Chapitre 15Ici M. Valère Bouldouyr se peint au naturel.
« C’est une antipathie naturelle quej’ai pour les croisades, et cela dès mon enfance. Je hais DonQuichotte et les histoires de fous ; je n’aime point lesromans de chevalerie, ni ceux qui sont métaphysiques ; j’aimeles histoires et les romans qui me peignent les passions et lesvertus dans leur naturel et leur vérité. »
Mme Du Deffand.
Quand un écrivain réalise son œuvre, sonimagination suit une pente naturelle ; aussi lui est-il aiséde vivre dans un bonheur relatif. Mais chez celui à qui le destin arefusé le pouvoir extraordinaire de l’expression, l’imaginationfermente et stagne sur place, l’empoisonnant peu à peu, viciant lessources de son émotion.
Jamais cela ne me parut plus évident quecertain soir, où Valère Bouldouyr me demanda de dîner avec sanièce. Comme nous étions tous les trois seuls, il s’abandonnalibrement à sa verve, et j’eus alors l’occasion de constater à quelpoint mon pauvre ami avait une fêlure – ou qui sait ? uneétoile ! – dans le cerveau.
Il me parut très surexcité quand j’arrivaischez lui. D’ailleurs, l’odeur qu’il dégageait et la vue d’unebouteille sur un guéridon m’eussent révélé, si je ne l’avais passoupçonné déjà, que le vieux poète ne dédaignait pas de demanderdes secours à celle que Barbey d’Aurevilly appelait laMaîtresse rousse. Aussi commença-t-il immédiatement às’attendrir et à exalter. Il tournait en rond dans ses minusculespièces et, de temps en temps, s’arrêtait pour jeter un coup d’œilde satisfaction sur la table déjà dressée et sur les quelques vasesoù trempaient de grêles glaïeuls.
L’arrivée de Françoise acheva de le griser.Elle était d’ailleurs plus charmante que d’habitude. Ses yeux, d’unbeau vert jaune, riaient, et les mèches déroulées et luisantes desa chevelure d’or brun lui donnaient, une fois de plus, l’air d’unefraîche naïade, qui sort matinalement de quelque lac, encoreinconnu aux mortels.
Des truites saumonées, montées toutes chaudesdu restaurant d’en face, un pâté onctueux, acheté avenue del’Opéra, et une salade russe composée et préparée par Bouldouyrlui-même, composaient notre festin.
Je ne crois pas avoir jamais vu unephysionomie plus heureuse que celle de Valère, ce soir-là. À toutinstant, il me prenait la main et la serrait avec énergie, ou bien,s’emparant, par-dessus la table, de celle de Mlle Chédigny, il labaisait passionnément.
– Ah ! disait-il, y a-t-il un plus grandbonheur au monde que d’être enfermé chez soi, avec des gens quel’on aime, et de partager ces trésors de l’intelligence et de lasensibilité, qui sont le prix de notre vie ! Le ciel est noir,il va pleuvoir tantôt, sans doute, mais qu’importe !Qu’importe le tonnerre, la grêle, la neige, même (il ne risquaitpas grand’chose à la narguer, par cette lourde soirée de juin). Jeme sens libre et gai, aujourd’hui, comme un adolescent. Il mesemble que j’ai vingt ans, tout l’avenir devant moi et que, cettefois-ci, la vie tiendra enfin ses promesses. Ah ! Françoise,si je t’avais rencontrée à l’aube de ma destinée, que n’eussé-jeaccompli pour toi ! Tu m’aurais donné le courage, que je n’aipas eu, et le Walhall m’est demeuré fermé. – À ta santé,Françoise ! À la vôtre, mon bon Salerne !
Il buvait beaucoup, sa nièce l’imitait, et sesyeux de plus en plus brillants, ses rires nerveux, me révélaientqu’elle était prête à suivre fidèlement son oncle dans le mondefunambulesque de sa fantaisie.
