Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre IX – Jondrette pleurepresque

Le taudis était tellement obscur que les gensqui venaient du dehors éprouvaient en y pénétrant un effet d’entréede cave. Les deux nouveaux venus avancèrent donc avec une certainehésitation, distinguant à peine des formes vagues autour d’eux,tandis qu’ils étaient parfaitement vus et examinés par les yeux deshabitants du galetas, accoutumés à ce crépuscule.

M. Leblanc s’approcha avec son regard bonet triste, et dit au père Jondrette :

– Monsieur, vous trouverez dans ce paquetdes hardes neuves, des bas et des couvertures de laine.

– Notre angélique bienfaiteur nouscomble, dit Jondrette en s’inclinant jusqu’à terre. – Puis, sepenchant à l’oreille de sa fille aînée, pendant que les deuxvisiteurs examinaient cet intérieur lamentable, il ajouta bas etrapidement :

– Hein ? qu’est-ce que jedisais ? des nippes ! pas d’argent. Ils sont tous lesmêmes ! À propos, comment la lettre à cette vieille ganacheétait-elle signée ?

– Fabantou, répondit la fille.

– L’artiste dramatique, bon !

Bien en prit à Jondrette, car en ce moment-làmême M. Leblanc se retournait vers lui, et lui disait de cetair de quelqu’un qui cherche le nom :

– Je vois que vous êtes bien à plaindre,monsieur…

– Fabantou, répondit vivementJondrette.

– Monsieur Fabantou, oui, c’est cela, jeme rappelle.

– Artiste dramatique, monsieur, et qui aeu des succès.

Ici Jondrette crut évidemment le moment venude s’emparer du « philanthrope ». Il s’écria avec un sonde voix qui tenait tout à la fois de la gloriole du bateleur dansles foires et de l’humilité du mendiant sur les grandesroutes :

– Élève de Talma, monsieur ! je suisélève de Talma ! La fortune m’a souri jadis. Hélas !maintenant c’est le tour du malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas depain, pas de feu. Mes pauvres mômes n’ont pas de feu ! Monunique chaise dépaillée ! Un carreau cassé ! par le tempsqu’il fait ! Mon épouse au lit ! malade !

– Pauvre femme ! ditM. Leblanc.

– Mon enfant blessée ! ajoutaJondrette.

L’enfant, distraite par l’arrivée desétrangers, s’était mise à contempler « la demoiselle »,et avait cessé de sangloter.

– Pleure donc ! braille donc !lui dit Jondrette bas.

En même temps il lui pinça sa main malade.Tout cela avec un talent d’escamoteur.

La petite jeta les hauts cris.

L’adorable jeune fille que Marius nommait dansson cœur « son Ursule » s’approcha vivement :

– Pauvre chère enfant !dit-elle.

– Voyez, ma belle demoiselle, poursuivitJondrette, son poignet ensanglanté ! C’est un accident qui estarrivé en travaillant sous une mécanique pour gagner six sous parjour. On sera peut-être obligé de lui couper le bras !

– Vraiment ? dit le vieux monsieuralarmé.

La petite fille, prenant cette parole ausérieux, se remit à sangloter de plus belle.

– Hélas, oui, mon bienfaiteur !répondit le père.

Depuis quelques instants, Jondretteconsidérait, « le philanthrope » d’une manière bizarre.Tout en parlant, il semblait le scruter avec attention comme s’ilcherchait à recueillir des souvenirs. Tout à coup, profitant d’unmoment où les nouveaux venus questionnaient avec intérêt la petitesur sa main blessée, il passa près de sa femme qui était dans sonlit avec un air accablé et stupide, et lui dit vivement et trèsbas :

– Regarde donc cet homme-là !

