Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre VI – Res angusta

[91]Cettesoirée laissa à Marius un ébranlement profond, et une obscuritétriste dans l’âme. Il éprouva ce qu’éprouve peut-être la terre aumoment où on l’ouvre avec le fer pour y déposer le grain deblé ; elle ne sent que la blessure ; le tressaillement dugerme et la joie du fruit n’arrivent que plus tard.

Marius fut sombre. Il venait à peine de sefaire une foi ; fallait-il donc déjà la rejeter ? ils’affirma à lui-même que non. Il se déclara qu’il ne voulait pasdouter, et il commença à douter malgré lui. Être entre deuxreligions, l’une dont on n’est pas encore sorti, l’autre où l’onn’est pas encore entré, cela est insupportable ; et cescrépuscules ne plaisent qu’aux âmes chauves-souris. Marius étaitune prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Lesdemi-jours du doute lui faisaient mal. Quel que fût son désir derester où il était et de s’en tenir là, il était invinciblementcontraint de continuer, d’avancer, d’examiner, de penser, demarcher plus loin. Où cela allait-il le conduire ? ilcraignait, après avoir fait tant de pas qui l’avaient rapproché deson père, de faire maintenant des pas qui l’en éloigneraient. Sonmalaise croissait de toutes les réflexions qui lui venaient.L’escarpement se dessinait autour de lui. Il n’était d’accord niavec son grand-père, ni avec ses amis ; téméraire pour l’un,arriéré pour les autres ; et il se reconnut doublement isolé,du côté de la vieillesse, et du côté de la jeunesse. Il cessad’aller au café Musain.

Dans ce trouble où était sa conscience, il nesongeait plus guère à de certains côtés sérieux de l’existence. Lesréalités de la vie ne se laissent pas oublier. Elles vinrentbrusquement lui donner leur coup de coude.

Un matin, le maître de l’hôtel entra dans lachambre de Marius et lui dit :

– Monsieur Courfeyrac a répondu pourvous.

– Oui.

– Mais il me faudrait de l’argent.

– Priez Courfeyrac de venir me parler,dit Marius.

Courfeyrac venu, l’hôte les quitta. Marius luiconta ce qu’il n’avait pas songé à lui dire encore, qu’il étaitcomme seul au monde et n’ayant pas de parents.

– Qu’allez-vous devenir ? ditCourfeyrac.

– Je n’en sais rien, répondit Marius.

– Qu’allez-vous faire ?

– Je n’en sais rien.

– Avez-vous de l’argent ?

– Quinze francs.

– Voulez-vous que je vous enprête ?

– Jamais.

– Avez-vous des habits ?

– Voilà.

– Avez-vous des bijoux ?

– Une montre.

– D’argent ?

– D’or. La voici.

– Je sais un marchand d’habits qui vousprendra votre redingote et un pantalon.

– C’est bien.

– Vous n’aurez plus qu’un pantalon, ungilet, un chapeau et un habit.

– Et mes bottes.

– Quoi ! vous n’irez pas piedsnus ? quelle opulence !

– Ce sera assez.

– Je sais un horloger qui vous achèteravotre montre.

– C’est bon.

– Non, ce n’est pas bon. Que ferez-vousaprès ?

– Tout ce qu’il faudra. Tout l’honnête dumoins.

– Savez-vous l’anglais ?

– Non.

– Savez-vous l’allemand ?

– Non.

– Tant pis.

– Pourquoi ?

– C’est qu’un de mes amis, libraire, faitune façon d’encyclopédie pour laquelle vous auriez pu traduire desarticles allemands ou anglais. C’est mal payé, mais on vit.

– J’apprendrai l’anglais etl’allemand.

– Et en attendant ?

– En attendant je mangerai mes habits etma montre.

On fit venir le marchand d’habits. Il achetala défroque vingt francs. On alla chez l’horloger. Il acheta lamontre quarante-cinq francs.

– Ce n’est pas mal, disait Marius àCourfeyrac en rentrant à l’hôtel, avec mes quinze francs, cela faitquatrevingts francs.

– Et la note de l’hôtel ? observaCourfeyrac.

– Tiens, j’oubliais, dit Marius.

L’hôte présenta sa note qu’il fallut payersur-le-champ. Elle se montait à soixante-dix francs.

– Il me reste dix francs, dit Marius.

– Diable, fit Courfeyrac, vous mangerezcinq francs pendant que vous apprendrez l’anglais, et cinq francspendant que vous apprendrez l’allemand. Ce sera avaler une languebien vite ou une pièce de cent sous bien lentement.

Cependant la tante Gillenormand, assez bonnepersonne au fond dans les occasions tristes, avait fini pardéterrer le logis de Marius. Un matin, comme Marius revenait del’école, il trouva une lettre de sa tante et les soixantepistoles, c’est-à-dire six cents francs en or dans une boîtecachetée.

Marius renvoya les trente louis à sa tanteavec une lettre respectueuse où il déclarait avoir des moyensd’existence et pouvoir suffire désormais à tous ses besoins. En cemoment-là il lui restait trois francs.

La tante n’informa point le grand-père de cerefus de peur d’achever de l’exaspérer. D’ailleurs n’avait-il pasdit : Qu’on ne me parle jamais de ce buveur de sang !

Marius sortit de l’hôtel de la PorteSaint-Jacques, ne voulant pas s’y endetter.

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