– Depuis la mort de mon pauvre Justin, dit-il,je n’avais pas connu des heures pareilles ! Quand il vivait,nous passions souvent toute la nuit à causer. Nous nous plaisions ànous raconter les mille incidents d’une vie imaginaire, dans unintarissable dialogue. Je m’asseyais à un coin du divan, Nérac, àl’autre, et nous commencions ainsi :
« -Je suis le sultanHaroun-Al-Raschid.
« Et Justin Nérac, me répondit :
« -Et moi ton premier vizir !
« Et le colloque continuait en cestermes :
« -C’est la nuit, je sors secrètement demon palais, je me faufile le long des rues obscures.
« -On dirait qu’on a mis la nuit au fraisdans un vaste seau où trempe un glaçon…
« -La lune, en effet, fond lentementau-dessus des palmiers qui s’égouttent… On entend, au loin, aboyerde petits chacals.
« -Les souks sont fermés ; quelquesbons Arabes dorment accroupis au pied des maisons, pareils à degros tas de sel…
Il fallait entendre Valère mimer laconversation, imiter la voix rocailleuse et sonore de Nérac,certes, sans arrière-pensée de moquerie, mais parce qu’il avaitgardé le souvenir précis de son timbre. Il fallait l’entendre nousraconter l’enlèvement d’une jeune fille par un cavalier, lasurprise de Justin Nérac reconnaissant en elle la personne dont ilétait justement amoureux, leur irruption à tous deux dans uncaravansérail plein de chevaux, leur poursuite éperdue à travers laville, puis dans le désert… Ou bien, il était empereur de la Chine,grand seigneur à la cour des Valois, légionnaire romain, poèteromantique ; et toujours d’extraordinaires aventures luisurvenaient !
Le bon Bouldouyr rougissait, s’animait.J’avais peine à croire que, de l’autre côté de la rue, se trouvâtmon modeste intérieur, que la jeune fille qui l’écoutait fût unepauvre dactylographe. Je courais derrière Valère de siècle ensiècle ! Une existence entière vouée à lire des vers, desromans, des mémoires historiques, semblait crever par places etlaisser entrevoir de grands morceaux de rêves irréalisées, commel’on découvre parfois, pris dans la vitrification d’un glacier, uncadavre qui y séjournait, intact, depuis des années.
Je ne sais si Françoise Chédigny pouvaitsuivre son oncle dans cette orgie de souvenirs imaginaires. Jecrois que la plus grande partie de ses discours lui échappait, maisle peu qu’elle en comprenait devait lui monter au cerveau, enbouffées romanesques, plus sûrement encore que le vin mousseuxqu’elle buvait dans un verre de Venise dépareillé, que Justin Néracavait légué à son ami avec le secrétaire de marqueterie et lacommode Louis XVI.
Et comme si Bouldouyr eût craint que sa niècene participât point suffisamment à la fête spirituelle qu’il luidonnait, il se tourna vers elle et s’écria comme un vieux fou qu’ilétait :
– Ah ! Françoise, je ne me console pas depenser à la pauvre existence que tu mènes et que tu es condamnéesans doute à mener toujours ! Jamais je n’ai autant souffertde ma misère ! Je voudrais avoir de l’argent à te laisser,beaucoup d’argent ! Je voudrais que tu fusses riche,puissante, adulée, que tu jouisses de tout ce qui fait la vie digned’être vécue : l’amour, la fortune, le plaisir. Ceux qui ontcomme toi la beauté, la jeunesse, l’esprit, ne méritent-ils pas deposséder ce monde qui est créé pour eux ? Moi, j’ai souffertaffreusement, misérablement, de ma médiocrité, de la médiocritédans laquelle je suis né, dans laquelle j’ai vécu, dans laquelle jevais mourir, mais j’avais mon imagination pour lui échapper,j’avais quelque part dans un coin de ma maison une petite porte quiouvrait sur l’écurie de Pégase… Oh ! c’était un pauvre Pégase,un Pégase à demi boiteux : n’importe, c’était lui encore et jel’enfourchais, et nous nous allions tous deux loin, loin, bienloin… Ah ! quel beau temps c’était !
Il cessa de parler, ses yeux se fermèrent àdemi. Où regardait-il et que voyait-il ?
