Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre IV – Commencement d’une grandemaladie

Le lendemain, à l’heure accoutumée, Mariustira de son armoire son habit neuf, son pantalon neuf, son chapeauneuf et ses bottes neuves ; il se revêtit de cette panopliecomplète, mit des gants, luxe prodigieux, et s’en alla auLuxembourg.

Chemin faisant, il rencontra Courfeyrac, etfeignit de ne pas le voir. Courfeyrac en rentrant chez lui dit àses amis : – Je viens de rencontrer le chapeau neuf et l’habitneuf de Marius et Marius dedans. Il allait sans doute passer unexamen. Il avait l’air tout bête.

Arrivé au Luxembourg, Marius fit le tour dubassin et considéra les cygnes, puis il demeura longtemps encontemplation devant une statue qui avait la tête toute noire demoisissure et à laquelle une hanche manquait. Il y avait près dubassin un bourgeois quadragénaire et ventru qui tenait par la mainun petit garçon de cinq ans et lui disait : – Évite les excès.Mon fils, tiens-toi à égale distance du despotisme et del’anarchie. – Marius écouta ce bourgeois. Puis il fit encore unefois le tour du bassin. Enfin il se dirigea vers « sonallée », lentement et comme s’il y allait à regret. On eût ditqu’il était à la fois forcé et empêché d’y aller. Il ne se rendaitaucun compte de tout cela, et croyait faire comme tous lesjours.

En débouchant dans l’allée, il aperçut àl’autre bout « sur leur banc » M. Leblanc et lajeune fille. Il boutonna son habit jusqu’en haut, le tendit sur sontorse pour qu’il ne fît pas de plis, examina avec une certainecomplaisance les reflets lustrés de son pantalon, et marcha sur lebanc. Il y avait de l’attaque dans cette marche et certainement unevelléité de conquête. Je dis donc : il marcha sur le banc,comme je dirais : Annibal marcha sur Rome.

Du reste il n’y avait rien que de machinaldans tous ses mouvements, et il n’avait aucunement interrompu lespréoccupations habituelles de son esprit et de ses travaux. Ilpensait en ce moment-là que le Manuel du Baccalauréatétait un livre stupide et qu’il fallait qu’il eût été rédigé par derares crétins pour qu’on y analysât comme chefs-d’œuvre de l’esprithumain trois tragédies de Racine et seulement une comédie deMolière. Il avait un sifflement aigu dans l’oreille. Tout enapprochant du banc, il tendait les plis de son habit, et ses yeuxse fixaient sur la jeune fille. Il lui semblait qu’elle emplissaittoute l’extrémité de l’allée d’une vague lueur bleue.

À mesure qu’il approchait, son pas seralentissait de plus en plus. Parvenu à une certaine distance dubanc, bien avant d’être à la fin de l’allée, il s’arrêta, et il neput savoir lui-même comment il se fit qu’il rebroussa chemin. Il nese dit même point qu’il n’allait pas jusqu’au bout. Ce fut à peinesi la jeune fille put l’apercevoir de loin et voir le bel air qu’ilavait dans ses habits neufs. Cependant il se tenait très droit,pour avoir bonne mine dans le cas où quelqu’un qui serait derrièrelui le regarderait.

Il atteignit le bout opposé, puis revint, etcette fois il s’approcha un peu plus près du banc. Il parvint mêmejusqu’à une distance de trois intervalles d’arbres, mais là ilsentit je ne sais quelle impossibilité d’aller plus loin, et ilhésita. Il avait cru voir le visage de la jeune fille se penchervers lui. Cependant il fit un effort viril et violent, domptal’hésitation, et continua d’aller en avant. Quelques secondesaprès, il passait devant le banc, droit et ferme, rouge jusqu’auxoreilles, sans oser jeter un regard à droite, ni à gauche, la maindans son habit comme un homme d’état. Au moment où il passa – sousle canon de la place – il éprouva un affreux battement de cœur.Elle avait comme la veille sa robe de damas et son chapeau decrêpe. Il entendit une voix ineffable qui devait être « savoix ». Elle causait tranquillement. Elle était bien jolie. Ille sentait, quoiqu’il n’essayât pas de la voir. – Elle ne pourraitcependant, pensait-il, s’empêcher d’avoir de l’estime et de laconsidération pour moi si elle savait que c’est moi qui suis levéritable auteur de la dissertation sur Marcos Obregon de la Rondaque monsieur François de Neufchâteau a mise, comme étant de lui, entête de son édition de Gil Blas[105] !

Il dépassa le banc, alla jusqu’à l’extrémitéde l’allée qui était tout proche, puis revint sur ses pas et passaencore devant la belle fille. Cette fois il était très pâle. Dureste il n’éprouvait rien que de fort désagréable. Il s’éloigna dubanc et de la jeune fille, et, tout en lui tournant le dos, il sefigurait qu’elle le regardait, et cela le faisait trébucher.

Il n’essaya plus de s’approcher du banc, ils’arrêta vers la moitié de l’allée, et là, chose qu’il ne faisaitjamais, il s’assit, jetant des regards de côté, et songeant, dansles profondeurs les plus indistinctes de son esprit, qu’après toutil était difficile que les personnes dont il admirait le chapeaublanc et la robe noire fussent absolument insensibles à sonpantalon lustré et à son habit neuf.

Au bout d’un quart d’heure il se leva, commes’il allait recommencer à marcher vers ce banc qu’une auréoleentourait. Cependant il restait debout et immobile. Pour lapremière fois depuis quinze mois il se dit que ce monsieur quis’asseyait là tous les jours avec sa fille l’avait sans douteremarqué de son côté et trouvait probablement son assiduitéétrange.

Pour la première fois aussi il sentit quelqueirrévérence à désigner cet inconnu, même dans le secret de sapensée, par le sobriquet de M. Leblanc.

Il demeura ainsi quelques minutes la têtebaissée, et faisant des dessins sur le sable avec une baguettequ’il avait à la main.

Puis il se tourna brusquement du côté opposéau banc, à M. Leblanc et à sa fille, et s’en revint chezlui.

Ce jour-là il oublia d’aller dîner. À huitheures du soir il s’en aperçut, et comme il était trop tard pourdescendre rue Saint-Jacques, tiens ! dit-il, et il mangea unmorceau de pain.

Il ne se coucha qu’après avoir brossé sonhabit et l’avoir plié avec soin.

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