L’Héroïne

Chapitre 13CORIGNAN ET RASCASSE EN CAMPAGNE

Depuis combien de temps Rascasse et Corignan étaient-ilsenfermés dans le funèbre in pace ? Ilsl’ignoraient.

Tout à coup, la porte du cachot s’ouvrit, et, dans la vaguelumière confuse d’un falot, ils distinguèrent la sévère figure duPère Joseph. Les deux prisonniers tombèrent à genoux, tandis que lePère Joseph descendait auprès d’eux.

« Vous avez menti tous les deux, dit le prieur descapucins. M. de Saint-Priac nous a raconté ce qui s’estpassé à l’enclos Saint-Lazare. Votre tête tient à peine sur vosépaules !

– Ah ! ah ! fit Rascasse en se relevant.M. de Saint-Priac a parlé de l’enclosSaint-Lazare ?

– Certes, et il nous a assuré que vous n’avez nullement vuTrencavel : vous vous êtes vantés. »

Les yeux de Rascasse brillaient de malice.

« Je me permets de poser une simple question à Votremagnanime Révérence : Son Éminence le cardinal tient-iltoujours à mettre la main sur une demoiselle de noblesse nomméeAnnaïs de Lespars, récemment venue d’Angers ? Si cela est, jesuis sûr de largement réparer une faute où je n’ai péché que parexcès de zèle, je vous le jure. Je suis sûr, en un mot, de trouvercette terrible ennemie du cardinal, plus terrible que samère !…

– Parlez, dit le Père Joseph.

– J’ai une idée ! fit Rascasse.

– Moi aussi ! » dit aussitôt Corignan.

Le Père Joseph éprouva à cette minute une des plus fortesémotions de sa vie. Oui, Annaïs était un danger vivant pour lecardinal de Richelieu – son œuvre ! son chef-d’œuvre !…Mais ce n’était pas tout. Il était persuadé que la lettre,l’effroyable lettre volée, était aux mains d’Annaïs… La capture dela jeune fille, c’était la délivrance, l’évasion du cauchemar deterreur où il vivait. Or, le Père Joseph avait une réelle confiancedans l’instinct de Rascasse – et son flair de limier.

« Expliquez-moi votre idée, dit-il.

– Monseigneur, dit résolument Rascasse, je vous supplie devouloir bien comprendre. Je dis que je puis arrêtermaintenant Annaïs de Lespars. Je dis que je puis découvrirson gîte, et l’amener pieds et poings liés au cardinal. Je dis queje ne puis expliquer mon idée et qu’il faut me faire crédit. Je disenfin que, pour arrêter Annaïs de Lespars, j’ai besoin de laliberté immédiate – et d’argent. »

Le Père Joseph sonda Rascasse de son regard perçant.

« Monseigneur, fit Rascasse, vous me ferez accompagner parfrère Corignan, qui n’a aucun intérêt à me ménager. Si j’ai menti,vous pourrez toujours me remettre dans ce cachot…

– Venez », dit le Père Joseph.

Corignan fut stupéfait. « Comment, songeait-il, cet avortona-t-il pu obtenir ?… » Mais il n’en suivit pas moins,avec un empressement facile à comprendre, son supérieur etRascasse, qui déjà sortaient du cachot. Il y eut dans le cabinet del’Éminence grise une courte conférence, à la suite de laquelle ilsfranchirent les portes du couvent. Leur premier soin fut de seprécipiter dans le premier cabaret qu’ils rencontrèrent, et ilsétonnèrent l’aubergiste par la quantité de choses solides qu’ilsengloutirent.

« Nous allons, dit Rascasse, nous munir chacun d’unemonture. Nous devons être prêts à tout.

– Mais enfin, dit Corignan, que ferons-nous ?Expliquez-moi un peu la belle idée que nous avons eue…

– À quoi avez-vous donc passé votre temps dans la maison duclos Saint-Lazare ?

– Mais, fit Corignan avec ingénuité, à regarder par le troude la serrure. Et j’ai très bien vu cette Annaïs, belle filled’ailleurs, en conversation avec… Ah ! s’interrompit-il tout àcoup. Têtebleu ! Ventrebleu ! Et je n’ai pas compris celatout de suite ! Ah ! bélître que je suis ! Avec quise trouve Annaïs ? Avec Saint-Priac. C’est sur l’ordre deSaint-Priac qu’est entrée soudain cette bande de démons. Donc,Saint-Priac a enlevé Annaïs. Or, on nous met aux troussesd’Annaïs ! Nous n’avons qu’à suivre Saint-Priac.

– Puissamment raisonné, dit Rascasse. En route, donc.D’abord pour nous procurer des montures, car je soupçonne qu’ilnous faudra peut-être voyager. Ensuite pour commencer notre factiondevant le logis de Saint-Priac. »

Et ils sortirent en toute hâte.

Une heure plus tard, deux bidets prenaient place, toutharnachés, dans l’écurie de Rascasse. Alors, les deux espions serendirent à l’hôtel de la place Royale : au bout de cinqminutes, ils connaissaient le logis de Saint-Priac : c’étaitrue Saint-Antoine, presque en face le taudis de Rascasse, àl’hôtellerie du Grand Cardinal.

Nos deux drôles n’eurent donc qu’à s’installer au logis poursurveiller. Ils montaient la faction à la porte et se relayaientd’heure en heure. Le soir, Corignan s’installa devant l’hôtellerie,et, vers les huit heures, eut la satisfaction de voir arriverSaint-Priac, qui disparut à l’intérieur.

« Bon !… fit Rascasse lorsqu’il eut appris cesdétails, nous sommes tranquilles pour la nuit. Demain matin, àl’aube, nous reprendrons notre faction. S’il sort, nous lesuivrons… »

À l’aube, ils furent debout et reprirent la faction.

« À cheval ! » commanda tout à coup Rascasse.

Quelques instants plus tard, les deux drôles étaient enselle : Saint-Priac venait de sortir de l’auberge. Ils lesuivirent à deux cents pas. La porte de Paris franchie, ilsatteignirent Bourg-la-Reine, puis Longjumeau sans avoir été vus parle baron. À Longjumeau, Rascasse passa du trot au pas, et, l’œilluisant d’allégresse narquoise :

« Inutile de risquer d’être éventés : je sais où ilva ! »

Ils passèrent la Seine au bac d’Étioles, entrèrent dans levillage et s’arrêtèrent devant une auberge.

Les chevaux remisés, ils s’installèrent dans une petite salleattenante à la grande, et, à travers les rideaux de la fenêtre,surveillèrent la route. Au bout de deux heures, Rascasse se reculaen arrière : il venait de voir Saint-Priac qui revenait de laRiche-Liesse. Et Saint-Priac s’arrêtait devant l’auberge. Ilmettait pied à terre. Il entrait !…

« C’est l’assassin ! » songea Rascasse enpâlissant.