Puis se retournant vers M. Leblanc, etcontinuant sa lamentation :

– Voyez, monsieur ! je n’ai, moi,pour tout vêtement qu’une chemise de ma femme ! et toutedéchirée ! au cœur de l’hiver. Je ne puis sortir faute d’unhabit. Si j’avais le moindre habit, j’irais voir mademoiselle Marsqui me connaît et qui m’aime beaucoup. Ne demeure-t-elle pastoujours rue de la Tour-des-Dames ? Savez-vous,monsieur ? nous avons joué ensemble en province. J’ai partagéses lauriers. Célimène viendrait à mon secours, monsieur !Elmire ferait l’aumône à Bélisaire ! Mais non, rien ! Etpas un sou dans la maison ! Ma femme malade, pas un sou !Ma fille dangereusement blessée, pas un sou ! Mon épouse a desétouffements. C’est son âge, et puis le système nerveux s’en estmêlé. Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi ! Maisle médecin ! mais le pharmacien ! comment payer ?pas un liard ! Je m’agenouillerais devant un décime,monsieur ! Voilà où les arts en sont réduits ! Etsavez-vous, ma charmante demoiselle, et vous, mon généreuxprotecteur, savez-vous, vous qui respirez la vertu et la bonté, etqui parfumez cette église où ma pauvre fille en venant faire saprière vous aperçoit tous les jours ?… Car j’élève mes fillesdans la religion, monsieur. Je n’ai pas voulu qu’elles prissent lethéâtre. Ah ! les drôlesses ; que je les voiebroncher ! Je ne badine pas, moi ! Je leur flanque desbouzins sur l’honneur, sur la morale, sur la vertu !Demandez-leur. Il faut que ça marche droit. Elles ont un père. Cene sont pas de ces malheureuses qui commencent par n’avoir pas defamille et qui finissent par épouser le public. On est mamsellePersonne, on devient madame Tout-le-Monde. Crebleur ! pas deça dans la famille Fabantou ! J’entends les éduquervertueusement, et que ça soit honnête, et que ça soit gentil, etque ça croie en Dieu ! sacré nom ! – Eh bien, monsieur,mon digne monsieur, savez-vous ce qui va se passer demain ?Demain, c’est le 4 février, le jour fatal, le dernier délai que m’adonné mon propriétaire ; si ce soir je ne l’ai pas payé,demain ma fille aînée, moi, mon épouse avec sa fièvre, mon enfantavec sa blessure, nous serons tous quatre chassés d’ici, et jetésdehors, dans la rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie,sous la neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, uneannée ! c’est-à-dire soixante francs.

Jondrette mentait. Quatre termes n’eussentfait que quarante francs, et il n’en pouvait devoir quatre,puisqu’il n’y avait pas six mois que Marius en avait payé deux.

M. Leblanc tira cinq francs de sa pocheet les posa sur la table.

Jondrette eut le temps de grommeler àl’oreille de sa grande fille :

– Gredin ! que veut-il que je fasseavec ses cinq francs ? Cela ne me paye pas ma chaise et moncarreau ! Faites donc des frais !

Cependant, M. Leblanc avait quitté unegrande redingote brune qu’il portait par-dessus sa redingote bleueet l’avait jetée sur le dos de la chaise.

– Monsieur Fabantou, dit-il, je n’ai plusque ces cinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille à lamaison et je reviendrai ce soir ; n’est-ce pas ce soir quevous devez payer ?…

Le visage de Jondrette s’éclaira d’uneexpression étrange. Il répondit vivement :

– Oui, mon respectable monsieur. À huitheures je dois être chez mon propriétaire.

– Je serai ici à six heures, et je vousapporterai les soixante francs.

– Mon bienfaiteur ! cria Jondretteéperdu.

Et il ajouta tout bas :

– Regarde-le bien, ma femme !

M. Leblanc avait repris le bras de labelle jeune fille et se tournait vers la porte :

– À ce soir, mes amis, dit-il.

– Six heures ? fit Jondrette.

– Six heures précises.

En ce moment le pardessus resté sur la chaisefrappa les yeux de la Jondrette aînée.

– Monsieur, dit-elle, vous oubliez votreredingote.

Jondrette dirigea vers sa fille un regardfoudroyant accompagné d’un haussement d’épaules formidable.

M. Leblanc se retourna et répondit avecun sourire :

– Je ne l’oublie pas, je la laisse.

– Ô mon protecteur, dit Jondrette, monauguste bienfaiteur, je fonds en larmes ! Souffrez que je vousreconduise jusqu’à votre fiacre.

– Si vous sortez, repartitM. Leblanc, mettez ce pardessus. Il fait vraiment trèsfroid.

Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Ilendossa vivement la redingote brune.

Et ils sortirent tous les trois, Jondretteprécédant les deux étrangers.

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