L’Héroïne

Chapitre 17DES CAVES DE LA RUE COURTEAU AUX GRENIERS DE LA PLACE ROYALE

Le lecteur n’a pas oublié peut-être qu’à un moment donné diverspersonnages se trouvaient enfermés dans les caves de l’hôtel de larue Courteau, savoir : frère Corignan, le baron deSaint-Priac, la jeune Mariette, plus une douzaine de gardes.

Dans les demi-ténèbres, Saint-Priac entrevit une forme féminine.Il s’inclina et prononça :

« Mademoiselle, je suis à vos ordres pour vous conduire entel lieu que vous me désignerez.

– Ah ! mon gentilhomme, minauda la soubrette, vousêtes trop bon, par ma foi ! »

« Cette voix ! gronda Saint-Priac, stupéfait. Cesparoles ! Ce n’est pas elle ! »

Et, saisissant le moine à la gorge :

« Où est-elle ? Parle, infâme drôle, parle !

– Mais, la voici ! bégaya Corignan. Je la tenais,c’est sûr. Je ne la tiens plus. Lâchez-moi, vous fripez monfroc.

– Le misérable est ivre mort ! » vociféraSaint-Priac qui se mit à fouiller les caves. En vain. La rage deSaint-Priac fut alors au paroxysme.

« Ah ! Rascasse ! Je veux t’étriper,t’éventrer. »

Saint-Priac s’élança pour remonter l’escalier. Tout de suite, ilpoussa une clameur terrible : il venait d’atteindre la porteet de constater qu’elle était fermée solidement. Saint-Priacredescendit, chancela et s’affaissa sans connaissance.

 

Cependant, Rascasse, après avoir assisté au départ de Trencavelet d’Annaïs, après avoir écouté quelque temps le vacarme quefaisaient les gardes enfermés en essayant de démolir la porte,Rascasse, disons-nous, se mit à méditer sur la situation. Ildevenait urgent de prendre un parti.

« Essayons ! » fit tout à coup Rascasse.

Et il se mit à lacérer ses vêtements. Puis il brisa sa rapière,dont il ne garda que le tronçon dans son fourreau de cuir. Noncontent de ces préparatifs, il trempa sa main dans une flaque desang et s’en badigeonna fort habilement le visage. Puis, ils’avança vers la cave, sur la porte de laquelle ses prisonniersbattaient un furieux rappel, et se mit à pousser une série dehurlements qui représentaient le bruit multiple d’une bataille. Àses premiers cris, le tapage cessa dans la cave.

« Bon, se dit Rascasse, le sire de Saint-Priac et sesacolytes m’écoutent. »

« Ah ! misérable prévôt, je te tue ! – Ah !bélître, ah ! maraud ! ah ! pendard ! Trencaveld’enfer, tiens ! tiens ! tiens ! – Seigneur !Trois contre moi ! À l’aide ! Ma rapière estbrisée ! – À moi, monsieur de Saint-Priac ! Ah ! ilsme tuent ! – Je… ah !… »

Il va sans dire que Rascasse accompagnait ces exclamations d’unemimique forcenée : appels du pied, cliquetis de fer, rien n’ymanquait. Au dernier cri, il se laissa lourdement tomber.

Rassuré, il se glissa vers le vestibule, sans bruit, enjambacadavres et décombres, s’élança dans la rue et s’aperçut alorsqu’il faisait grand jour. Lorsqu’il arriva place Royale, lecardinal venait d’en partir pour se rendre au Louvre.

Rascasse ne perdit pas de temps ; sa vie dépendait d’unprompt et audacieux mensonge. Il courut chez le lieutenantcriminel. Sur le rapport de l’espion, ce magistrat s’élança vers larue Courteau, accompagné d’une imposante escorte.

Quant à Rascasse, il s’en alla au Louvre, et se posta devant leguichet. Au bout d’une demi-heure Richelieu parut, s’avançant verssa litière. Rascasse, vivement, s’approcha des gardes, enchancelant, et, d’une voix éteinte :

« Camarades, pour l’amour du Ciel, un verre devin… »

Et il se laissa tomber. Les gardes s’empressèrent.

La litière du cardinal s’avança vers le pont-levis. Richelieuvit ces gens rassemblés. Il se pencha et aperçut ce blessé, cemourant que des gardes emportaient dans le poste.