L’assassin était là. Et la fille de la morte était au pouvoir del’assassin. Si Rascasse avait pu formuler clairement les obscuresidées qui, péniblement, se levaient en lui, voici ce qu’il seserait surpris à songer :

« Je suis chargé d’amenerMlle de Lespars au cardinal. Et que veut fairele cardinal ? La tuer comme la mère ? Non. Il me l’adit : s’en débarrasser. Et comment ? ParSaint-Priac ! Et comment ? Il me l’a dit aussi : ilfaudra qu’elle épouse l’homme qui a tué sa mère… »

Le moine entendit Rascasse qui murmurait :

« C’est donc moi qui aurai fait cet effroyablemariage ? »

Ils se mirent en route à pied, laissant leurs chevaux àl’auberge. Vingt minutes plus tard, ils étaient devant la maisonisolée à demi enfouie dans la forêt, la maison où Saint-Priacvenait de passer deux heures.

« Savez-vous comment s’appelle ce castel ? fitRascasse. Il appartient au cardinal. C’est la Riche-Liesse.

– La Riche-Liesse ! Seigneur ! Un admirablechâteau, de plaisante et avenante figure ! Comme tout estriant, ici !

– Nous allons entrer là, reprit Rascasse.

– J’ai compris !… La petite raffinée d’honneur estlà ! »

Rascasse, d’un coup autoritaire, heurta le marteau. Un judass’ouvrit et encadra un visage de femme, un visage fané.

« Messagers de Son Éminence ! » dit Rascasse.

Peut-être les avait-on vus à la place Royale. Sans doute, on lesreconnut. La porte leur laissa un étroit passage et se referma. Età l’intérieur, d’un ton sans réplique, Rascasse dit :

« Nous avons une dépêche pour noble demoiselle Annaïs deLespars.

– Donnez ! » fit la gouvernante.

Rascasse jeta à Corignan un regard de triomphe. Ce mot était unaveu : Annaïs était là !

« Non, fit-il. En main propre. Dites-moi, ajouta-t-il,M. de Saint-Priac sort d’ici, n’est-ce pas ? A-t-ileu avec Mlle de Lespars l’entrevue espérée parSon Éminence ?

– Hélas ! non, monsieur Rascasse.

– Vous me connaissez ?

– Qui ne vous connaît ?… Pour en revenir à M. lebaron, aujourd’hui pas plus qu’hier et les jours précédents, il n’apu seulement lui dire deux mots. Pensez-vous réussir mieux que lebaron de Saint-Priac ? Je vais la prévenir. »

Rascasse rayonnait. Corignan ruminait ; il élaborait unnouveau projet de vengeance. La gouvernante avait ouvert une porteà forts verrous que Corignan remarqua sur-le-champ. Ils entrèrentet se trouvèrent dans une salle basse dont la fenêtre, comme toutescelles de la maison, était munie de solides barreaux. Rascassefrémissait d’orgueil. Il se redressa vers le capucin :

« Qu’en dis-tu, frocard ?

– Il n’y a plus qu’à courir à Paris à franc étrier etprévenir Son Éminence. C’est ce que je vais faire ! »

En même temps, d’un bond, Corignan franchit la porte, la refermaviolemment, poussa les verrous, et, éclatant de rire :

« Qu’en dis-tu. Rascasse ? »

La gouvernante, qui arrivait avec un plateau, poussa un cri.Corignan, laissant Rascasse frapper et hurler tout son soûl, penchasur elle sa tête menaçante :

« Vous avez reconnu Rascasse le traître. Et moi, bonnefemme, me reconnaissez-vous ?

– Non… c’est-à-dire… si fait. Vous êtes frère Corignan.

– Frater Corignanus. Oui, madame. Et bien vous enprend de me reconnaître. Sans quoi, je ne répondrais pas de votretête. Car le cardinal eût pu croire que vous êtes la complice deRascasse le traître. Proditor Rascassius.

– Que se passe-t-il ? fit la gouvernante d’unton bref.

– Il se passe que cet homme, payé, suborné, stipendié parun certain Trencavel, est venu ici pour enlever notre jeuneprisonnière. J’ai fait semblant d’être en accord avec lui et l’aipris au piège. Adieu. Dans trois heures, le cardinal sera ici.

– Un mot, un seul ! dit la gouvernante.

– Un seul mot ! interrompit Corignan. Le voici :regardez ce beau chêne, là-bas. Si vous laissez partirMlle de Lespars, et surtout si vous laissezs’échapper Rascasse, dès ce soir vous serez le plus beau fruit dela maîtresse branche de ce chêne, qui semble avoir poussé là toutexprès. Adieu ! »

Corignan s’élança au-dehors. Rascasse faisait un tapageinfernal. La gouvernante s’approcha de la porte, et, par surcroîtde précaution, donna un tour de clef.

« Pendue ? fit-elle. Allons donc, l’Éminence sait tropbien qu’avant de mourir j’aurais encore le temps deparler… »

Les longues jambes de Corignan arpentèrent le terrain jusqu’àl’auberge d’Étioles. Là, il sauta sur son cheval, et, à fond detrain, reprit la route de Paris. Il descendit la rue Saint-Jacquesau galop de charge, sans s’inquiéter des malédictions qui lepoursuivaient, franchit la Seine, et enfin s’arrêta devantl’hôtellerie du Grand Cardinal ; son cheval s’abattit, lapauvre bête était fourbue. À ce moment même, un cavalier mettaitpied à terre dans la cour de l’hôtellerie. Corignan l’aperçut, et,tout rugissant de joie, fondit sur lui :

« Serviteur, monsieur le baron, votre humbleserviteur !

– Corignan ! murmura Saint-Priac stupéfait. Je tecroyais mort, mon digne frocard.

– Vivant, monsieur le baron ! Vivant, pour votrebonheur. Et dévoué, dis-je, au point que, pour vous, je viens decrever un cheval que j’ai payé quarante pistoles… »

Saint-Priac sortit sa bourse – une bourse gonflée de piècesd’or. Corignan sourit et tendit la main. Saint-Priac, froidement,remit la bourse dans sa poche et dit :

« Explique-moi, drôle, explique-moi ton attitude et cellede ton ami Rascasse pendant l’affaire de…

– Monsieur le baron, je viens de la Riche-Liesse !

– Qu’as-tu été faire là-bas ? Parle, ou tu esmort !

– Mort ! dit Corignan. Mort comme moncheval ! »

La bourse, aussitôt, reparut sur la scène. Corignan mit ses deuxmains à son dos et :

« Monsieur le baron, je vais vous expliquer mon attitudedans l’affaire de la rue Saint-Avoye…

– Prends, misérable, prends ou je t’éventre !

– Pour vous rendre service, fit Corignan, qui engloutit labourse. Voici : Rascasse, monsieur, c’est Rascasse qui a vouluse venger de vous. Il vous a suivi ce matin. Et maintenant, il saitque vous avez eu cette étonnante pensée d’enlever au cardinal labelle raffinée d’honneur… Annaïs de Lespars, et que vous l’avezenfermée dans le propre castel de Son Éminence !

– Rascasse sait cela ! murmura Saint-Priac.

