Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre II – Un des spectres rouges dece temps-là

[38]Quelqu’unqui aurait passé à cette époque dans la petite ville de Vernon etqui s’y serait promené sur ce beau pont monumental auquel succéderabientôt, espérons-le, quelque affreux pont en fil de fer, aurait puremarquer, en laissant tomber ses yeux du haut du parapet, un hommed’une cinquantaine d’années coiffé d’une casquette de cuir, vêtud’un pantalon et d’une veste de gros drap gris, à laquelle étaitcousu quelque chose de jaune qui avait été un ruban rouge, chausséde sabots, hâlé par le soleil, la face presque noire et les cheveuxpresque blancs, une large cicatrice sur le front se continuant surla joue, courbé, voûté, vieilli avant l’âge, se promenant à peuprès tout le jour, une bêche ou une serpe à la main, dans un de cescompartiments entourés de murs qui avoisinent le pont et quibordent comme une chaîne de terrasses la rive gauche de la Seine,charmants enclos pleins de fleurs desquels on dirait, s’ils étaientbeaucoup plus grands : ce sont des jardins, et, s’ils étaientun peu plus petits : ce sont des bouquets. Tous ces enclosaboutissent par un bout à la rivière et par l’autre à une maison.L’homme en veste et en sabots dont nous venons de parler habitaitvers 1817 le plus étroit de ces enclos et la plus humble de cesmaisons. Il vivait là seul, et solitaire, silencieusement etpauvrement, avec une femme ni jeune, ni vieille, ni belle, nilaide, ni paysanne, ni bourgeoise, qui le servait. Le carré deterre qu’il appelait son jardin était célèbre dans la ville pour labeauté des fleurs qu’il y cultivait. Les fleurs étaient sonoccupation.

À force de travail, de persévérance,d’attention et de seaux d’eau, il avait réussi à créer après lecréateur, et il avait inventé de certaines tulipes et de certainsdahlias qui semblaient avoir été oubliés par la nature. Il étaitingénieux ; il avait devancé Soulange Bodin dans la formationdes petits massifs de terre de bruyère pour la culture des rares etprécieux arbustes d’Amérique et de Chine. Dès le point du jour, enété, il était dans ses allées, piquant, taillant, sarclant,arrosant, marchant au milieu de ses fleurs avec un air de bonté, detristesse et de douceur, quelquefois rêveur et immobile des heuresentières, écoutant le chant d’un oiseau dans un arbre, legazouillement d’un enfant dans une maison, ou bien les yeux fixésau bout d’un brin d’herbe sur quelque goutte de rosée dont lesoleil faisait une escarboucle. Il avait une table fort maigre, etbuvait plus de lait que de vin. Un marmot le faisait céder, saservante le grondait. Il était timide jusqu’à sembler farouche,sortait rarement, et ne voyait personne que les pauvres quifrappaient à sa vitre et son curé, l’abbé Mabeuf, bon vieux homme.Pourtant si des habitants de la ville ou des étrangers, lespremiers venus, curieux de voir ses tulipes et ses roses, venaientsonner à sa petite maison, il ouvrait sa porte en souriant. C’étaitle brigand de la Loire.

