Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre II – Lux facta est

[103]Laseconde année, précisément au point de cette histoire où le lecteurest parvenu, il arriva que cette habitude du Luxembourgs’interrompit, sans que Marius sût trop pourquoi lui-même, et qu’ilfut près de six mois sans mettre les pieds dans son allée. Un jourenfin il y retourna. C’était par une sereine matinée d’été, Mariusétait joyeux comme on l’est quand il fait beau. Il lui semblaitqu’il avait dans le cœur tous les chants d’oiseaux qu’il entendaitet tous les morceaux du ciel bleu qu’il voyait à travers lesfeuilles des arbres.

Il alla droit à « son allée », et,quand il fut au bout, il aperçut, toujours sur le même banc, cecouple connu. Seulement, quand il approcha, c’était bien le mêmehomme ; mais il lui parut que ce n’était plus la même fille.La personne qu’il voyait maintenant était une grande et bellecréature ayant toutes les formes les plus charmantes de la femme àce moment précis où elles se combinent encore avec toutes lesgrâces les plus naïves de l’enfant ; moment fugitif et pur quepeuvent seuls traduire ces deux mots : quinze ans. C’étaientd’admirables cheveux châtains nuancés de veines dorées, un frontqui semblait fait de marbre, des joues qui semblaient faites d’unefeuille de rose, un incarnat pâle, une blancheur émue, une boucheexquise d’où le sourire sortait comme une clarté et la parole commeune musique, une tête que Raphaël eût donnée à Marie posée sur uncou que Jean Goujon eût donné à Vénus. Et, afin que rien ne manquâtà cette ravissante figure, le nez n’était pas beau, il étaitjoli ; ni droit ni courbé, ni italien ni grec ; c’étaitle nez parisien ; c’est-à-dire quelque chose de spirituel, defin, d’irrégulier et de pur, qui désespère les peintres et quicharme les poètes.

Quand Marius passa près d’elle, il ne put voirses yeux qui étaient constamment baissés. Il ne vit que ses longscils châtains pénétrés d’ombre et de pudeur.

Cela n’empêchait pas la belle enfant desourire tout en écoutant l’homme à cheveux blancs qui lui parlait,et rien n’était ravissant comme ce frais sourire avec des yeuxbaissés.

Dans le premier moment, Marius pensa quec’était une autre fille du même homme, une sœur sans doute de lapremière. Mais, quand l’invariable habitude de la promenade leramena pour la seconde fois près du banc, et qu’il l’eut examinéeavec attention, il reconnut que c’était la même. En six mois lapetite fille était devenue jeune fille ; voilà tout. Rienn’est plus fréquent que ce phénomène. Il y a un instant où lesfilles s’épanouissent en un clin d’œil et deviennent des roses toutà coup. Hier on les a laissées enfants, aujourd’hui on les retrouveinquiétantes[104].

Celle-ci n’avait pas seulement grandi, elles’était idéalisée. Comme trois jours en avril suffisent à decertains arbres pour se couvrir de fleurs, six mois lui avaientsuffi pour se vêtir de beauté. Son avril à elle était venu.

On voit quelquefois des gens qui, pauvres etmesquins, semblent se réveiller, passent subitement de l’indigenceau faste, font des dépenses de toutes sortes, et deviennent tout àcoup éclatants, prodigues et magnifiques. Cela tient à une renteempochée ; il y a eu échéance hier. La jeune fille avaittouché son semestre.

Et puis ce n’était plus la pensionnaire avecson chapeau de peluche, sa robe de mérinos, ses souliers d’écolieret ses mains rouges ; le goût lui était venu avec labeauté ; c’était une personne bien mise avec une sorted’élégance simple et riche et sans manière. Elle avait une robe dedamas noir, un camail de même étoffe et un chapeau de crêpe blanc.Ses gants blancs montraient la finesse de sa main qui jouait avecle manche d’une ombrelle en ivoire chinois, et son brodequin desoie dessinait la petitesse de son pied. Quand on passait prèsd’elle, toute sa toilette exhalait un parfum jeune etpénétrant.

Quant à l’homme, il était toujours lemême.

La seconde fois que Marius arriva près d’elle,la jeune fille leva les paupières. Ses yeux étaient d’un bleucéleste et profond, mais dans cet azur voilé il n’y avait encoreque le regard d’un enfant. Elle regarda Marius avec indifférence,comme elle eût regardé le marmot qui courait sous les sycomores, oule vase de marbre qui faisait de l’ombre sur le banc ; etMarius de son côté continua sa promenade en pensant à autrechose.

Il passa encore quatre ou cinq fois près dubanc où était la jeune fille, mais sans même tourner les yeux verselle.

Les jours suivants, il revint comme àl’ordinaire au Luxembourg, comme à l’ordinaire, il y trouva« le père et la fille », mais il n’y fit plus attention.Il ne songea pas plus à cette fille quand elle fut belle qu’il n’ysongeait lorsqu’elle était laide. Il passait toujours fort près dubanc où elle était, parce que c’était son habitude.

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