Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre III – Quadrifrons

[124]Lesoir, comme il se déshabillait pour se coucher, sa main rencontradans la poche de son habit le paquet qu’il avait ramassé sur leboulevard. Il l’avait oublié. Il songea qu’il serait utile del’ouvrir, et que ce paquet contenait peut-être l’adresse de cesjeunes filles, si, en réalité, il leur appartenait, et dans tousles cas les renseignements nécessaires pour le restituer à lapersonne qui l’avait perdu.

Il défit l’enveloppe.

Elle n’était pas cachetée et contenait quatrelettres, non cachetées également.

Les adresses y étaient mises.

Toutes quatre exhalaient une odeur d’affreuxtabac[125].

La première lettre était adressée : àMadame, madame la marquise de Grucheray, place vis-à-vis la chambredes députés, n° …

Marius se dit qu’il trouverait probablement làles indications qu’il cherchait, et que d’ailleurs la lettren’étant pas fermée, il était vraisemblable qu’elle pouvait être luesans inconvénient.

Elle était ainsi conçue :

« Madame la marquise,

« La vertu de la clémence et piétié estcelle qui unit plus étroitement la société. Promenez votresentiment chrétien, et faites un regard de compassion sur cetteinfortuné español victime de la loyauté et d’attachement à la causesacrée de la légitimé, qu’il a payé de son sang, consacrée safortune, toute, pour défendre cette cause, et aujourd’hui se trouvedans la plus grande misère. Il ne doute point que votre honorablepersonne l’accordera un secours pour conserver une existenceextrêmement pénible pour un militaire d’éducation et d’honneurplein de blessures. Compte d’avance sur l’humanité qui vous animéet sur l’intérêt que Madame la marquise porte à une nation aussimalheureuse. Leur prière ne sera pas en vaine, et leurreconnaissance conservera sont charmant souvenir.

« De mes sentiments respectueux aveclesquelles j’ai l’honneur d’être,

« Madame,

« Don Alvarez, capitaine español de caballerie, royalisterefugié en France que se trouve en voyagé pour sa patrie et lemanquent les réssources pour continuer son voyagé. »

Aucune adresse n’était jointe à la signature.Marius espéra trouver l’adresse dans la deuxième lettre dont lasuscription portait : à Madame, madame la contesse deMontvernet, rue Cassette, n° 9.

Voici ce que Marius y lut :

« Madame la contesse,

« C’est une malheureuse meré de famillede six enfants dont le dernier n’a que huit mois. Moi malade depuisma dernière couche, abandonnée de mon mari depuis cinq moisn’aiyant aucune réssource au monde dans la plus affreuseindigance.

« Dans l’espoir de Madame la contesse,elle a l’honneur d’être, madame, avec un profond respect,

« Femme Balizard. »

Marius passa à la troisième lettre, qui étaitcomme les précédentes une supplique ; on y lisait :

« Monsieur Pabourgeot, électeur,négociant bonnetier en gros, rue Saint-Denis au coin de la rue auxFers.

« Je me permets de vous adresser cettelettre pour vous prier de m’accorder la faveur prétieuse de vossimpaties et de vous intéresser à un homme de lettres qui vientd’envoyer un drame au théâtre-français. Le sujet en est historique,et l’action se passe en Auvergne du temps de l’empire. Le style, jecrois, en est naturel, laconique, et peut avoir quelque mérite. Ily a des couplets a chanter en quatre endroits. Le comique, lesérieux, l’imprévu, s’y mêlent à la variété des caractères et à uneteinte de romantisme répandue légèrement dans toute l’intrigue quimarche mistérieusement, et va, par des péripessies frappantes, sedenouer au milieu de plusieurs coups de scènes éclatants.

« Mon but principal est de satisfère ledesir qui anime progresivement l’homme de notre siècle, c’est àdire, LA MODE, cette caprisieuse et bizarre girouette qui changepresque à chaque nouveau vent.

« Malgré ces qualités j’ai lieu decraindre que la jalousie, l’égoïsme des auteurs privilégiés,obtienne mon exclusion du théâtre, car je n’ignore pas les déboiresdont on abreuve les nouveaux venus.

« Monsieur Pabourgeot, votre justeréputation de protecteur éclairé des gants de lettres m’enhardit àvous envoyer ma fille qui vous exposera notre situation indigante,manquant de pain et de feu dans cette saison d’hyver. Vous dire queje vous prie d’agreer l’hommage que je désire vous faire de mondrame et de tous ceux que je ferai, c’est vous prouver combienj’ambicionne l’honneur de m’abriter sous votre égide, et de parermes écrits de votre nom. Si vous daignez m’honorer de la plusmodeste offrande, je m’occuperai aussitôt à faire une pièsse devers pour vous payer mon tribu de reconnaissance. Cette pièsse, queje tacherai de rendre aussi parfaite que possible, vous seraenvoyér avant d’être insérée au commencement du drame et débitéesur la scène.