Quelqu’un qui, dans le même temps, aurait lules mémoires militaires, les biographies, le Moniteur etles bulletins de la grande armée, aurait pu être frappé d’un nomqui y revient assez souvent, le nom de Georges Pontmercy. Toutjeune, ce Georges Pontmercy était soldat au régiment de Saintonge.La Révolution éclata. Le régiment de Saintonge fit partie del’armée du Rhin. Car les anciens régiments de la monarchiegardèrent leurs noms de province, même après la chute de lamonarchie, et ne furent embrigadés qu’en 1794. Pontmercy se battità Spire, à Worms, à Neustadt, à Turkheim, à Alzey, àMayence[39] où il était des deux cents quiformaient l’arrière-garde de Houchard. Il tint, lui douzième,contre le corps entier du prince de Hesse, derrière le vieuxrempart d’Andernach, et ne se replia sur le gros de l’armée quelorsque le canon ennemi eut ouvert la brèche depuis le cordon duparapet jusqu’au talus de plongée. Il était sous Kléber àMarchiennes et au combat du Mont-Palissel où il eut le bras casséd’un biscayen. Puis il passa à la frontière d’Italie, et il fut undes trente grenadiers qui défendirent le col de Tende avec Joubert.Joubert en fut nommé adjudant-général et Pontmercy sous-lieutenant.Pontmercy était à côté de Berthier au milieu de la mitraille danscette journée de Lodi qui fit dire à Bonaparte : Berthiera été canonnier, cavalier et grenadier. Il vit son anciengénéral Joubert tomber à Novi, au moment où, le sabre levé, ilcriait : « En avant ! » Ayant été embarqué avecsa compagnie pour les besoins de la campagne dans une péniche quiallait de Gênes à je ne sais plus quel petit port de la côte, iltomba dans un guêpier de sept ou huit voiles anglaises. Lecommandant génois voulait jeter les canons à la mer, cacher lessoldats dans l’entre-pont et se glisser dans l’ombre comme naviremarchand. Pontmercy fit frapper les couleurs tricolores à la drissedu mât de pavillon, et passa fièrement sous le canon des frégatesbritanniques. À vingt lieues de là, son audace croissant, avec sapéniche il attaqua et captura un gros transport anglais qui portaitdes troupes en Sicile, si chargé d’hommes et de chevaux que lebâtiment était bondé jusqu’aux hiloires. En 1805, il était de cettedivision Malher qui enleva Günzbourg à l’archiduc Ferdinand. ÀWettingen, il reçut dans ses bras, sous une grêle de balles, lecolonel Maupetit blessé mortellement à la tête du 9èmedragons. Il se distingua à Austerlitz dans cette admirable marcheen échelons faite sous le feu de l’ennemi. Lorsque la cavalerie dela garde impériale russe écrasa un bataillon du 4ème deligne, Pontmercy fut de ceux qui prirent la revanche et quiculbutèrent cette garde. L’empereur lui donna la croix. Pontmercyvit successivement faire prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélasdans Alexandrie, Mack dans Ulm. Il fit partie du huitième corps dela grande armée que Mortier commandait et qui s’empara de Hambourg.Puis il passa dans le 55ème de ligne qui était l’ancienrégiment de Flandre. À Eylau, il était dans le cimetière oùl’héroïque capitaine Louis Hugo[40], onclede l’auteur de ce livre, soutint seul avec sa compagnie dequatrevingt-trois hommes, pendant deux heures, tout l’effort del’armée ennemie. Pontmercy fut un des trois qui sortirent de cecimetière vivants. Il fut de Friedland. Puis il vit Moscou, puis laBérésina, puis Lutzen, Bautzen, Dresde, Wachau, Leipsick, et lesdéfilés de Gelenhausen ; puis Montmirail, Château-Thierry,Craon, les bords de la Marne, les bords de l’Aisne et la redoutableposition de Laon. À Arnay-le-Duc, étant capitaine, il sabra dixcosaques, et sauva, non son général, mais son caporal. Il fut hachéà cette occasion, et on lui tira vingt-sept esquilles rien que dubras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris, il venaitde permuter avec un camarade et d’entrer dans la cavalerie. Ilavait ce qu’on appelait dans l’ancien régime ladouble-main, c’est-à-dire une aptitude égale à manier, soldat,le sabre ou le fusil, officier, un escadron ou un bataillon. C’estde cette aptitude, perfectionnée par l’éducation militaire, quesont nées certaines armes spéciales, les dragons, par exemple, quisont tout ensemble cavaliers et fantassins. Il accompagna Napoléonà l’île d’Elbe. À Waterloo, il était chef d’escadron de cuirassiersdans la brigade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillonde Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de l’empereur. Ilétait couvert de sang. Il avait reçu, en arrachant le drapeau, uncoup de sabre à travers le visage. L’empereur, content, luicria : Tu es colonel, tu es baron, tu es officier de laLégion d’honneur ! Pontmercy répondit : Sire, jevous remercie pour ma veuve. Une heure après, il tombait dansle ravin d’Ohain. Maintenant qu’était-ce que ce GeorgesPontmercy ? C’était ce même brigand de la Loire.

On a déjà vu quelque chose de son histoire.Après Waterloo, Pontmercy, tiré, on s’en souvient, du chemin creuxd’Ohain, avait réussi à regagner l’armée, et s’était traînéd’ambulance en ambulance jusqu’aux cantonnements de la Loire.

La Restauration l’avait mis à la demi-solde,puis l’avait envoyé en résidence, c’est-à-dire en surveillance, àVernon. Le roi Louis XVIII, considérant comme non avenu toutce qui s’était fait dans les Cent-Jours, ne lui avait reconnu ni saqualité d’officier de la Légion d’honneur, ni son grade de colonel,ni son titre de baron[41]. Lui deson côté ne négligeait aucune occasion de signer le colonelbaron Pontmercy. Il n’avait qu’un vieil habit bleu, et il nesortait jamais sans y attacher la rosette d’officier de la légiond’honneur. Le procureur du roi le fit prévenir que le parquet lepoursuivrait pour « port illégal de cette décoration ».Quand cet avis lui fut donné par un intermédiaire officieux,Pontmercy répondit avec un amer sourire : Je ne sais point sic’est moi qui n’entends plus le français, ou si c’est vous qui nele parlez plus, mais le fait est que je ne comprends pas. – Puis ilsortit huit jours de suite avec sa rosette. On n’osa pointl’inquiéter. Deux ou trois fois le ministre de la guerre et legénéral commandant le département lui écrivirent avec cettesuscription : À monsieur le commandant Pontmercy. Ilrenvoya les lettres non décachetées. En ce même moment, Napoléon àSainte-Hélène traitait de la même façon les missives de sir HudsonLowe adressées au général Bonaparte. Pontmercy avait fini,qu’on nous passe le mot, par avoir dans la bouche la même saliveque son empereur.

