Chapitre III – Requiescant
[43]Le salonde madame de T. était tout ce que Marius Pontmercy connaissait dumonde. C’était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dansla vie. Cette ouverture était sombre, et il lui venait par cettelucarne plus de froid que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cetenfant, qui n’était que joie et lumière en entrant dans ce mondeétrange, y devint en peu de temps triste, et, ce qui est pluscontraire encore à cet âge, grave. Entouré de toutes ces personnesimposantes et singulières, il regardait autour de lui avec unétonnement sérieux. Tout se réunissait pour accroître en lui cettestupeur. Il y avait dans le salon de madame de T. de vieillesnobles dames très vénérables qui s’appelaient Mathan, Noé, Lévisqu’on prononçait Lévi, Cambis qu’on prononçait Cambyse. Cesantiques visages et ces noms bibliques se mêlaient dans l’esprit del’enfant à son ancien testament qu’il apprenait par cœur, et quandelles étaient là toutes, assises en cercle autour d’un feu mourant,à peine éclairées par une lampe voilée de vert, avec leurs profilssévères, leurs cheveux gris ou blancs, leurs longues robes d’unautre âge dont on ne distinguait que les couleurs lugubres,laissant tomber à de rares intervalles des paroles à la foismajestueuses et farouches, le petit Marius les considérait avec desyeux effarés, croyant voir, non des femmes, mais des patriarches etdes mages, non des êtres réels, mais des fantômes.
À ces fantômes se mêlaient plusieurs prêtres,habitués de ce salon vieux, et quelques gentilshommes ; lemarquis de Sassenay, secrétaire des commandements de madame deBerry, le vicomte de Valory, qui publiait sous le pseudonyme deCharles-Antoine des odes monorimes, le prince deBeauffremont qui, assez jeune, avait un chef grisonnant et unejolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate àtorsades d’or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, lemarquis de Coriolis d’Espinouse[44], l’hommede France qui savait le mieux « la politesseproportionnée », le comte d’Amendre, bonhomme au mentonbienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de labibliothèque du Louvre, dite le cabinet du roi.M. de Port-de-Guy, chauve et plutôt vieilli que vieux,contait qu’en 1793, âgé de seize ans, on l’avait mis au bagne commeréfractaire, et ferré avec un octogénaire, l’évêque de Mirepoix,réfractaire aussi, mais comme prêtre, tandis que lui l’était commesoldat. C’était à Toulon. Leur fonction était d’aller la nuitramasser sur l’échafaud les têtes et les corps des guillotinés dujour ; ils emportaient sur leur dos ces troncs ruisselants, etleurs capes rouges de galériens avaient derrière leur nuque unecroûte de sang, sèche le matin, humide le soir. Ces récitstragiques abondaient dans le salon de madame de T. ; et àforce d’y maudire Marat, on y applaudissait Trestaillon. Quelquesdéputés du genre introuvable y faisaient leur whist,M. Thibord du Chalard, M. Lemarchant de Gomicourt, et lecélèbre railleur de la droite, M. Cornet-Dincourt. Le baillide Ferrette, avec ses culottes courtes et ses jambes maigres,traversait quelquefois ce salon en allant chezM. de Talleyrand. Il avait été le camarade de plaisirs deM. le comte d’Artois, et, à l’inverse d’Aristote accroupi sousCampaspe, il avait fait marcher la Guimard à quatre pattes, et dela sorte montré aux siècles un philosophe vengé par un bailli.