– Oui ! Mais frère Corignan veillait. Frère Corignanest parvenu à enfermer le traître dans une salle basse de laRiche-Liesse. Courez, monsieur, courez ! Mais je vous ensupplie, ne tuez pas le pauvre diable, c’est mon ami, voussavez ! »

Saint-Priac déjà était en selle. L’instant d’après, on entenditle galop furieux de son cheval, tandis que Corignan criaitencore :

« Mon ami, vous dis-je ! Rascassiusamicus ! »

Et, lorsque Saint-Priac eut disparu :

« Bon ! maintenant, chez Son Éminence !… Ma foi,je veux suivre la cavalcade qui, dans quelques minutes, va courir àla Riche-Liesse. Je veux voir mon petit Rascasse éventré. Je veuxvoir Saint-Priac pendu à ce beau chêne, là-bas. Deux ennemisabattus du même coup ! J’ai bien travaillé ! »

Il arrivait place Royale. En tempête, il se précipitait dansl’hôtel du cardinal.

 

Vers la même heure, le comte de Mauluys, le maître en faitd’armes Trencavel et son prévôt Montariol étaient attablés, enl’auberge de la Belle Ferronnière, dans la petite salleretirée.

Verdure, valet idyllique et ivrogne du comte de Mauluys, faisaitle service et vidait les fonds de bouteille. Dame Rosalie, veuveHoudart, avait de ses propres mains préparé un de ces délicats etmerveilleux dîners qu’on faisait aux lointaines époques.

Ce royal dîner était une idée. L’idée venait de RoseHoudart.

Entre Mauluys et Rose, entre le grand seigneur et la fille del’aubergiste, il y avait d’étranges affinités d’esprit, de secrètesparentés de goût. Ni l’un ni l’autre ne pensait à l’amour. Cesétats de leurs âmes prenaient la forme d’une confiance instinctiveet d’un mutuel besoin de s’inquiéter de leur bonheur. Lorsque Rose,par hasard, éprouvait un chagrin, c’est au comte de Mauluys qu’ellele confiait. Lorsque le gentilhomme sentait son esprit s’assombrir,c’est auprès de Rose qu’il venait chercher la clarté…

Ces jours passés, elle avait vu le comte préoccupé et elle luiavait dit avec sa coutumière indifférence :

« Je crois, monsieur le comte, que vous êtes occupé dequelque pénible pensée…

– En effet, mademoiselle. Trencavel est malheureux. Ils’est enfermé chez moi et se laisse dépérir.

– Puis-je me permettre de vous demander, monsieur le comte,de quoi votre ami se trouve malheureux ?

– D’amour, répondit Mauluys.

– Il n’est donc pas aimé de celle qu’ilaime ? »

Mauluys, doucement, répondit :

« Ce serait peu, car il n’est pas d’amour sincère qui nefinisse par créer de l’amour. Trencavel se croit séparé d’elle parquelque chose d’infranchissable… un mur. Elle est noble… j’allaisdire comme une reine, et Trencavel ne l’est pas. »

Rose se détourna assez vivement pour s’avancer au-devant dequelques officiers qui entraient. Elle avait pâli – un peu – si peuque nul n’eût pu s’en apercevoir. Elle songeait :

« C’est vrai, une demoiselle de haute noblesse ne peutépouser un bourgeois. Entre une fille de bourgeoisie et unseigneur, le mur existe, tout aussi infranchissable… »

 

Le jour où Rascasse et Corignan sortirent de l’in pace.Rose, dans la soirée, vit entrer le comte de Mauluys, qui, l’ayantsaluée, prit sa place ordinaire. Elle avait cherché, elle, un moyend’arracher à sa solitude l’ami de Mauluys. Elle veilla d’abord à ceque le comte fût servi.

« Monsieur le comte, dit-elle ensuite, savez-vous que j’aieu aujourd’hui vingt-cinq ans ?

– Je le sais, mademoiselle, puisque je connais le jour devotre naissance. »

Le beau visage calme de Rose se nuança d’une fugitive lueur dejoie. Mauluys savait. Il s’occupait donc d’elle.

« Si M. Trencavel voulait accepter le dîner que nousoffrons aux amis de la maison, ce serait sans doute un honneur pourla Belle Ferronnière…

– Je m’engage pour lui, mademoiselle ! ditMauluys.

– Merci, monsieur le comte », fit Rose trèsdoucement.

Le lendemain donc, vers l’heure où frère Corignan se précipitaitchez le cardinal, s’achevait à la Belle Ferronnière ce merveilleuxdîner.

À ce moment même, la porte s’ouvrit violemment et un êtreéchevelé, couvert de poussière, déboula jusque dans les jambes deMontariol, puis se redressa.

C’était Rascasse !

« Alerte, messieurs ! cria Rascasse. Alerte, monsieurTrencavel ! Mlle de Lespars est aupouvoir de M. de Saint-Priac !… D’ici deux heures,elle sera aux mains du cardinal ! »

L’effet de ces paroles fut prodigieux. Montariol se leva d’unesecousse et renversa la table. Trencavel devint pâle comme la mortet ouvrit des yeux hagards. Mauluys seul demeura calme et décrochason épée qu’il ceignit. Dans le même instant, Trencavel etMontariol reconnurent Rascasse.

« L’espion du cardinal ! gronda le maître d’armes.

– C’est un piège ! hurla le prévôt.

– Non ! dit froidement Mauluys, cet homme ditvrai.

– Ah ! monsieur le comte, merci ! cria Rascasse.Espion, peut-être. Mais, aujourd’hui, un homme qui se venge.

– De qui ? demanda Trencavel.

– De Corignan ! De Saint-Priac ! Suivez-moi, sivous voulez la sauver !

– En route ! dit Mauluys.

– En route ! » répéta Trencavel frémissant.

En sortant, Mauluys se trouva en présence de Rose, tandis queMontariol et Trencavel couraient aux écuries seller leurs chevaux.Rose avait entendu ce qui venait de se dire.

« Monsieur le comte, dit-elle d’une voix convulsive, voschevaux ont eu double ration. C’était fête pour tous à l’aubergeaujourd’hui. Sans doute vous allez fournir une longue courseet… »

Elle eût donné cinq ans de sa vie pour oser demander :

« Où allez-vous ?… »

Pour oser ajouter :

« C’était fête pour tous, excepté pourmoi ! »

Une voix grinça dans l’ombre :

« Il va risquer sa vie… Hé ! hé ! la course serapeut-être assez longue pour ne finir jamais. ! »

Et la tête chenue de Verdure grimaça un sourire sarcastique. Et,cette fois, Rose, devenue toute blanche, osa.

« Est-ce vrai ? fit-elle dans un souffle.

– C’est vrai, dit simplement Mauluys. Pour Trencavel… Commeil risquerait la sienne pour moi. »

Ils demeurèrent une seconde silencieux.

« Mademoiselle, dit-il doucement, si je ne revenais pas, jevous prie de vous rendre à mon hôtel et d’y prendre un pli surlequel vous verrez votre nom. Verdure vous indiquera.

– Et si elle ne vient pas, ricana Verdure, c’est moi quilui apporterai le pli… la lettre qui dort à côté de l’autremystérieuse dépêche cachetée aux armes de l’Éminence !

