Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre II – Oraison funèbre deBlondeau, par Bossuet

Une certaine après-midi, qui avait, comme onva le voir, quelque coïncidence avec les événements racontés plushaut, Laigle de Meaux était mensuellement adossé au chambranle dela porte du café Musain. Il avait l’air d’une cariatide envacances ; il ne portait rien que sa rêverie. Il regardait laplace Saint-Michel. S’adosser, c’est une manière d’être couchédebout qui n’est point haïe des songeurs. Laigle de Meaux pensait,sans mélancolie, à une petite mésaventure qui lui était échuel’avant-veille à l’école de droit, et qui modifiait ses planspersonnels d’avenir, plans d’ailleurs assez indistincts.

La rêverie n’empêche pas un cabriolet depasser, et le songeur de remarquer le cabriolet. Laigle de Meaux,dont les yeux erraient dans une sorte de flânerie diffuse, aperçut,à travers ce somnambulisme, un véhicule à deux roues cheminant dansla place, lequel allait au pas, et comme indécis. À qui en voulaitce cabriolet ? pourquoi allait-il au pas ? Laigle yregarda. Il y avait dedans, à côté du cocher, un jeune homme, etdevant ce jeune homme un assez gros sac de nuit. Le sac montraitaux passants ce nom écrit en grosses lettres noires sur une cartecousue à l’étoffe : Marius Pontmercy.

Ce nom fit changer d’attitude à Laigle. Il sedressa et jeta cette apostrophe au jeune homme ducabriolet :

– Monsieur Marius Pontmercy !

Le cabriolet interpellé s’arrêta.

Le jeune homme qui, lui aussi, semblait songerprofondément, leva les yeux.

– Hein ? dit-il.

– Vous êtes monsieur MariusPontmercy ?

– Sans doute.

– Je vous cherchais, reprit Laigle deMeaux.

– Comment cela ? demandaMarius ; car c’était lui, en effet, qui sortait de chez songrand-père, et il avait devant lui une figure qu’il voyait pour lapremière fois. Je ne vous connais pas.

– Moi non plus, je ne vous connais point,répondit Laigle.

Marius crut à une rencontre de loustic, à uncommencement de mystification en pleine rue. Il n’était pasd’humeur facile en ce moment-là. Il fronça le sourcil. Laigle deMeaux, imperturbable, poursuivit :

– Vous n’étiez pas avant-hier àl’école ?

– Cela est possible.

– Cela est certain.

– Vous êtes étudiant ? demandaMarius.

– Oui, monsieur. Comme vous. Avant-hierje suis entré à l’école par hasard. Vous savez, on a quelquefois deces idées-là. Le professeur était en train de faire l’appel. Vousn’ignorez pas qu’ils sont très ridicules dans ce moment-ci. Autroisième appel manqué, on vous raye l’inscription. Soixante francsdans le gouffre.

Marius commençait à écouter. Laiglecontinua :

– C’était Blondeau qui faisait l’appel.Vous connaissez Blondeau[76], il a lenez fort pointu et fort malicieux, et il flaire avec délices lesabsents. Il a sournoisement commencé par la lettre P. Je n’écoutaispas, n’étant point compromis dans cette lettre-là. L’appel n’allaitpas mal. Aucune radiation. L’univers était présent. Blondeau étaittriste. Je disais à part moi : Blondeau, mon amour, tu neferas pas la plus petite exécution aujourd’hui. Tout à coupBlondeau appelle Marius Pontmercy. Personne ne répond.Blondeau, plein d’espoir, répète plus fort : MariusPontmercy. Et il prend sa plume. Monsieur, j’ai desentrailles. Je me suis dit rapidement : Voilà un brave garçonqu’on va rayer. Attention. Ceci est un véritable vivant qui n’estpas exact. Ceci n’est pas un bon élève. Ce n’est point là uncul-de-plomb, un étudiant qui étudie, un blanc-bec pédant, fort ensciences, lettres, théologie et sapience, un de ces esprits bêtastirés à quatre épingles ; une épingle par faculté. C’est unhonorable paresseux qui flâne, qui pratique la villégiature, quicultive la grisette, qui fait la cour aux belles, qui est peut-êtreen cet instant-ci chez ma maîtresse. Sauvons-le. Mort àBlondeau ! En ce moment, Blondeau a trempé dans l’encre saplume noire de ratures, a promené sa prunelle fauve surl’auditoire, et a répété pour la troisième fois : MariusPontmercy ! J’ai répondu : Présent !Cela fait que vous n’avez pas été rayé.