Quant aux prêtres, c’étaient l’abbé Halma, lemême à qui M. Larose, son collaborateur à la Foudre,disait : Bah ! qui est-ce qui n’a pas cinquanteans ? quelques blancs-becs peut-être ! l’abbéLetourneur[45], prédicateur du roi, l’abbéFrayssinous, qui n’était encore ni comte, ni évêque, ni ministre,ni pair, et qui portait une vieille soutane où il manquait desboutons, et l’abbé Keravenant, curé deSaint-Germain-des-Prés ; plus le nonce du pape, alorsmonsignor Macchi, archevêque de Nisibis, plus tard cardinal,remarquable par son long nez pensif, et un autre monsignor ainsiintitulé : abbate Palmieri, prélat domestique, un des septprotonotaires participants du saint-siège, chanoine de l’insignebasilique libérienne, avocat des saints, postulatore disanti, ce qui se rapporte aux affaires de canonisation etsignifie à peu près maître des requêtes de la section duparadis ; enfin deux cardinaux, M. de la Luzerne etM. de Clermont-Tonnerre. M. le cardinal de laLuzerne était un écrivain et devait avoir, quelques années plustard, l’honneur de signer dans le Conservateur desarticles côte à côte avec Chateaubriand ;M. de Clermont-Tonnerre était archevêque de Toulouse, etvenait souvent en villégiature à Paris chez son neveu le marquis deTonnerre, qui a été ministre de la marine et de la guerre. Lecardinal de Clermont-Tonnerre était un petit vieillard gai montrantses bas rouges sous sa soutane troussée ; il avait pourspécialité de haïr l’encyclopédie et de jouer éperdument aubillard, et les gens qui, à cette époque, passaient dans les soirsd’été rue Madame, où était alors l’hôtel de Clermont-Tonnerre,s’arrêtaient pour entendre le choc des billes, et la voix aiguë ducardinal criant à son conclaviste, monseigneur Cottret, évêquein partibus de Caryste : Marque, l’abbé, jecarambole. Le cardinal de Clermont-Tonnerre avait été amenéchez madame de T. par son ami le plus intime,M. de Roquelaure, ancien évêque de Senlis et l’un desquarante. M. de Roquelaure était considérable par sahaute taille et par son assiduité à l’académie ; à travers laporte vitrée de la salle voisine de la bibliothèque où l’académiefrançaise tenait alors ses séances, les curieux pouvaient tous lesjeudis contempler l’ancien évêque de Senlis, habituellement debout,poudré à frais, en bas violets, et tournant le dos à la porte,apparemment pour mieux faire voir son petit collet. Tous cesecclésiastiques, quoique la plupart hommes de cour autant qu’hommesd’église, s’ajoutaient à la gravité du salon de T., dont cinq pairsde France, le marquis de Vibraye, le marquis de Talaru, le marquisd’Herbouville, le vicomte Dambray et le duc de Valentinois,accentuaient l’aspect seigneurial. Ce duc de Valentinois, quoiqueprince de Monaco, c’est-à-dire prince souverain étranger, avait unesi haute idée de la France et de la pairie qu’il voyait tout àtravers elles. C’était lui qui disait : Les cardinaux sontles pairs de France de Rome, les lords sont les pairs de Franced’Angleterre. Au reste, car il faut en ce siècle que larévolution soit partout, ce salon féodal était, comme nous l’avonsdit, dominé par un bourgeois. M. Gillenormand y régnait.
C’était là l’essence et la quintessence de lasociété parisienne blanche. On y tenait en quarantaine lesrenommées, même royalistes. Il y a toujours de l’anarchie dans larenommée. Chateaubriand, entrant là, y eût fait l’effet du pèreDuchêne. Quelques ralliés pourtant pénétraient, par tolérance, dansce monde orthodoxe. Le comte Beugnot y était reçu à correction.
Les salons « nobles » d’aujourd’huine ressemblent plus à ces salons-là. Le faubourg Saint-Germain d’àprésent sent le fagot. Les royalistes de maintenant sont desdémagogues, disons-le à leur louange.
Chez madame de T., le monde étant supérieur,le goût était exquis et hautain, sous une grande fleur depolitesse. Les habitudes y comportaient toutes sortes deraffinements involontaires qui étaient l’ancien régime même,enterré, mais vivant. Quelques-unes de ces habitudes, dans lelangage surtout, semblaient bizarres. Des connaisseurs superficielseussent pris pour province ce qui n’était que vétusté. On appelaitune femme madame la générale. Madame la colonelle n’étaitpas absolument inusité. La charmante madame de Léon, en souvenirsans doute des duchesses de Longueville et de Chevreuse, préféraitcette appellation à son titre de princesse. La marquise de Créquy,elle aussi, s’était appelée madame la colonelle.
Ce fut ce petit haut monde qui inventa auxTuileries le raffinement de dire toujours en parlant au roi dansl’intimité le roi à la troisième personne et jamaisvotre majesté, la qualification votre majestéayant été « souillée par l’usurpateur ».
On jugeait là les faits et les hommes. Onraillait le siècle, ce qui dispensait de le comprendre. Ons’entr’aidait dans l’étonnement. On se communiquait la quantité declarté qu’on avait. Mathusalem renseignait Épiménide. Le sourdmettait l’aveugle au courant. On déclarait non avenu le tempsécoulé depuis Coblentz. De même que Louis XVIII était, par lagrâce de Dieu, à la vingt-cinquième année de son règne[46], les émigrés étaient, de droit, à lavingt-cinquième année de leur adolescence.