« Rascasse ! murmura-t-il. Oh ! oh !l’affaire a été chaude ! »

Le cardinal mit pied à terre et entra dans le poste. Le blessé,le mourant, revenait à lui et, apercevant Son Éminence, parvint àse mettre debout par un visible effort que lui inspira sans doutele respect.

« Eh bien ? fit Richelieu d’un ton bref. Trencavelest-il pris ? EtMlle de Lespars ?

– Où est Saint-Priac ?… Où est Corignan ?…

– Ah ! monseigneur, ah !… »

Richelieu garda un moment le silence. Son œil clair fouillal’œil trouble du blessé. Et, d’une voix étrange qui résonna desinistre façon à l’oreille exercée de l’espion :

« Ah ! ce pauvre Rascasse qui vamourir !…

– Monseigneur, dit Rascasse, qui recouvrainstantanément toutes ses facultés, je vais tout vousdire. »

Le cardinal fit monter l’espion dans sa litière.

« Raconte, maintenant ! dit froidement le cardinal.D’abord, qui t’a mis en cet état ?

– Eh ! monseigneur, qui voulez-vous que ce soit, sinonle damné Trencavel ? Mais il n’était pas seul. Le prévôt estarrivé et m’a lardé, lui aussi. Ce n’est pas tout, elle en étaitaussi !

– Mlle de Lespars ?…

– Ah ! monseigneur, vous n’avez pas voulu me croire.C’est elle qu’il fallait tuer ! Le prévôt, ce n’est rien.Trencavel, passe encore. Mais elle ! Lorsqu’elle a fondu surmoi, l’épée au poing, je me suis vu mort. J’ai dû fuir,monseigneur !

– Ainsi, elle s’est battue ? dit Richelieu d’une voixsombre.

– Et bien battue, monseigneur.

– Raconte, et n’oublie rien.

– Voici les choses : M. de Saint-Priac etses hommes enfoncèrent la porte de l’hôtel. Cependant, Corignan etmoi, nous nous étions introduits dans les jardins en escaladant unmur. Nous pénétrons dans l’hôtel. Nous nous dirigeons vers levestibule où avait lieu la bataille. Nous nous trouvions dans uncouloir qui traverse la maison. À ma droite, je voyais une porteouverte : la porte des caves, monseigneur. Tout à coup unhomme et une femme nous tombent sur le dos, nous écartentviolemment et se précipitent dans les caves. « Ce sonteux ! cria Corignan. Trencavel et Annaïs ! À larescousse ! » Et il se jette dans les caves. Je ferme laporte, persuadé que ces deux terribles ennemis de Votre Éminencesont pris. Je cours dans le vestibule et je voisM. de Saint-Priac qui, justement, se demandait cequ’était devenu Trencavel. Je l’amène devant la cave.M. de Saint-Priac y descend. Ses gens y descendent. Et jeme préparais à descendre moi-même lorsque je suis assailli tout àcoup par un homme qui ferme à clef la porte des caves, puis fondsur moi, l’épée à la main. C’était le prévôt Montariol.

– Et Trencavel ? Et Annaïs ? gronda lecardinal.

– Eh bien, monseigneur, Corignan s’était trompé. Ilsn’étaient pas dans la cave. En effet, à peine eu-je engagé le feravec le prévôt que le maître en fait d’armes surgit. Je medéfendais de mon mieux. Mais déjà, tout déchiré, tout couvert desang, je sentais mes forces m’abandonner, lorsqu’un troisièmeadversaire se rua contre moi ; c’était elle,monseigneur ! Je me fusse fait tuer sur place. Mais je dusfuir – puisque ma rapière venait de se briser ! »

Et Rascasse tira du fourreau le tronçon qu’il y avaitsoigneusement laissé.

« Rascasse, dit Richelieu, tu es un bon serviteur ; cen’est pas ta faute si tu as été vaincu, accablé par le nombre.Tiens, prends cette bourse, et suis-moi dans moncabinet. »

Le cardinal parvint dans une salle où travaillait d’habitude sonsecrétaire intime.

« Bertouville, dit Richelieu, lundi prochain je donne àdîner en mon domaine de Fleury… »

« Tiens ! tiens ! songea Rascasse. »

« Envoyez dès demain du monde là-bas pour tout mettre enétat. Que tout soit prêt lundi à midi.

– Monseigneur voudra-t-il bien me dire combien de convivesil compte traiter ?

– Mettons une douzaine, Bertouville, fit Richelieu.

