi ? dit Marius.

– Payez d’avance, dit le cocher.

Marius se souvint qu’il n’avait sur lui queseize sous.

– Combien ? demanda-t-il.

– Quarante sous.

– Je payerai en revenant.

Le cocher, pour toute réponse, siffla l’air deLa Palisse et fouetta son cheval.

Marius regarda le cabriolet s’éloigner d’unair égaré. Pour vingt-quatre sous qui lui manquaient, il perdait sajoie, son bonheur, son amour ! il retombait dans lanuit ! il avait vu et il redevenait aveugle ! il songeaamèrement et, il faut bien le dire, avec un regret profond, auxcinq francs qu’il avait donnés le matin même à cette misérablefille. S’il avait eu ces cinq francs, il était sauvé, ilrenaissait, il sortait des limbes et des ténèbres, il sortait del’isolement, du spleen, du veuvage ; il renouait le fil noirde sa destinée à ce beau fil d’or qui venait de flotter devant sesyeux et de se casser encore une fois. Il rentra dans la masuredésespéré.

Il aurait pu se dire que M. Leblanc avaitpromis de revenir le soir, et qu’il n’y aurait qu’à s’y mieuxprendre cette fois pour le suivre ; mais dans sacontemplation, c’est à peine s’il avait entendu.

Au moment de monter l’escalier, il aperçut del’autre côté du boulevard, le long du mur désert de la rue de laBarrière des Gobelins, Jondrette enveloppé du pardessus du« philanthrope », qui parlait à un de ces hommes de mineinquiétante qu’on est convenu d’appeler rôdeurs debarrières ; gens à figures équivoques, à monologuessuspects, qui ont un air de mauvaise pensée, et qui dorment assezhabituellement le jour, ce qui fait supposer qu’ils travaillent lanuit.

Ces deux hommes, causant immobiles sous laneige qui tombait par tourbillons, faisaient un groupe qu’unsergent de ville eût à coup sûr observé, mais que Marius remarqua àpeine.

Cependant, quelle que fût sa préoccupationdouloureuse, il ne put s’empêcher de se dire que ce rôdeur debarrières à qui Jondrette parlait ressemblait à un certainPanchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, que Courfeyrac lui avaitmontré une fois et qui passait dans le quartier pour un promeneurnocturne assez dangereux. On a vu, dans le livre précédent, le nomde cet homme. Ce Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, afiguré plus tard dans plusieurs procès criminels et est devenudepuis un coquin célèbre. Il n’était encore alors qu’un fameuxcoquin. Aujourd’hui il est à l’état de tradition parmi les banditset les escarpes. Il faisait école vers la fin du dernier règne. Etle soir, à la nuit tombante, à l’heure où les groupes se forment etse parlent bas, on en causait à la Force dans la fosse-aux-lions.On pouvait même, dans cette prison, précisément à l’endroit oùpassait sous le chemin de ronde ce canal des latrines qui servit àla fuite inouïe en plein jour de trente détenus en 1843, onpouvait, au-dessus de la date de ces latrines, lire son nom,PANCHAUD, audacieusement gravé par lui sur le mur de ronde dans unede ses tentatives d’évasion. En 1832, la police le surveillaitdéjà, mais il n’avait pas encore sérieusement débuté.

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