Les Misérables – Tome III – Marius

Chapitre II – Le bas-fond

Là le désintéressement s’évanouit. Le démons’ébauche vaguement ; chacun pour soi. Le moi sans yeux hurle,cherche, tâtonne et ronge. L’Ugolin[112]social est dans ce gouffre.

Les silhouettes farouches qui rôdent danscette fosse, presque bêtes, presque fantômes, ne s’occupent pas duprogrès universel, elles ignorent l’idée et le mot, elles n’ontsouci que de l’assouvissement individuel. Elles sont presqueinconscientes, et il y a au dedans d’elles une sorte d’effacementeffrayant. Elles ont deux mères, toutes deux marâtres, l’ignoranceet la misère. Elles ont un guide, le besoin ; et, pour toutesles formes de la satisfaction, l’appétit. Elles sont brutalementvoraces, c’est-à-dire féroces, non à la façon du tyran, mais à lafaçon du tigre. De la souffrance ces larves passent au crime ;filiation fatale, engendrement vertigineux, logique de l’ombre. Cequi rampe dans le troisième dessous social, ce n’est plus laréclamation étouffée de l’absolu ; c’est la protestation de lamatière. L’homme y devient dragon. Avoir faim, avoir soif, c’est lepoint de départ ; être Satan, c’est le point d’arrivée. Decette cave sort Lacenaire.

On vient de voir tout à l’heure, au livrequatrième, un des compartiments de la mine supérieure, de la grandesape politique, révolutionnaire et philosophique. Là, nous venonsde le dire, tout est noble, pur, digne, honnête. Là, certes, onpeut se tromper, et l’on se trompe ; mais l’erreur y estvénérable tant elle implique d’héroïsme. L’ensemble du travail quise fait là a un nom : le Progrès.

Le moment est venu d’entrevoir d’autresprofondeurs, les profondeurs hideuses.

Il y a sous la société, insistons-y, et,jusqu’au jour où l’ignorance sera dissipée, il y aura la grandecaverne du mal.

Cette cave est au-dessous de toutes et estl’ennemie de toutes. C’est la haine sans exception. Cette cave neconnaît pas de philosophes ; son poignard n’a jamais taillé deplume. Sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime del’écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ceplafond asphyxiant n’ont feuilleté un livre ni déplié un journal.Babeuf est un exploiteur pour Cartouche ! Marat est unaristocrate pour Schinderhannes. Cette cave a pour butl’effondrement de tout.

De tout. Y compris les sapes supérieures,qu’elle exècre. Elle ne mine pas seulement, dans son fourmillementhideux, l’ordre social actuel ; elle mine la philosophie, ellemine la science, elle mine le droit, elle mine la pensée humaine,elle mine la civilisation, elle mine la révolution, elle mine leprogrès. Elle s’appelle tout simplement vol, prostitution, meurtreet assassinat. Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. Sa voûteest faite d’ignorance.

Toutes les autres, celles d’en haut, n’ontqu’un but, la supprimer. C’est là que tendent, par tous leursorganes à la fois, par l’amélioration du réel comme par lacontemplation de l’absolu, la philosophie et le progrès. Détruisezla cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime.

Condensons en quelques mots une partie de ceque nous venons d’écrire. L’unique péril social, c’est l’Ombre.

Humanité, c’est identité. Tous les hommes sontla même argile. Nulle différence, ici-bas du moins, dans laprédestination. Même ombre avant, même chair pendant, même cendreaprès. Mais l’ignorance mêlée à la pâte humaine la noircit. Cetteincurable noirceur gagne le dedans de l’homme et y devient leMal.

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