– Votre Éminence consentira-t-elle à m’indiquer la qualitédes convives ?

– Lundi, en mon domaine de Fleury, je serai honoré de laprésence de Monsieur, qui a bien voulu me promettre d’amener sesamis… »

Rascasse ferma les yeux comme s’il eût été ébloui des penséesqui lui traversaient le cerveau. Le cardinal entrait dans soncabinet. Rascasse avait ordre de suivre : il entra.

« M. de Saint-Priac est là qui demande audience,dit l’huissier. Il est accompagné du révérend Corignan.

– Faites-les entrer », dit Richelieu.« Patatras ! » frissonna Rascasse.

Le cardinal s’était assis à sa table, compulsant des papiers.Saint-Priac, immobile, attendait. Corignan menaçait du geste et duregard Rascasse qu’il venait d’apercevoir.

« Monsieur, dit Richelieu en levant tout à coup la tête,expliquez-moi comment vous avez été vaincu.

– C’est bien simple, monseigneur, dit froidementSaint-Priac. Vous êtes trahi par Corignan et Rascasse.

– Expliquez-vous, Saint-Priac, dit Richelieu.

– Monseigneur, j’ai donné l’attaque à l’hôtel de la rueCourteau, où se trouvait le maître d’armes Trencavel et celle quevous savez. La porte enfoncée, je les tenais, lorsqu’ils ontdisparu tout à coup. C’est alors que Rascasse m’a affirmé que lesrebelles s’étaient enfermés dans les caves où je descendis avec meshommes : dans les caves, dont la porte fut fermée à doubletour à peine y fûmes-nous ; dans les caves, d’où je n’ai étédélivré que par M. le lieutenant criminel.

– Envoyé par moi après ma bataille avec Trencavel et Annaïsde Lespars ! triompha Rascasse.

– Vous vous êtes battu, vous ? fit Saint-Priac.

– N’avez-vous pas entendu le bruit de labataille ?

– Je l’ai entendu ! fit Corignan. J’ai même entendu uncri de Mlle de Lespars que vous avez dûtoucher, Rascasse. »

Saint-Priac était certain que les deux espions mentaienteffrontément.

« Monseigneur, continua-t-il, ces hommes trahissent. Lapreuve, c’est que dans la cave, où j’ai été poussé par Rascasse, jen’ai trouvé que Corignan ivre… Et, courant après une drôlesse quiétait là je ne sais ni comment ni pourquoi…

– Juste Ciel ! cria Corignan.

– C’est bien ! dit Richelieu. Entrez là, tous deux, etattendez. »

Le cardinal se leva, ouvrit une porte, fit traverser aux deuxespions une salle, et les fit entrer dans la pièce suivante.

« Monsieur, dit-il à Saint-Priac, ne parlons plus de cetteaffaire. Je chargerai quelque autre de m’apporter les papiers quedétient Mlle de Lespars. Il va sans dire quece qui vous était destiné, c’est-à-dire la main de cette nobledemoiselle, sera donné à cet autre. Allez, vous êtes libre.

– Monseigneur, vous m’avez acheté corps et âme. Vous avezle droit de me tuer, non de me chasser.

– Que voulez-vous que je fasse de vous ?

– Je vous ai donné la lettre que vous aviez écrite à lareine. »

Richelieu blêmit.

« Il n’y a que moi qui puisse vous amener Annaïs, repritSaint-Priac. Il n’y a que moi qui puisse tuer Trencavel.

– Ceci est votre affaire, monsieur, non lamienne. »

Ce mot était la rentrée en grâce. Saint-Priac murmura :

« Je vais me mettre en campagne dès ce matin.

– Non, fit vivement Richelieu. Vous reprendrez cetteaffaire à partir de mardi seulement.

– Et d’ici là, qu’aurai-je à faire, monseigneur ?

– Trouvez-moi dix hommes déterminés et bien montés. Il meles faut lundi matin. Ils seront sous vos ordres. Vos hommes etvous serez rassemblés lundi, à huit heures du matin, à Longjumeau.Là, vous recevrez mes ordres par un express que je vous enverrai.Voici un bon de cinq cents pistoles que vous toucherez chez montrésorier. Allez, et, d’ici lundi, ne vous montrez pas. »

Corignan et Rascasse, toujours dans la pièce où Richelieu lesavait enfermés, entendirent la porte s’ouvrir. Le Père Josephparut.