– Monsieur le comte, murmura Rose d’une voix indistincte,si vous ne revenez pas…

– Eh bien ? » fit Mauluys d’un accent oùtremblait comme une émotion profonde.

Elle couvrit ses yeux de ses deux mains et demeura immobile,toute raide. Le mot… le mot qui pleurait dans son cœur ne monta pasjusqu’à ses lèvres fières.

« À cheval ! À cheval ! » hurla Trencavel dudehors.

Mauluys s’inclina très bas, murmura :« Adieu !… », et, assurant son épée, sortit d’un paspaisible.

« À cheval ? fit Verdure dans un éclat de rire. Ehbien ! à cheval ! pourquoi n’irais-je pas, moi aussi, mefaire éventrer. »

Et il s’élança. Rose, les mains à ses yeux, pleurait sansbruit.

Rascasse, enfermé par Corignan, s’était d’abord abandonné à unaccès de rage furieuse. Il souffla, répara le désordre de soncostume, et appela la gouvernante.

« Ouvrez-moi ! dit Rascasse d’une voixpéremptoire.

– Monsieur, dit-elle, je suis votre servante. Mais comme jene veux pas être pendue, je ne vous ouvre pas.

– Madame, dit Rascasse, je suis votre serviteur. Et je vousannonce que vous le serez, pendue, si vous avez le malheur d’obéiraux ordres de Corignan, qui s’est vendu à un certain Trencavel pourempêcher la lettre que je porte de parvenir àMlle de Lespars.

– La lettre ? fit la gouvernante, déjà inquiète.

– Sans doute. La dépêche de Son Éminence. Écoutez. Jedevais remettre cette dépêche en main propre. Mais, pourvu qu’ellesoit remise avant la proche arrivée du cardinal, c’est l’essentiel.Je consens à rester prisonnier. Tout à l’heure, Son Éminence vousdira si vous avez bien fait de me séquestrer. Mais, pour Dieu,portez vous-même la dépêche et vite !

– Et vous resterez ici ?

– Assurément, puisque Son Éminence m’a ordonné del’attendre après avoir remis la dépêche. »

Ces mots achevèrent de persuader la duègne. Elle dit.

« Donnez ! »

Elle entrebâilla la porte pour recevoir la lettre. En mêmetemps, une trombe la poussa violemment en arrière. Et Rascassebondit avec un cri de triomphe :

« Tu seras pendue, sorcière ! »

Voler jusqu’à Étioles, se ruer à l’écurie, sauter en selle,s’élancer à toute bride sur la route de Paris, tout cela se fitavec la rapidité que donne seule la soif de la vengeance. Rascassegalopa jusqu’à Bourg-la-Reine. Toute la question, à ce moment,était, pour lui, d’arriver au cardinal avant Corignan.

Comme il entrait dans Bourg-la-Reine, il vit arriver au loin untourbillon de poussière, un cavalier emporté par une courseeffrénée. D’un mouvement instinctif, il se jeta dans un champ ets’abrita derrière une grange. Quelques secondes plus tard, lecavalier passa…

« Saint-Priac ! gronda Rascasse. Il retourne ventre àterre à la Riche-Liesse ! Oh ! je devine ! Ah !misérable frocard ! Tu as voulu me faire occire parSaint-Priac !… Vite ! Au cardinal !… »

Il piqua des deux et continua son galop jusqu’à un quart delieue des portes de Paris. Là, il s’arrêta court. Un nouveau nuagede poussière venait à lui, mais cette fois plus épais :c’étaient plusieurs cavaliers qui sortaient de Paris !Rascasse, de nouveau, se jeta dans les champs. Presque aussitôt, lacavalcade arriva grand train : Rascasse pâlit de fureur et deterreur à la fois. Quatre cavaliers passaient… En tête de la troupegalopait le cardinal de Richelieu ! Et en queue venaitCorignan, l’attitude triomphante et le visage insolent !…

« Si j’étais resté là-bas, se dit Rascasse, je n’eusseéchappé par miracle au Saint-Priac que pour tomber sous la patte detigre de l’Éminence. Car il est certain que le vil frocard a dûinventer contre moi tout ce qu’il a voulu. J’ai perdu la partie.Corignan triomphe. »

Une idée lumineuse lui traversa l’esprit.

« Eh bien ! non. Ils ne sont que quatre ! Lapartie n’est pas encore perdue, si je puis mettre la main surTrencavel ! »

Entré dans Paris, sa première idée fut de courir à la BelleFerronnière…

On avait donné à Rascasse un cheval frais : le sien eût étéincapable de refaire la course. En sortant de Paris, Trencavel setourna vers l’espion, et, d’un ton bref :

« Où est-ce ?

– À Étioles », répondit Rascasse.

La troupe s’élança comme si les chevaux eussent eu le mors auxdents. Tout en dévorant l’espace, Mauluys demandait des détails etRascasse, habitué aux rapports, répondait en termes brefs,précis.

Le tourbillon arriva au bac. On franchit la Seine. On entra dansÉtioles. Là, Rascasse s’arrêta et dit :

« Messieurs, il faut que je vous quitte ici. Je suis auservice du cardinal et vous êtes ses ennemis. Ce n’est pas pourvous aider à combattre celui qui me paie que je vous ai conduits –mais pour me venger de Corignan.

– Soit, dit Mauluys. Vous pouvez vous retirer. »

Rascasse ôta son chapeau et dit :

« Dieu vous garde !… »

Mauluys, Montariol et Trencavel, toujours suivis de loin parVerdure, reprirent le galop, et, quelques instants plus tard,débouchèrent devant le castel… et alors Trencavel poussa un criterrible : alors Montariol gronda de désespoir : alorsMauluys lui-même pâlit et murmura :

« Trop tard !… »

Oui, Richelieu était là ! Oui, près de lui, se tenaitAnnaïs de Lespars, calme et hautaine ! Oui, derrière lecardinal, apparaissait la figure livide de Saint-Priac !… Toutce qu’avait annoncé Rascasse !… Seulement, autour de cegroupe, attendait une escorte de cinquante cavaliersarmés !…

 

Voici ce qui s’était passé entre Richelieu et Corignan. Lecardinal se trouvait avec le Père Joseph lorsque Corignan futannoncé. Le prieur des capucins venait d’expliquer comment ilavait, la veille, relâché les deux espions, Rascasse ayant juré deretrouver Annaïs de Lespars.

« Monseigneur, dit Corignan, qui fut introduit à ce moment,nous la tenons ! »

Richelieu frémit. L’Éminence grise ferma les yeux pour éteindreun éclair de triomphe.

« Où est-elle ? fit le cardinal d’un ton bref.

– À Étioles ! Détenue par M. le baron deSaint-Priac… Dans votre propre maison deplaisance ! »

Il y eut un moment de stupeur. Mais le Père Joseph frappa sur letimbre, et, à l’huissier qui apparut :

« Ordre au capitaine des gardes de Son Éminence de serendre à l’instant même à Longjumeau avec une forte escorte. ÀLongjumeau, l’escorte attendra dans la cour de l’auberge du FaisanDoré. Allez.

