L’Héroïne

Chapitre 18LE MENU DU DÎNER DE FLEURY

Franchissant cette journée du samedi qui commençait et celle dulendemain, nous nous reportons au dimanche soir, veille du jour oùGaston, frère du roi, devait, avec quelques-uns de ses amis, serendre à Fleury, où le cardinal de Richelieu avait promis, ouplutôt accepté de les traiter. Ce que nous allons dire se passaitvers les onze heures.

Pénétrons d’abord à l’hôtel de la place Royale, où Richelieuhabite encore. Malgré l’heure tardive, le Père Joseph est là, commeà une veille de bataille décisive.

« Oui, répétait Richelieu avec amertume, Monsieur, que jedevais briser, m’impose ses volontés ; il me force à lerecevoir chez moi en ami – avec ses amis – c’est-à-dire mesennemis. Oh ! si j’osais !

– Il faut oser, dit le Père Joseph avec une formidabletranquillité. Voulez-vous que je vous dise votre pensée ?Voici ce que vous voudriez oser : si j’osais, Gaston d’Anjoune sortirait pas vivant de ma maison de Fleury !… Puis, jedirais au roi que j’ai eu les preuves d’un complot contre sa vie.Je lui dirais que j’ai voulu faire arrêter les misérables quirêvent de trouver pour Louis XIII le Ravaillac ou le JacquesClément qu’on a trouvé pour Henri IV et Henri III. Je lui diraisque les conjurés, sûrs qu’ils étaient de mourir sur l’échafaud, sesont rebellés, qu’il y a eu bataille et que les traîtres sontmorts. Voilà ce que je dirais au roi, et le roi m’embrasserait enm’appelant son sauveur !… Voilà ce que vous vous disiez,Richelieu ! Et moi, je vous dis : il faut oser !

– Et qui vous dit que je ne veuille pas oser ?

– Je sais que vous le voulez », dit le PèreJoseph.

Alors, à mots rapides, ils échafaudèrent la chose.

« J’aurai à Longjumeau une douzaine d’hommes armés, ditRichelieu. Saint-Priac les commande. Jusqu’à la dernière minute,ils ne sauront pas de quoi il s’agit.

– Bien. Et à Fleury ?

– La confiance. Personne. Quelques valets, monmajordome.

– Très bien. À quelle heure serez-vous à table ?

– Ce sera pour midi.

– Combien le duc d’Anjou amènera-t-il d’amis ?

– Trois ou quatre.

– Savez-vous lesquels ?

– Il m’a été impossible de le savoir. Mais je suppose queCésar de Vendôme et son frère le Grand-Prieur en seront.

– Fasse le Ciel qu’il en soit ainsi ! La journéeserait complète. Voyons, convenons de nos gestes… Vous vous mettezà table à midi. À midi aussi, je serai à Longjumeau. Saint-Priacest un homme sûr. La besogne sera bien faite. Il entre à Fleury.Vous vous arrangerez pour qu’il puisse prendre position dans lapièce voisine de celle où seront vos hôtes. Les hommes entrerontsur un mot que vous crierez. Et ils agiront. Convenons du mot. Vouscrierez : « Dieu le veut !… »

– Dieu le veut ! » répéta le cardinal deRichelieu.

À ce moment, un valet de confiance gratta à la porte. Le PèreJoseph alla ouvrir et demanda paisiblement :

« Qu’y a-t-il, mon ami ?

– Un gentilhomme est en bas qui veut coûte que coûte parlersur l’heure à Son Éminence. »

 

En cette même soirée, d’étranges mouvements se faisaient dans larue Saint-Thomas-du-Louvre où se trouvait l’hôtel de la duchesse deChevreuse.

Cette étroite voie était à demi seigneuriale par les quelqueslogis nobles qu’elle contenait, et à demi populaire par un certainnombre de maisons borgnes. L’une de ces pauvres demeures setrouvait juste en face le grand portail de l’hôtel deChevreuse.

Vers dix heures, donc, deux hommes sortirent de l’hôtel etremontèrent vers la rue Saint-Honoré. C’étaient le marquis deBeuvron et le comte de Montmorency-Bouteville.

Trois minutes après leur départ, la porte de l’hôtel deChevreuse s’entrebâilla de nouveau pour livrer passage à un autregroupe composé du marquis de La Valette, de César de Vendôme etd’Antoine de Bourbon, qu’on appelait le Grand-Prieur. Ceux-cidescendirent silencieusement vers la Seine, se séparèrent en sedisant ce seul mot :

« À demain ! »

Cinq minutes s’écoulèrent, et un autre groupe sortit de l’hôtelde Chevreuse. Celui-là comprenait quatre jeunes gens :c’étaient Chevers, Fontrailles, Liverdan et Bussière. Ils allaients’éloigner. Bussière les retint d’un geste.