« Que faites-vous là ? » demanda-t-il ensouriant.

Ce sourire terrorisa les deux infortunés.

« Allons, remettez-vous, reprit le Père Joseph.Écoutez-moi. J’aurai une mission de confiance à vous donner. Vousviendrez me trouver tous les deux au couvent, ce soir.

– À quelle heure, mon très révérend ?

– Vous serez prévenus. Vous sortirez par cetteporte. »

Le prieur leur montrait la porte opposée à celle par où il étaitentré.

Là-dessus, le Père Joseph rentra dans l’intérieur desappartements.

Les deux pauvres diables se regardèrent d’un air sombre. Ilparaît qu’ils connaissaient les jeux de physionomie de l’Éminencegrise : la parole douce, les gestes amicaux, les promesses deconfiance qui leur avaient été prodigués portèrent au comble leurépouvante.

« Mon cher petit Rascasse, que pensez-vous de cettemission ?

– Mon bon Corignan, je n’irai pas aurendez-vous. »

Le temps passait. La journée s’écoulait lentement. Tout à coup,la porte s’ouvrit – celle de l’intérieur des appartements.

Un valet parut, tenant un flambeau à la main.

« C’est l’heure ! dit-il. L’heure de vous rendre chezle très révérendissime Père Joseph.

– Ah ! ah ! fit Corignan.

– Mon Dieu, oui, fit le valet de plus en pluspapelard : il a une mission de confiance à vous donner. Etvous gagnerez gros. Partez donc, c’est l’heure ! »

Il désignait la porte qui donnait sur un escalier tournant.Rascasse et Corignan ouvrirent cette porte et Rascasse, seul, aprèsavoir refermé la porte, commença à descendre l’étroit escaliertournant. Quelques instants plus tard, Corignan le vitreparaître.

Rascasse mit un doigt sur ses lèvres, et, saisissant la main deCorignan, commença à monter vers les étages supérieurs.

Ils parvinrent aux combles.

« Pour Dieu ! grelotta Corignan, que sepasse-t-il ?

– J’ai vu, dit Rascasse, huit sbires, le poignard à lamain. Quatre pour vous, quatre pour moi. Bonne mesure. »

Corignan claquait des dents. À ce moment, ils entendirent lavoix du valet de Richelieu qui, sans le savoir sans doute, répétaitle mot terrible de Guise à l’assassin de Coligny :

« Eh bien, vous autres, est-ce fait ?

– Nous ne les avons pas vus ! cria une voix.

– Pas vus ! Ils viennent dedescendre !… »

Il y eut un instant d’horrible silence. Puis Corignanbégaya :

« On monte ! »

Rascasse vit une porte et l’ouvrit. Il entra et se vit dans unvaste grenier. Corignan, pour un empire, n’eût pas quittéRascasse : il était entré, lui aussi ; Rascasse lui fitun signe, et à eux deux ils barricadèrent la porte avec deux outrois coffres entassés. Il était temps. Un coup violentretentit.

« Compère, dit Rascasse, donnez-moi votre froc.

– Voilà », dit Corignan, dompté par la terreur.

Il y avait dans ce grenier toutes sortes de vieux meubles.Rascasse dressa trois ou quatre escabeaux l’un sur l’autre, et jetalà-dessus le froc du capucin, qu’il disposa rapidement ; avecle capuchon savamment arrangé, cela faisait une fantastiqueapparition dans les pâles lueurs de la lune.

« Bon ! murmura Rascasse. Ce spectre les arrêteratoujours bien une minute. »

Les coups pleuvaient sur la porte. Rascasse poussa Corignanjusqu’au-dessous de la tabatière la plus proche :

« Compère, faites-moi la courte échelle. Je me hisserai surle toit. Après quoi, je vous tirerai de là. »

En un autre moment, Corignan se fût méfié. Mais hébétéd’épouvante, il se prêta à la manœuvre ; Rascasse se hissa surle toit. Alors, se penchant sur l’ouverture :

« Compère, dit-il, dans un instant, ces messieurs aurontenfoncé la porte et se rueront sur vous. Je vous engage à lesrecevoir à coups de dague, à coups de poing, à coups de pied. Vousles mettrez en déroute, c’est certain. »

Rascasse disparut. Corignan saisit sa tête à deux mains. Puis,il prit sa course, sans savoir où il allait, à travers le grenier…Les sbires apostés par Richelieu achevaient à ce moment d’enfoncerla porte.

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