– Oui, fit le cardinal à voix basse, en entraînant le PèreJoseph dans une embrasure, vous avez raison. Je cours àÉtioles.

– Interrogez d’abord cet homme. »

Corignan, pendant ce temps, avait réfléchi : Rascassen’était plus son rival pour la suprême raison que Rascasse, à cetteheure, était mort – tué par Saint-Priac. L’ennemi à redouter – et àménager – c’était maintenant Saint-Priac lui-même. Corignan résolutdonc de couvrir d’éloges défunt Rascasse.

« Où est Rascasse ? demanda le Père Joseph.

– Lorsque nous sommes parvenus à entrer dans la maison,lorsque nous eûmes acquis la certitude que cette noble demoiselles’y trouvait enfermée, Rascasse commit l’imprudence de témoigner sajoie. La gouvernante prit peur, et, usant de ruse, nous invita àentrer dans une salle basse. Frère Corignan connaît les femmes, ils’en vante ! Il éventa le piège et prit le large. Rascasse,plus naïf, j’ose le dire, était entré, lui, et j’entendis lagouvernante pousser les verrous en criant qu’elle ne le relâcheraitque sur un ordre écrit de Son Éminence.

– Bien, murmura Richelieu, je doublerai les gages de cettefemme.

– Mais, reprit le Père Joseph, comment êtes-vous arrivésjusqu’à Étioles ?

– C’est Rascasse qui a tout fait, tout imaginé, jusqu’à cecostume dont j’ai hâte de me débarrasser pour reprendre mon vieuxfroc. »

Après une demi-heure de conférence avec le Père Joseph, lecardinal se mit en route, escorté de deux de ses gentilshommes etsuivi de Corignan. À Longjumeau, Richelieu retrouva le capitaine deses gardes. Toute cette troupe atteignit la Riche-Liesse, qu’ellecerna.

« Que personne ne bouge ! » dit le cardinal enmettant pied à terre.

Et il entra seul dans la maison. Dans le grand vestibule durez-de-chaussée, un homme immobile au pied de l’escalier… sa figurelivide se détachait sur les fonds obscurs… il était raide, commefrappé d’une stupeur insensée. Richelieu alla à lui et lui mit lamain sur l’épaule. Ce fut bref et terrible :

« Saint-Priac, j’ai donc eu tort de me confier à un voleurde grands chemins…

– Tuez-moi, râla l’homme.

– C’est ce que je vais faire, dit Richelieu. – Vous m’avezrendu quelques services que je ne puis oublier. Je vous épargnedonc l’infamie de l’échafaud. – Saint-Priac, vous portez un bonpoignard à votre ceinture… – Saint-Priac, je suis prêtre : jevous absous de vos crimes. – Dégainez, Saint-Priac, et mourez enpaix ! »

Le cardinal de Richelieu se recula d’un pas, leva la main droitecomme pour la bénédiction qu’on donne aux agonisants, et, d’unevoix implacable, commença à réciter les prières des morts.Saint-Priac jeta autour de lui des regards farouches. Puis, il levala tête vers le haut de l’escalier et bégaya :« Adieu !… » Puis, brusquement, il tira sonpoignard, le leva très haut, et, d’un mouvement de foudre,l’abattit sur sa poitrine. L’arme n’atteignit pas son but :d’un geste aussi rapide que celui de Saint-Priac, Richelieu saisitla main et la contint. Le poignard tomba sur les dalles avec unbruit argentin.

« Saint-Priac, dit Richelieu, je te pardonne !

– Éminence ! Éminence ! balbutia l’hommeéperdu.

– Je te pardonne, et j’assure ton bonheur… Cette fille quetu voulais me voler… eh bien ! je te ladonne ! »

Saint-Priac s’abattit sur ses genoux et se prosterna. Richelieule contempla un instant et songea :

« Cet homme, désormais, m’appartient corps etâme. »

« Debout, Saint-Priac !… Prenez une minute pourapaiser cette inutile émotion qu’on voit à votre attitude. – Allezm’attendre parmi mes gardes. – Et silence ! »

Le cardinal de Richelieu monta l’escalier. En haut, il trouva laduègne qui l’attendait, tout éperdue en révérences. Le cardinalfranchit la porte et il vit Annaïs.

« Mademoiselle, j’ai le regret de vous dire que vous êtesaccusée de haute trahison.

– Moi, monsieur, dit-elle avec calme, je vous accuse debasse traîtrise…

– Je vous arrête !

– Si ma mère était là, dit Annaïs, elle se trouverait assezvengée, rien qu’à vous voir tombé à l’office de sbire !

– Ah ! gronda-t-il, prenez garde !… je nesouffrirai pas…

– Marchez devant, monsieur ! interrompit-elle d’unaccent d’indicible force. Je vous suis !…

– Saint-Priac ! tonna le cardinal, envoyez-moi quatrede mes gardes. »

Saint-Priac était là, blafard, les yeux baissés. Il obéit.Quelques instants plus tard, quatre gardes entraient dans lachambre. Et le cardinal, de cette voix froide qui pénétrait leschairs comme de l’acier :

« Faites marcher cette Fille entre vous jusqu’à Paris. Vousm’en répondez sur vos têtes. »

L’étonnement de Corignan fut grand lorsqu’il vit sortir Annaïsentre quatre gardes, l’épée au poing. Cet étonnement se changea enstupeur et en inquiétude lorsqu’il vit apparaître le cardinalparlant familièrement à Saint-Priac et lorsqu’il vit celui-ciprendre sa place derrière Richelieu.

« Oh ! oh ! fit Corignan. Il s’est passé deschoses, il me semble ! Et Rascasse ? Je veux voirRascasse, moi !

– Holà ! criait à ce moment le capitaine des gardes.Que veulent ces enragés ? »

C’étaient trois cavaliers. Ils arrivaient ventre à terre. Ilschargeaient… À eux trois, ils chargeaient l’escadron. On vit uninstant leurs épées jeter des éclairs dans le nuage qui lesenveloppait, et un triple hurlement roula comme un grondement detonnerre :

« Place ! Place ! Place ! »

C’était le coup de folie.

« Halte-là, vous autres ! » vociféra lecapitaine.

Il tomba assommé.

Autour d’Annaïs, une douzaine de gardes s’étaient massés,immobiles. Saint-Priac avait vu Trencavel.

Il ramassa les rênes pour bondir.

« Restez, dit froidement le cardinal. Je vous réserve pourd’autres besognes. »

Le cardinal avait vu Trencavel.

« La lettre !… songea-t-il. Oh ! si je pouvaisreconquérir la lettre ! Quelle journée !… »

« Tuez ces deux ! cria-t-il. Mais prenez celui-civivant !… »

Du bout de l’épée, il désignait Trencavel, qui arrivait sur lui,flamboyant et rouge. Annaïs avait vu Trencavel. Soudain jaillit lecri qui toujours devait retentir dans son cœur comme un reproche –le cri d’une voix jeune et gouailleuse :

« Mademoiselle, c’est encore moi qui viens vousespionner ! »

Annaïs regardait. Toute sa vie était dans ses yeux. La ruée desgardes se faisait sur Montariol et Mauluys… Trencavelmanquait !… Où était-il ?