« À Monsieur,

« Et Madame Pabourgeot,

« Mes hommages les plus respectueux.

« Genflot, homme de lettres.

« P. S. Ne serait-ce que quarantesous.

« Excusez-moi d’envoyer ma fille et de nepas me présenter moi-même, mais de tristes motifs de toilette ne mepermettent pas, hélas ! de sortir… »

Marius ouvrit enfin la quatrième lettre. Il yavait sur l’adresse : Au monsieur bienfaisant de l’égliseSaint-Jacques-du-Haut-Pas. Elle contenait ces quelqueslignes :

« Homme bienfaisant,

« Si vous daignez accompagner ma fille,vous verrez une calamité missérable, et je vous montrerai mescertificats.

« À l’aspect de ces écrits votre âmegénéreuse sera mue d’un sentiment de sencible bienveillance, carles vrais philosophes éprouvent toujours de vives émotions.

« Convenez, homme compatissant, qu’ilfaut éprouver le plus cruel besoin, et qu’il est bien douloureux,pour obtenir quelque soulagement, de le faire attester parl’autorité comme si l’on n’était pas libre de souffrir et de mourird’innanition en attendant que l’on soulage notre missère. Lesdestins sont bien fatals pour d’aucuns et trop prodigue ou tropprotecteur pour d’autres.

« J’attends votre présance ou votreoffrande, si vous daignez la faire, et je vous prie de vouloir bienagréer les sentiments respectueux avec lesquels je m’honored’être,

« homme vraiment magnanime,

« votre très humble

« et très obéissant serviteur,

« P. Fabantou, artiste dramatique. »

Après avoir lu ces quatre lettres, Marius nese trouva pas beaucoup plus avancé qu’auparavant.

D’abord aucun des signataires ne donnait sonadresse.

Ensuite elles semblaient venir de quatreindividus différents, don Alvarès, la femme Balizard, le poèteGenflot et l’artiste dramatique Fabantou, mais ces lettresoffraient ceci d’étrange qu’elles étaient écrites toutes quatre dela même écriture.

Que conclure de là, sinon qu’elles venaient dela même personne ?

En outre, et cela rendait la conjecture plusvraisemblable, le papier, grossier et jauni, était le même pour lesquatre, l’odeur de tabac était la même, et, quoiqu’on eûtévidemment cherché à varier le style, les mêmes fautesd’orthographe s’y reproduisaient avec une tranquillité profonde, etl’homme de lettres Genflot n’en était pas plus exempt que lecapitaine español.

S’évertuer à deviner ce petit mystère étaitpeine inutile. Si ce n’eût pas été une trouvaille, cela eût eul’air d’une mystification. Marius était trop triste pour bienprendre même une plaisanterie du hasard et pour se prêter au jeuque paraissait vouloir jouer avec lui le pavé de la rue. Il luisemblait qu’il était à colin-maillard entre ces quatre lettres quise moquaient de lui.

Rien n’indiquait d’ailleurs que ces lettresappartinssent aux jeunes filles que Marius avait rencontrées sur leboulevard. Après tout, c’étaient des paperasses évidemment sansaucune valeur.

Marius les remit dans l’enveloppe, jeta letout dans un coin, et se coucha.

Vers sept heures du matin, il venait de selever et de déjeuner, et il essayait de se mettre au travaillorsqu’on frappa doucement à sa porte.

Comme il ne possédait rien, il n’ôtait jamaissa clef, si ce n’est quelquefois, fort rarement, lorsqu’iltravaillait à quelque travail pressé. Du reste, même absent, illaissait sa clef à sa serrure. – On vous volera, disait mameBougon. – Quoi ? disait Marius. – Le fait est pourtant qu’unjour on lui avait volé une vieille paire de bottes, au grandtriomphe de mame Bougon.

On frappa un second coup, très doux comme lepremier.

– Entrez, dit Marius.

La porte s’ouvrit.

– Qu’est-ce que vous voulez, mameBougon ? reprit Marius sans quitter des yeux les livres et lesmanuscrits qu’il avait sur sa table.

Une voix, qui n’était pas celle de mameBougon, répondit :

– Pardon, monsieur…

C’était une voix sourde, cassée, étranglée,éraillée, une voix de vieux homme enroué d’eau-de-vie et derogomme.

Marius se tourna vivement, et vit une jeunefille.

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