J’aurais voulu savoir, – et je ne l’ai jamaissu, – en quoi consistait cette rêverie qui avait consolé Bouldouyr.Cette croyance à sa propre imagination ne constituait-elle pas leplus clair de cette imagination ? Des lectures, de vaguesrêveries, d’interminables conversations avec Justin Nérac, voilà,je pense, quelle avait été cette part de songe que Bouldouyrjugeait si belle. Mais peut-être aussi avait-il éprouvé des délicesinconnues, l’influence d’une magie secrète que je ne pouvais mêmepas entrevoir ! En ce cas, j’étais bien forcé de reconnaîtrecombien un pauvre bonhomme comme lui, un raté, m’était encoresupérieur, et j’acceptais docilement cette leçon d’humilité.
Valère Bouldouyr s’était levé ; il fitquelques pas dans la pièce en chancelant un peu, et, commeFrançoise le suivait, il la prit par la taille et l’entraînajusqu’à la fenêtre. Au-dessus de ma maison, quelques étoiles trèspâles apparaissaient. Le vieux poète les regarda :
– Croyez-vous, Pierre, me dit-il, qu’onsouffre, qu’on désire, qu’on rêve là-haut comme ici ? Est-ceque, d’astre en astre, des êtres identiques éprouvent les mêmesvanités ? À quoi bon alors ? Je veux croire que, dans cesmondes scintillants, on obtient ce que l’on a inutilement espéréici-bas. Ainsi, Françoise, dans une de ces planètes, quand tu serasimmortelle, tu vivras dans un enchantement perpétuel, et bellecomme Cléopâtre, célèbre comme Valentine de Pisan, tu improviserasles plus beaux chants du monde, devant un auditoire de poètes quibaiseront tes pieds nus.
– Vous y serez, mon oncle ?
– Si, j’y serai ! Tiens, d’ici, enregardant bien, Françoise, tu pourrais distinguer ma place, là,dans ce coin à gauche ? La vois-tu ? Et je n’y serai passeul ! Tous mes bons camarades, les symbolistes, y seront avecnous. Car on peut bien nous adresser toutes les critiques qu’onvoudra, ce qu’on ne nous contestera jamais, à mes amis et à moi,c’est d’avoir aimé la poésie plus que tout !
Françoise, troublée par tant de paroles,laissa tomber sa tête blonde et décoiffée sur l’épaule de son oncleet demeura ainsi, sans parler.
– Pauvre petite ! Murmura-t-il.
Ils revinrent à pas lents vers la table ;Bouldouyr s’assit lourdement et remplit de rhum un verre àbordeaux.
– Ne buvez plus, mon oncle, dit-elle.
– Si, si, dit-il, j’ai besoin de boireaujourd’hui. Les anciens appelaient cela le Léthé, je crois. Maisil suffisait d’en avoir goûté une fois, et la vie terrestre étaitoubliée. Moi, j’ai beau boire, je vois toujours la vie terrestresous mes yeux : la vie terrestre ! Cela tient du lazaretet de la ménagerie, de la fosse commune et du marché d’esclaves…Pouah !
Je fuis et je m’accroche à toutes lescroisées !
Mais toi, toi, Françoise, que vas-tu devenirlà-dedans !
À ce moment, Françoise Chédigny consulta samontre :
– Il est onze heures, mon oncle !Laissez-moi m’échapper bien vite ! Que dirait-on chez moi sij’étais en retard !
Elle mit son chapeau en toute hâte et s’élançavers l’escalier. Nous l’entendîmes encore crier de marche enmarche :
– Bonsoir, mon cher oncle ! Merci,merci !… À bientôt !
Je regardai Valère Bouldouyr tassé sur sachaise, les yeux injectés de sang, le visage enflammé.
– Salerne, me dit-il, d’une voix rauque, j’aimenti toute la soirée, menti pour amuser Françoise. Mais elle saitque je lui ai menti. Et je me suis menti de même tout le long demes jours. Chacun de nous en fait autant. Je crois que, si nousavions, une fois, le courage de nous dire la vérité, sur nous-mêmeset sur la vie, nous nous réduirions aussitôt en poussière, à forcede honte et de désolation.