– Monsieur !… dit Marius.

– Et que, moi, je l’ai été, ajouta Laiglede Meaux.

– Je ne vous comprends pas, fitMarius.

Laigle reprit :

– Rien de plus simple. J’étais près de lachaire pour répondre et près de la porte pour m’enfuir. Leprofesseur me contemplait avec une certaine fixité. Brusquement,Blondeau, qui doit être le nez malin dont parle Boileau[77], saute à la lettre L. L, c’est malettre. Je suis de Meaux, et je m’appelle Lesgle.

– L’Aigle ! interrompit Marius, quelbeau nom !

– Monsieur, le Blondeau arrive à ce beaunom, et crie : Laigle ! Je réponds :Présent ! Alors Blondeau me regarde avec la douceurdu tigre, sourit, et me dit : Si vous êtes Pontmercy, vousn’êtes pas Laigle. Phrase qui a l’air désobligeante pour vous, maisqui n’était lugubre que pour moi. Cela dit, il me raye.

Marius s’exclama.

– Monsieur, je suis mortifié…

– Avant tout, interrompit Laigle, jedemande à embaumer Blondeau dans quelques phrases d’éloge senti. Jele suppose mort. Il n’y aurait pas grand’chose à changer à samaigreur, à sa pâleur, à sa froideur, à sa roideur, et à son odeur.Et je dis : Erudimini qui judicatis terram[78]. Ci-gît Blondeau, Blondeau le Nez,Blondeau Nasica, le bœuf de la discipline, bos disciplinæ,le molosse de la consigne, l’ange de l’appel, qui fut droit, carré,exact, rigide, honnête et hideux. Dieu le raya comme il m’arayé.

Marius reprit :

– Je suis désolé…

– Jeune homme, dit Laigle de Meaux, quececi vous serve de leçon. À l’avenir, soyez exact.

– Je vous fais vraiment milleexcuses.

– Ne vous exposez plus à faire rayervotre prochain.

– Je suis désespéré…

Laigle éclata de rire.

– Et moi, ravi. J’étais sur la pented’être avocat. Cette rature me sauve. Je renonce aux triomphes dubarreau. Je ne défendrai point la veuve et je n’attaquerai pointl’orphelin. Plus de toge, plus de stage. Voilà ma radiationobtenue. C’est à vous que je la dois, monsieur Pontmercy. J’entendsvous faire solennellement une visite de remercîments. Oùdemeurez-vous ?

– Dans ce cabriolet, dit Marius.

– Signe d’opulence, repartit Laigle aveccalme. Je vous félicite. Vous avez là un loyer de neuf mille francspar an.

En ce moment Courfeyrac sortait du café.

Marius sourit tristement :

– Je suis dans ce loyer depuis deuxheures et j’aspire à en sortir ; mais c’est une histoire commecela, je ne sais où aller.

– Monsieur, dit Courfeyrac, venez chezmoi.

– J’aurais la priorité, observa Laigle,mais je n’ai pas de chez moi.

– Tais-toi, Bossuet, repritCourfeyrac.

– Bossuet, fit Marius, mais il mesemblait que vous vous appeliez Laigle.

– De Meaux, répondit Laigle ; parmétaphore, Bossuet.

Courfeyrac monta dans le cabriolet.

– Cocher, dit-il, hôtel de laPorte-Saint-Jacques.

Et le soir même, Marius était installé dansune chambre de l’hôtel de la Porte-Saint-Jacques, côte à côte avecCourfeyrac.

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