Elle le vit soudain – jeté en travers de la selle de Montariol –sans vie… Montariol l’emportait, galopant vers la forêt, Mauluystenait tête à la meute. Ce fut sublime. Pendant une dizaine desecondes, Mauluys fut partout, fonçant, reculant, sabrant, secabrant et ruant – il ne faisait plus qu’un avec son cheval. Etseulement quand il vit Montariol s’enfoncer dans les arbres,Mauluys s’enleva d’un dernier effort vers la forêt qui l’engloutitaussitôt.

Les gardes fonçaient. Devant la lisière, le lieutenantcria :

« Halte !… »

Cette attaque folle, ce pouvait être une ruse pour attirer lesgardes dans une embuscade. L’officier se tourna vers le cardinalpour demander des ordres… Richelieu s’avançait – quelqu’un,soudain, se dressa devant lui : bizarre figure grimaçante etridée, des yeux plissés, des lèvres minces et tordues par unricanement, et cela disait :

« Vous ne les poursuivez pas, non ! »

Richelieu s’arrêta stupéfait devant le maigre cavalier qui,chose étrange, faisait à ce moment des signes d’amitié àSaint-Priac, lequel pâlissait et détournait la tête.

« Quel est ce drôle ? fit Richelieu.

– Ce drôle est ici pour vous sauver, Éminence. »

L’homme poussa son cheval, se rapprocha du cardinal. Sa grimacejoyeuse et fantastique s’accentua. Richelieu allait crier unordre…

« La lettre ! fit l’homme rapidement. Songez à lalettre.

– La lettre !

– Votre lettre, monseigneur. Noble dépêche adressée à SaMajesté la reine. Et de quel droit le roi la lirait-il, je vous ledemande ? »

Richelieu écoutait avec une sorte d’horreur.

« Le roi ne la lira pas, continua le grincement. Il n’en apas le droit. Adieu, monseigneur. Mais ne poursuivez pas cesgentilshommes, car eux seuls peuvent mettre la lettre en lieu sûret l’empêcher de parvenir au roi ! »

L’homme salua avec un profond respect le cardinal, puis, deloin, Saint-Priac avec une impertinente familiarité. Et au petittrot, sans se presser, il s’enfonça dans la forêt.

Le lieutenant s’approcha :

« Monseigneur, devons-nous entrer dans lebois ? »

Richelieu passa sa main sur son front. La main était glacée, lefront brûlait.

« Vous dites ? dit-il. Ces rebelles ?… On lesretrouvera… Inutile de risquer encore des vies à travers cesfourrés. Rassemblez vos hommes… »

Depuis quelques instants déjà, la grimaçante figure avaitdisparu. L’homme prit le galop, et, bientôt, il eut rejoint Mauluyset Montariol portant Trencavel en travers de sa selle.

« Comment se fait-il que vous ayez parlé au cardinal ?fit Mauluys. Qu’avez-vous pu lui dire ? Répondez, Verdure.

– Je me suis arrêté pour dire à Son Éminence que vousn’osez pas lire la lettre !

– Ah !… fit Mauluys, pensif. Et qu’a-t-ilrépondu ? »

Verdure sourit, et il grinça :

« Son Éminence dit que vous avez tort ! »

 

Le rassemblement se fit devant la maison.

« En route ! » fit le cardinal.

« Oh ! songea Corignan, je n’aurai donc pas vu lepauvre Rascasse éventré ? »

« Corignan ! Corignan ! hurla à ce moment unevoix partie de l’intérieur de la maison.

– Rascasse ! souffla Corignan.

– Qu’est-ce ? demanda le cardinal.

– Rascasse ! bégaya Corignan. Mais non… c’estimpossible !

– J’oubliais ce brave, dit Richelieu. Qu’on le délivre àl’instant ! »

Corignan, hagard, interrogea Saint-Priac des yeux ;Saint-Priac, à qui la gouvernante avait raconté la fuite deRascasse, fut saisi de stupeur. Tous deux, d’un même mouvement,mirent pied à terre et s’élancèrent : en entrant, ils virentla duègne effarée qui ouvrait la porte de la salle où Rascasseavait été enfermé, et dont les verrous, d’ailleurs, étaienttirés ! Et tous trois demeurèrent hébétés en voyant sortirRascasse.

« Oh ! bégaya la duègne, que faites-vous là ?

– La question est plaisante, fit Rascasse. Vous avezobstinément refusé de m’ouvrir…

– Vous n’êtes donc pas mort ? grelotta Corignanébahi.

– Ah çà !… Corignan, vous avez la rage de me voir mortdepuis quelque temps. Et qui m’aurait occis ? »

Simplement Rascasse, en quittant Mauluys, était entré sous bois,il assista à la charge des trois héros. Et alors, il sedit :

« Après tout, c’est moi qui ai retrouvéMlle de Lespars. Le cardinal n’a pas dereproche à me faire, au contraire. Remettons donc les choses enl’état. »

Et, attachant son cheval à un arbre, il profita de la bagarrepour se glisser inaperçu, pénétrer dans la maison et réintégrer saprison.

Rascasse vit tout de suite que son affaire était excellente.Richelieu ne lui dit que quelques mots. Mais ils valaient deséloges :

« Rascasse, tu passeras ce soir chez montrésorier ! »

« Et dire, gémit Corignan, dire que c’est moi, moiCorignan, qui enrichis Rascasse ! »

On se mit en route. Rascasse courut détacher le cheval que luiavait donné Mauluys et suivit la cavalcade qui rentra dans Parisvers six heures du soir. Annaïs fut enfermée dans un salon del’hôtel de la place Royale. Une heure se passa dans une attentemortelle.

Tout à coup, elle frémit : la porte s’ouvrait… le cardinalde Richelieu entra.

 

Cette heure qui venait de s’écouler, l’Éminence rouge l’avaitpassée avec l’Éminence grise, à qui les paroles de Verdure furentrapportées, ainsi que toute la scène de la bataille.

« Il faut d’abord connaître l’ennemi, dit le Père Joseph.Il y a Trencavel et son prévôt. Reste à savoir le nom du troisièmerebelle et de l’homme qui vous a parlé. »

Le cardinal frappa trois fois sur son timbre. Quelques instantsaprès, Saint-Priac entra.

« Il faut vous mettre en campagne à l’instant. Et pourcommencer, ayez-moi le nom du rebelle qui accompagnait le maître enfait d’armes et son prévôt. Il me le faut sous deux jours auplus.

– Monseigneur, dit Saint-Priac, je vous le donne tout desuite : c’est le comte de Mauluys.

– C’est bien. Où loge-t-il, à Paris ?

– C’est ce que je saurai, monseigneur. Mais je puis ajouterun détail qui a peut-être son importance. L’homme qui estintervenu, au moment même où votre Éminence allait donner l’ordrede poursuivre les rebelles, c’est le valet du comte deMauluys ! Il se nomme Verdure.