Tout était harmonieux ; rien ne vivaittrop ; la parole était à peine un souffle ; le journal,d’accord avec le salon, semblait un papyrus. Il y avait des jeunesgens, mais ils étaient un peu morts. Dans l’antichambre, leslivrées étaient vieillottes. Ces personnages, complètement passés,étaient servis par des domestiques du même genre. Tout cela avaitl’air d’avoir vécu il y a longtemps, et de s’obstiner contre lesépulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, c’était là à peuprès tout le dictionnaire. Être en bonne odeur, était laquestion. Il y avait en effet des aromates dans les opinions de cesgroupes vénérables, et leurs idées sentaient le vétyver. C’était unmonde momie. Les maîtres étaient embaumés, les valets étaientempaillés.
Une digne vieille marquise émigrée et ruinée,n’ayant plus qu’une bonne, continuait de dire : Mesgens.
Que faisait-on dans le salon de madame deT. ? On était ultra.
Être ultra ; ce mot, quoique ce qu’ilreprésente n’ait peut-être pas disparu, ce mot n’a plus de sensaujourd’hui. Expliquons-le.
Être ultra, c’est aller au delà. C’estattaquer le sceptre au nom du trône et la mitre au nom del’autel ; c’est malmener la chose qu’on traîne ; c’estruer dans l’attelage ; c’est chicaner le bûcher sur le degréde cuisson des hérétiques ; c’est reprocher à l’idole son peud’idolâtrie ; c’est insulter par excès de respect ; c’esttrouver dans le pape pas assez de papisme, dans le roi pas assez deroyauté, et trop de lumière à la nuit ; c’est être mécontentde l’albâtre, de la neige, du cygne et du lys au nom de lablancheur ; c’est être partisan des choses au point d’endevenir l’ennemi ; c’est être si fort pour, qu’on estcontre.
L’esprit ultra caractérise spécialement lapremière phase de la Restauration.
Rien dans l’histoire n’a ressemblé à ce quartd’heure qui commence à 1814 et qui se termine vers 1820 àl’avènement de M. de Villèle, l’homme pratique de ladroite. Ces six années furent un moment extraordinaire, à la foisbruyant et morne, riant et sombre, éclairé comme par le rayonnementde l’aube et tout couvert en même temps des ténèbres des grandescatastrophes qui emplissaient encore l’horizon et s’enfonçaientlentement dans le passé. Il y eut là, dans cette lumière et danscette ombre, tout un petit monde nouveau et vieux, bouffon ettriste, juvénile et sénile, se frottant les yeux ; rien neressemble au réveil comme le retour ; groupe qui regardait laFrance avec humeur et que la France regardait avec ironie ; debons vieux hiboux marquis plein les rues, les revenus et lesrevenants, des « ci-devant » stupéfaits de tout, debraves et nobles gentilshommes souriant d’être en France et enpleurant aussi, ravis de revoir leur patrie, désespérés de ne plusretrouver leur monarchie ; la noblesse des croisades conspuantla noblesse de l’Empire, c’est-à-dire la noblesse de l’épée ;les races historiques ayant perdu le sens de l’histoire ; lesfils des compagnons de Charlemagne dédaignant les compagnons deNapoléon. Les épées, comme nous venons de le dire, se renvoyaientl’insulte ; l’épée de Fontenoy était risible et n’était qu’unerouillarde ; l’épée de Marengo était odieuse et n’était qu’unsabre. Jadis méconnaissait Hier. On n’avait plus le sentiment de cequi était grand, ni le sentiment de ce qui était ridicule. Il y eutquelqu’un qui appela Bonaparte Scapin[47]. Cemonde n’est plus. Rien, répétons-le, n’en reste aujourd’hui. Quandnous en tirons par hasard quelque figure et que nous essayons de lefaire revivre par la pensée, il nous semble étrange comme un mondeantédiluvien. C’est qu’en effet il a été lui aussi englouti par undéluge. Il a disparu sous deux révolutions. Quels flots que lesidées ! Comme elles couvrent vite tout ce qu’elles ont missionde détruire et d’ensevelir, et comme elles font promptementd’effrayantes profondeurs !
Telle était la physionomie des salons de cestemps lointains et candides où M. Martainville avait plusd’esprit que Voltaire.
