Chapitre XIII – Solus cum solo, in locoremoto, non cogitabuntur orare pater noster
[130]Marius, tout songeur qu’il était,était, nous l’avons dit, une nature ferme et énergique. Leshabitudes de recueillement solitaire, en développant en lui lasympathie et la compassion, avaient diminué peut-être la faculté des’irriter, mais laissé intacte la faculté de s’indigner ; ilavait la bienveillance d’un brahme et la sévérité d’un juge ;il avait pitié d’un crapaud, mais il écrasait une vipère. Or,c’était dans un trou de vipères que son regard venait deplonger ; c’était un nid de monstres qu’il avait sous lesyeux.
– Il faut mettre le pied sur cesmisérables, dit-il.
Aucune des énigmes qu’il espérait voirdissiper ne s’était éclaircie ; au contraire, toutes s’étaientépaissies peut-être ; il ne savait rien de plus sur la belleenfant du Luxembourg et sur l’homme qu’il appelait M. Leblanc,sinon que Jondrette les connaissait. À travers les parolesténébreuses qui avaient été dites, il n’entrevoyait distinctementqu’une chose, c’est qu’un guet-apens se préparait, un guet-apensobscur, mais terrible ; c’est qu’ils couraient tous les deuxun grand danger, elle probablement, son père à coup sûr ;c’est qu’il fallait les sauver ; c’est qu’il fallait déjouerles combinaisons hideuses des Jondrette et rompre la toile de cesaraignées.
Il observa un moment la Jondrette. Elle avaittiré d’un coin un vieux fourneau de tôle et elle fouillait dans desferrailles.
Il descendit de la commode le plus doucementqu’il put et en ayant soin de ne faire aucun bruit.
Dans son effroi de ce qui s’apprêtait et dansl’horreur dont les Jondrette l’avaient pénétré, il sentait unesorte de joie à l’idée qu’il lui serait peut-être donné de rendreun tel service à celle qu’il aimait.
Mais comment faire ? Avertir lespersonnes menacées ? où les trouver ? Il ne savait pasleur adresse. Elles avaient reparu un instant à ses yeux, puiselles s’étaient replongées dans les immenses profondeurs de Paris.Attendre M. Leblanc à la porte le soir à six heures, au momentoù il arriverait, et le prévenir du piège ? Mais Jondrette etses gens le verraient guetter, le lieu était désert, ils seraientplus forts que lui, ils trouveraient moyen ou de le saisir ou del’éloigner, et celui que Marius voulait sauver serait perdu. Uneheure venait de sonner, le guet-apens devait s’accomplir à sixheures. Marius avait cinq heures devant lui.
Il n’y avait qu’une chose à faire.
Il mit son habit passable, se noua un foulardau cou, prit son chapeau, et sortit, sans faire plus de bruit ques’il eût marché sur de la mousse avec des pieds nus.
D’ailleurs la Jondrette continuait defourgonner dans ses ferrailles.
Une fois hors de la maison, il gagna la rue duPetit-Banquier.
Il était vers le milieu de cette rue près d’unmur très bas qu’on peut enjamber à de certains endroits et quidonne dans un terrain vague, il marchait lentement, préoccupé qu’ilétait, la neige assourdissait ses pas ; tout à coup ilentendit des voix qui parlaient tout près de lui. Il tourna latête, la rue était déserte, il n’y avait personne, c’était en pleinjour, et cependant il entendait distinctement des voix.
Il eut l’idée de regarder par-dessus le murqu’il côtoyait.
Il y avait là en effet deux hommes adossés àla muraille, assis dans la neige et se parlant bas.
Ces deux figures lui étaient inconnues. L’unétait un homme barbu en blouse et l’autre un homme chevelu enguenilles. Le barbu avait une calotte grecque, l’autre la tête nueet de la neige dans les cheveux.
En avançant la tête au-dessus d’eux, Mariuspouvait entendre.
Le chevelu poussait l’autre du coude etdisait :
– Avec Patron-Minette, ça ne peut pasmanquer.
– Crois-tu ? dit le barbu ; etle chevelu repartit :
– Ce sera pour chacun un fafiot de cinqcents balles, et le pire qui puisse arriver : cinq ans, sixans, dix ans au plus !
L’autre répondit avec quelque hésitation et ense grattant sous son bonnet grec :
– Ça, c’est une chose réelle. On ne peutpas aller à l’encontre de ces choses-là.
– Je te dis que l’affaire ne peut pasmanquer, reprit le chevelu. La maringotte du père Chose seraattelée.
Puis ils se mirent à parler d’un mélodramequ’ils avaient vu la veille à la Gaîté.
Marius continua son chemin.
Il lui semblait que les paroles obscures deces hommes, si étrangement cachés derrière ce mur et accroupis dansla neige, n’étaient pas peut-être sans quelque rapport avec lesabominables projets de Jondrette. Ce devait être làl’affaire.
Il se dirigea vers le faubourg Saint-Marceauet demanda à la première boutique qu’il rencontra où il y avait uncommissaire de police.
On lui indiqua la rue de Pontoise et le numéro14.
Marius s’y rendit.
Et passant devant un boulanger, il acheta unpain de deux sous et le mangea, prévoyant qu’il ne dîneraitpas.
Chemin faisant, il rendit justice à laprovidence. Il songea que, s’il n’avait pas donné ses cinq francsle matin à la fille Jondrette, il aurait suivi le fiacre deM. Leblanc, et par conséquent tout ignoré, que rien n’auraitfait obstacle au guet-apens des Jondrette, et que M. Leblancétait perdu, et sans doute sa fille avec lui.