– C’est ce Mauluys qui a la lettre ! cria Richelieu,tout frémissant. La lettre qu’il serait utile de restituer auroi ! ajouta le cardinal, qu’un regard du Père Joseph avaitfoudroyé. Allez, Saint-Priac, pas d’esclandre, pas debagarre ; sachez seulement où gîte l’homme.

– Daigne Votre Éminence me permettre encore un mot. Et vousaussi, mon révérend, je vous demande toute votre attention, toutevotre confiance.

– Parlez, fit Richelieu, étonné, tandis que le Père Josephétudiait la physionomie du spadassin.

– Je désire parler de cette lettre, dit Saint-Priac.

– Une lettre où M. le cardinal indique à Sa Majesté unnouveau plan de campagne contre les huguenots, fit le PèreJoseph.

– Monseigneur, dépeignez-moi cette lettre et, dans troisjours, je vous l’apporte. »

L’Éminence rouge et l’Éminence grise échangèrent un long regard.Enfin, le Père Joseph fit oui, des yeux. Alors, Richelieumurmura :

« La lettre est un large pli scellé de rouge à mes armes.En voici la suscription :

« À Sa Majesté la reine… »

Saint-Priac se releva, étincelant de joie, transfiguré.

« Monseigneur, dit-il, dans trois jours cette lettre seraentre vos mains ou je serai mort !

– Cet homme est capable de vous sauver, dit alors le PèreJoseph.

– Oui, murmura Richelieu, pensif. Mais occupons-nous desaffaires de l’État ; puisque ce Trencavel et son prévôt sesont mis en état de rébellion ouverte et armée, ils deviennentcriminels d’État. »

« Faites entrer Corignan et Rascasse », ordonna-t-il àl’huissier qui vint à son coup de marteau.

Les deux espions entrèrent ensemble.

« Ce Trencavel et ce Montariol, dit Richelieu, il faut meles retrouver. Je veux seulement savoir leur gîte. Le reste meregarde. Agissez de concert, en douceur et vite. Allez. Millepistoles si vous réussissez. Elles vous sont promises déjà. Lapotence si ces misérables m’échappent. »

Les deux estafiers sortirent.

« À l’autre, maintenant ! gronda le cardinal.

– Vous la tenez. Le reste est un jeu d’enfant. Adieu. Soyezimplacable, tout est là. Je vais prier Dieu pour vous. »

Richelieu, avec un respect au fond duquel il y avait de sourdesrévoltes, s’inclina sous la bénédiction du Père Joseph et l’escortajusqu’à la porte de ses antichambres. Le prieur rabattit soncapuchon gris sur ses yeux et regagna sa litière qui l’attendaitsur la place Royale. Au moment où cette litière s’ébranlait, uncavalier de haute taille entrait dans l’hôtel.

Richelieu ouvrit la porte, marcha droit sur Annaïs etdit :

« Vous n’espérez pas, je pense, qu’il y aura procès. Votretrahison est de celles qui demandent un châtiment secret. Dès cetinstant, nul ne saura ce que vous êtes devenue. Vous êtes accuséede haute trahison, mademoiselle. C’est un crime capital. Etpourtant, moi seul serai votre juge sans appel – mais jugeimpartial. Si j’avais voulu oublier à votre égard les règles del’équité, j’aurais pu, je pourrais encore, cherchant à vous éviterla longue et douloureuse agonie qui vous attendrait dans uneoubliette, vous condamner sommairement et vous faire exécuter ensecret cette nuit…

– Faites-le ! dit Annaïs avec la résolution dudésespoir.

– Inutile bravade, dit Richelieu. J’ai eu pitié de votrejeunesse, de votre beauté. Je me suis dit que je pourrais peut-êtrevous sauver, que la justice peut quelquefois prendre conseil ducœur, et qu’enfin vous n’êtes coupable, peut-être, que d’uneexcessive piété filiale. Veuillez donc répondre avec précision auxquestions précises que je vais vous poser. Pour vous permettre devous défendre, je définis d’abord le crime : vous êtes accuséed’être venue à Paris dans le but de conspirer contre le premierministre d’État, c’est-à-dire contre moi. »

Annaïs, un instant, baissa le front, puis, lentement, ellereleva la tête et dit :

« Je vais vous dire en peu de mots ce que je suis venuefaire à Paris. Je sais que vous le savez. Mais il est utilequ’Annaïs de Lespars précise elle-même ses actes. Monsieur le duc,je ne suis pas venue à Paris pour y faire établir les droits que mereconnaît mon père Henri IV… »

« Oui, fille maudite, gronda en lui-même le cardinal, jesais que là n’est pas le vrai danger pour moi ! »

« Mademoiselle, reprit-il vivement, la reconnaissance deces droits serait un grave inconvénient pour la couronne, mais s’ilne tient qu’à cela, le roi, sur mes instances, vous appellera prèsde lui. Si un duché doté de deux cent mille livres annuelles…Croyez-moi, acceptez tout de suite ce que je vous offre : dansun instant, il sera trop tard.

– Trop tard pour vous, duc de Richelieu ! Vousm’offrez de m’acheter comme si je m’appelais Saint-Priac !Allons donc, monsieur ! Donc, un duché et deux cent millelivres de rente payeraient le déshonneur public de ma mère… Assez,monsieur, plus un mot de cela. Vous avez interrogé, je doisrépondre. Voici ma conspiration : moi aussi j’ai eu pitié, nonpour vous, mais pour votre nom qu’un autre porte aussi… un autreque ma mère en mourant m’a ordonné de vénérer ! Ayant eupitié, j’ai songé à vous offrir un combat loyal. Femme, jeunefille, j’eusse mesuré mon épée avec la vôtre, et Dieu, monsieur,Dieu eût jugé entre nous ! Je vous eusse tué, monsieur le duc,et alors j’aurais enseveli votre infamie dans le silence de maretraite. (Un geste violent de Richelieu.) Ah ! laissez-moiparler ! cria-t-elle d’une voix où grondaient des sanglots.Laissez parler ma mère ! Laissez parler la morte qui vousaccuse !… L’accusation existe, monseigneur ! Le récitécrit tout entier de la main de ma mère ! Le récit de lahideuse conspiration de Richelieu, valet d’Henri IV ! Ce quevous fîtes en l’horrible nuit, pour conquérir la faveur du roi, ceque vous fîtes pour désespérer votre frère, le pousser à la tombeet prendre sa place, vous le savez et vous tremblez ! Celavous couvrirait d’opprobre si je puis exécuter l’ordre de ma mère,tuée par vous !… Si je puis librement parvenir jusqu’au roi deFrance, et là, devant la cour assemblée, lire à haute voix le récitde votre forfaiture ! les pages brûlantes qu’écrivit ma mère.Faire entendre à tout un royaume l’accusation de lamorte !… »

Richelieu, le visage décomposé, reculait, courbé, jetant autourde lui des yeux hagards. Elle marcha sur lui et, d’un accent demépris effrayant :

« Vous avez peur ! Peur qu’on ne m’entende ! Voustremblez, duc ! Eh bien ! faites-moi jeter dans vosoubliettes, ou tuer comme ma mère. Mais l’accusation existe, lamorte parlera !…

– Ce papier ! râla Richelieu.