Il y avait ainsi à Rome des soldatscarthaginois prisonniers qui refusaient de saluer Flaminius et quiavaient un peu de l’âme d’Annibal.

Un matin, il rencontra le procureur du roidans une rue de Vernon, alla à lui, et lui dit : – Monsieur leprocureur du roi, m’est-il permis de porter ma balafre ?

Il n’avait rien, que sa très chétivedemi-solde de chef d’escadron. Il avait loué à Vernon la pluspetite maison qu’il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient devoir comment. Sous l’Empire, entre deux guerres, il avait trouvé letemps d’épouser mademoiselle Gillenormand. Le vieux bourgeois,indigné au fond, avait consenti en soupirant et en disant :Les plus grandes familles y sont forcées. En 1815, madamePontmercy, femme du reste de tout point admirable, élevée et rareet digne de son mari, était morte, laissant un enfant. Cet enfanteût été la joie du colonel dans sa solitude ; mais l’aïeulavait impérieusement réclamé son petit-fils, déclarant que, si onne le lui donnait pas, il le déshériterait. Le père avait cédé dansl’intérêt du petit, et, ne pouvant avoir son enfant, il s’était misà aimer les fleurs.

Il avait du reste renoncé à tout, ne remuantni ne conspirant. Il partageait sa pensée entre les chosesinnocentes qu’il faisait et les choses grandes qu’il avait faites.Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenird’Austerlitz.

M. Gillenormand n’avait aucune relationavec son gendre. Le colonel était pour lui « un bandit »,et il était pour le colonel « une ganache ».M. Gillenormand ne parlait jamais du colonel, si ce n’estquelquefois pour faire des allusions moqueuses à « sabaronnie ». Il était expressément convenu que Pontmercyn’essayerait jamais de voir son fils ni de lui parler, sous peinequ’on le lui rendît chassé et déshérité. Pour les Gillenormand,Pontmercy était un pestiféré. Ils entendaient élever l’enfant àleur guise. Le colonel eut tort peut-être d’accepter cesconditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne sacrifierque lui. L’héritage du père Gillenormand était peu de chose, maisl’héritage de Mlle Gillenormand aînée étaitconsidérable. Cette tante, restée fille, était fort riche du côtématernel, et le fils de sa sœur était son héritier naturel.

L’enfant, qui s’appelait Marius, savait qu’ilavait un père, mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait labouche. Cependant, dans le monde où son grand-père le menait, leschuchotements, les demi-mots, les clins d’yeux, s’étaient fait jourà la longue jusque dans l’esprit du petit, il avait fini parcomprendre quelque chose, et comme il prenait naturellement, parune sorte d’infiltration et de pénétration lente, les idées et lesopinions qui étaient, pour ainsi dire, son milieu respirable, il envint peu à peu à ne songer à son père qu’avec honte et le cœurserré.

Pendant qu’il grandissait ainsi, tous les deuxou trois mois, le colonel s’échappait, venait furtivement à Pariscomme un repris de justice qui rompt son ban, et allait se poster àSaint-Sulpice[42], à l’heure où la tante Gillenormandmenait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante ne seretournât, caché derrière un pilier, immobile, n’osant respirer, ilregardait son enfant. Ce balafré avait peur de cette vieillefille.

De là même était venue sa liaison avec le curéde Vernon, M. l’abbé Mabeuf.

Ce digne prêtre était frère d’un marguillierde Saint-Sulpice, lequel avait plusieurs fois remarqué cet hommecontemplant cet enfant, et la cicatrice qu’il avait sur la joue, etla grosse larme qu’il avait dans les yeux. Cet homme qui avait sibien l’air d’un homme et qui pleurait comme une femme avait frappéle marguillier. Cette figure lui était restée dans l’esprit. Unjour, étant allé à Vernon voir son frère, il rencontra sur le pontle colonel Pontmercy et reconnut l’homme de Saint-Sulpice. Lemarguillier en parla au curé, et tous deux sous un prétextequelconque firent une visite au colonel. Cette visite en amenad’autres. Le colonel d’abord très fermé finit par s’ouvrir, et lecuré et le marguillier arrivèrent à savoir toute l’histoire, etcomment Pontmercy sacrifiait son bonheur à l’avenir de son enfant.Cela fit que le curé le prit en vénération et en tendresse, et lecolonel de son côté prit en affection le curé. D’ailleurs, quandd’aventure ils sont sincères et bons tous les deux, rien ne sepénètre et ne s’amalgame plus aisément qu’un vieux prêtre et unvieux soldat. Au fond, c’est le même homme. L’un s’est dévoué pourla patrie d’en bas, l’autre pour la patrie d’en haut ; pasd’autre différence.

Deux fois par an, au 1er janvier età la Saint-Georges, Marius écrivait à son père des lettres dedevoir que sa tante dictait, et qu’on eût dit copiées dans quelqueformulaire ; c’était tout ce que toléraitM. Gillenormand ; et le père répondait des lettres forttendres que l’aïeul fourrait dans sa poche sans les lire.

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