Ces salons avaient une littérature et unepolitique à eux. On y croyait en Fiévée. M. Agier y faisaitloi. On y commentait M. Colnet, le publiciste bouquiniste duquai Malaquais. Napoléon y était pleinement Ogre de Corse. Plustard, l’introduction dans l’histoire de M. le marquis deBuonaparté, lieutenant général des armées du roi, fut uneconcession à l’esprit du siècle.
Ces salons ne furent pas longtemps purs. Dès1818, quelques doctrinaires commencèrent à y poindre, nuanceinquiétante. La manière de ceux-là était d’être royalistes et des’en excuser. Là où les ultras étaient très fiers, les doctrinairesétaient un peu honteux. Ils avaient de l’esprit ; ils avaientdu silence ; leur dogme politique était convenablement empeséde morgue ; ils devaient réussir. Ils faisaient, utilementd’ailleurs, des excès de cravate blanche et d’habit boutonné. Letort, ou le malheur, du parti doctrinaire a été de créer lajeunesse vieille. Ils prenaient des poses de sages. Ils rêvaient degreffer sur le principe absolu et excessif un pouvoir tempéré. Ilsopposaient, et parfois avec une rare intelligence, au libéralismedémolisseur un libéralisme conservateur. On les entendaitdire : « Grâce pour le royalisme ! il a rendu plusd’un service. Il a rapporté la tradition, le culte, la religion, lerespect. Il est fidèle, brave, chevaleresque, aimant, dévoué. Ilvient mêler, quoique à regret, aux grandeurs nouvelles de la nationles grandeurs séculaires de la monarchie. Il a le tort de ne pascomprendre la Révolution, l’Empire, la gloire, la liberté, lesjeunes idées, les jeunes générations, le siècle. Mais ce tort qu’ila envers nous, ne l’avons-nous pas quelquefois envers lui ? LaRévolution, dont nous sommes les héritiers, doit avoirl’intelligence de tout. Attaquer le royalisme, c’est le contre-sensdu libéralisme. Quelle faute ! et quel aveuglement ! LaFrance révolutionnaire manque de respect à la France historique,c’est-à-dire à sa mère, c’est-à-dire à elle-même. Après le 5septembre, on traite la noblesse de la monarchie comme après le 8juillet[48] on traitait la noblesse de l’Empire.Ils ont été injustes pour l’aigle, nous sommes injustes pour lafleur de lys. On veut donc toujours avoir quelque chose àproscrire ! Dédorer la couronne de Louis XIV, gratterl’écusson d’Henri IV, cela est-il bien utile ? Nousraillons M. de Vaublanc qui effaçait les N du pontd’Iéna ! Que faisait-il donc ? Ce que nous faisons.Bouvines nous appartient comme Marengo. Les fleurs de lys sont ànous comme les N. C’est notre patrimoine. À quoi bonl’amoindrir ? Il ne faut pas plus renier la patrie dans lepassé que dans le présent. Pourquoi ne pas vouloir toutel’histoire ? Pourquoi ne pas aimer toute laFrance ? »
C’est ainsi que les doctrinaires critiquaientet protégeaient le royalisme, mécontent d’être critiqué et furieuxd’être protégé.
Les ultras marquèrent la première époque duroyalisme ; la congrégation caractérisa la seconde. À lafougue succéda l’habileté. Bornons ici cette esquisse.
Dans le cours de ce récit, l’auteur de celivre a trouvé sur son chemin ce moment curieux de l’histoirecontemporaine ; il a dû y jeter en passant un coup d’œil etretracer quelques-uns des linéaments singuliers de cette sociétéaujourd’hui inconnue. Mais il le fait rapidement et sans aucuneidée amère ou dérisoire. Des souvenirs, affectueux et respectueux,car ils touchent à sa mère, l’attachent à ce passé[49]. D’ailleurs, disons-le, ce même petitmonde avait sa grandeur. On en peut sourire, mais on ne peut ni lemépriser ni le haïr. C’était la France d’autrefois.
Marius Pontmercy fit comme tous les enfantsdes études quelconques. Quand il sortit des mains de la tanteGillenormand, son grand-père le confia à un digne professeur de laplus pure innocence classique. Cette jeune âme qui s’ouvrait passad’une prude à un cuistre. Marius eut ses années de collège, puis ilentra à l’école de droit. Il était royaliste, fanatique et austère.Il aimait peu son grand-père dont la gaîté et le cynisme lefroissaient, et il était sombre à l’endroit de son père.
C’était du reste un garçon ardent et froid,noble, généreux, fier, religieux, exalté ; digne jusqu’à ladureté, pur jusqu’à la sauvagerie.