– Il existe ! Il existe ! La morte parle,monseigneur !…

– Ce papier ! bégaya le cardinal. Il me le faut !Je te fais libre, puissante, honorée, glorieuse !…

– Ce papier n’est pas à moi, dit Annaïs avec une solennitéfunèbre. Demandez-le à la morte !…

– Eh bien, rugit Richelieu, je le chercherai ! je letrouverai ! Tous tes amis, dont j’ai la liste, périront,jusqu’à ce que je sache où tu caches l’infernale calomnie ! Ettoi, tu ne diras plus un mot !… »

Richelieu tira son poignard. Elle se croisa les bras. Il marcha,livide, terrible, exorbité…

« Meurs donc la première ! Je suis maître ici, maîtrede ta vie ! Allons, appelle à l’aide !… Qui t’aentendue ?…

– Moi ! » dit une voix puissante.

Le cardinal se retourna d’un bond et il vit entrer un homme qui,jetant son feutre et son manteau sur un fauteuil, lui apparut enpleine lumière. C’était le cavalier de haute taille qui était entrédans l’hôtel au moment où la litière du Père Joseph quittait laplace Royale.

« Louis de Richelieu ! murmura Annaïs.

– Mon frère ! râla le cardinal.

« Mon frère !… répéta-t-il, en reprenant possession delui-même. Vous ! Ici !… Monsieur l’archevêque de Lyon,comment, sans ordre, avez-vous abandonné votre résidence ?

– J’ai reçu l’ordre, dit l’archevêque avec calme.

– De qui ? fit dédaigneusement le cardinal. Duroi ?

– De Dieu ! » répondit l’archevêque.

Richelieu, sans répondre, marcha rapidement à une table surlaquelle se trouvait un timbre et frappa un coup violent. Son valetde chambre apparut.

« Le chef des huissiers ! fit-il. L’officier deservice ! »

Annaïs, par un mouvement de charmante intrépidité, se plaça prèsde l’archevêque comme pour le défendre.

« Ne craignez rien, fit Louis de Richelieu avec un pâlesourire, ni pour vous, ni pour moi. Mon frère est trop habilepolitique pour ignorer que si les morts peuvent quelquefois êtreréduits au silence, les vivants, eux, peuvent parler – et se faireentendre –, fût-ce du fond d’un cachot. »

Le cardinal se frappa le front.

« Pris ! gronda-t-il… Pris au piège !… »

Et modifiant sa première résolution avec l’instantanéité qui lerendait si redoutable :

« Des sentinelles à toutes les portes ! commanda-t-il.Que nul ne sorte sans ordre écrit ! Qu’on m’aille chercherM. le lieutenant criminel. Monsieur l’archevêque, ajouta-t-ilen revenant sur son frère, bien que votre arrivée ici se soitproduite en dehors de toute règle d’étiquette ou de simplebienséance, en raison des liens de famille qui nous unissent, jesuis prêt à vous entendre. Qu’avez-vous à me dire ?

– Que j’ai demandé une audience au roi de France ! Quecette audience m’a été accordée pour demain matin ! Et que sije ne suis pas au Louvre à l’heure indiquée, un ami fidèle ira direà Sa Majesté où il faut qu’elle me fasse chercher et à qui elledoit me demander !… »

Le cardinal chancela et s’abattit dans un fauteuil. Louis deRichelieu, alors, s’approcha, se pencha sur son frère etgronda :

« J’en mourrai de honte, peut-être. Mais je vous jure surDieu mon maître que si j’ai demandé audience au roi, c’est pourraconter pourquoi, renonçant à mes droits d’aînesse, je consentis àm’ensevelir à la Grande-Chartreuse !

– Grâce !

– Je vous fais grâce. Mais n’oubliez pas que je suis de lafamille !… Moi vivant, je vous défends de toucher à cetteenfant. Adieu. Demain matin, je prierai simplement le roi de merelever du poste qu’il lui a plu de m’assigner et me permettre dereprendre ma place parmi les Chartreux… Je crois que nous n’avonsplus rien à nous dire… Veuillez signer l’ordre qui nous permettrade sortir d’ici, Mlle de Lespars etmoi. »

Le cardinal, sans un mot, s’assit à une table où il y avait desparchemins, des plumes, et, rapidement, écrivit :

« Laissez passer les porteurs desprésentes. »

« Monsieur, fit-il d’une voix basse, visage contre visage,priez Dieu que je puisse oublier cette nuit !…

– Il y a dix-neuf ans que je prie Dieu de me faire oublierune autre nuit !…

– Allez, grinça le cardinal à bout de forces, vous n’êtesplus mon frère !

– Il y a dix-neuf ans que vous n’êtes plus le mien »,dit l’archevêque avec une sombre tristesse.

Alors, Louis de Richelieu tendit la main à Annaïs, palpitantedevant cette effroyable scène qui, de deux frères, faisait deuxennemis mortels. Le cardinal les vit s’éloigner. À ce moment, laporte s’ouvrit, et le chef des huissiers se montra.

« Monsieur le lieutenant criminel ! annonça-t-il.

– Le lieutenant criminel ? sursauta Richelieu. Qu’ilentre ! »

Une joie livide envahit son visage. Il se précipita.

« Monsieur, avez-vous avec vous quelques espions ?

– Un lieutenant criminel ne marche jamais seul,monseigneur !

– Avez-vous vu descendre un gentilhomme de hautetaille ?

– Mgr l’archevêque de Lyon !

– Oui. Accompagné d’un tout jeune gentilhomme…

– Une jeune fille, monseigneur !

– Oui, oui. Elle ne peut être loin. Retrouvez-la…

– Un jeu d’enfant. Dans dix minutes, mes hommes l’aurontrejointe. »

Le lieutenant criminel sortit.

« Ah ! rugit Richelieu, tout n’est pas fini !…Holà ! Mon cheval ! Huit hommesd’escorte ! »

Et le cardinal se dirigea vers le couvent des capucins de la rueSaint-Honoré.

 

Il est minuit…

Depuis déjà plus de trois heures, l’Éminence rouge et l’Éminencegrise sont en présence. Le cardinal a raconté au Père Joseph sabataille avec Annaïs de Lespars et sa défaite sous les coups de sonfrère. L’Éminence grise a écouté, les lèvres serrées, la face pâle,les yeux à demi fermés. Puis, il a dit :

« J’ai trouvé. Le nombre des cardinaux de la couronne estincomplet. Demain matin, obtenez un chapeau rouge pour votre frère.Et quand vous le verrez, dites-lui : « Mon frère, voilàma réponse à vos menaces !… » Louis de Richelieu partiradès lors, rassuré sur vos intentions…

« Dans huit jours, quelqu’un à moi le rejoindra à Lyon…

– C’est mon frère !

– C’est l’ennemi ! Il faut qu’il tombe ! Dans unmois, nous prierons pour l’âme de Louis de Richelieu, cardinal deLyon !… »

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