« Messieurs, dit-il, j’ai à vous parler. Mais parlons bas…Retenez d’abord ceci : Mlle de Lesparsloge maintenant en cet hôtel.

– Où la duchesse lui a cédé un étage, nous le savons dereste, fit Liverdan.

– Patience, reprit Bussière. Vous allez comprendre pourquoije vous rappelle ce détail. Permettez-moi maintenant de vous direqu’en consentant à escorter hors Paris le nouveau cardinal de Lyon,nous avons commis vis-à-vis de nous-mêmes un crime dont nous avonsété punis…

– Où voulez-vous en venir ?

– Je veux en venir à ceci, messieurs : que nous avonsjuré de ne rien faire ni pour Mlle de Lespars,ni pour personne au monde, de ne courir aucun danger tant queTrencavel serait vivant. Nous ne nous appartenions plus. Eh bien,en risquant nos vies pour protéger celle du cardinal de Lyon, nousavons été criminels pour nous-mêmes, et nous en avons été punis,puisque, selon le récit de Mlle de Lesparselle-même, le damné Trencavel a mis notre absence à profit pour serapprocher d’elle.

– C’est vrai ! C’est vrai !…

– Il l’a sauvée, messieurs !…

– Il l’a escortée jusqu’ici !… Messieurs, maintenant,je vous annonce que j’ai retrouvé Trencavel.

– Où est-il ? dit Fontrailles, dans un râle defureur.

– Ici ! » dit Bussière.

Et du doigt, il désigna ce pauvre logis que nous avons signaléet qui faisait face à l’hôtel de Chevreuse.

« Il est là pour surveillerMlle de Lespars. Tant qu’elle habitera cethôtel, il habitera ce logis. Messieurs, demain matin, à neufheures, nous nous retrouverons et, tous quatre ensemble, nousmarcherons sur ce logis. Cela vous convient-il ?

– Cela nous convient !… »

Et eux aussi ils se quittèrent en se disant :

« À demain !… »

Au moment où les quatre jeunes gens s’éloignaient, la porte del’hôtel s’ouvrit une fois encore, et un homme en sortit seul –escorté à distance par deux serviteurs de la duchesse de Chevreuse.Il s’élança, rapide, serrant les murs, se faisant petit, avecl’allure d’un criminel qui fuit. C’était Gaston d’Anjou.

 

Dans l’hôtel, il n’y avait plus que deux conspirateurs. L’uns’appelait le comte de Chalais, l’autre le chevalier de Louvigni.Cette historique réunion, où se décida ce qui devait s’accomplir àFleury le lendemain lundi, avait eu lieu dans la grande salled’armes de l’hôtel, située au rez-de-chaussée.

Le premier, Chalais disparut. Mais au lieu de sortir de l’hôtel,il se dirigea, guidé par Marine, la femme de chambre de laduchesse, vers les appartements du premier étage.

Dans la salle, il y avait encore un homme qui s’était tenu dansune embrasure de fenêtre et que la duchesse regardait en souriant.Ce sourire voulait dire : « Voyons, allez-vous-en donc.Vous voyez bien que tout est fini… »

Louvigni s’avança vers elle.

« Madame, dit-il, vous savez que je vous aime, n’est-cepas ?

– Hélas !… oui. Je vous plains vraiment,d’honneur.

– Madame, je vous jure sur ce cœur que vous piétinez, jevous jure par Dieu et le salut de mon âme, que je fais en ce momentune démarche suprême. Me comprenez-vous ?

– Je crois du moins vous comprendre : vous voulez medire que vous allez vous tuer si je ne me mets pas à vous aimer.Écoutez, chevalier, je ne vous aime pas – d’amour s’entend. Mais,si vous êtes le grand cœur que je crois, vous renoncerez àm’affliger du spectacle d’un amour que je ne partage pas et vousattendrez votre guérison d’un autre amour et du temps… »

Louvigni, à demi-incliné, avait écouté ces paroles dans uneimmobilité de marbre. Seulement, de grosses larmes roulaient de sesyeux fermés.

« Madame, dit-il, en conservant cette attitude de raideuroù il s’était comme pétrifié, je vous remercie de votre cruauté. Jene sais pas du tout si je me tuerai. Ce que je dois vous direaussi, c’est que ni un autre amour, ni le temps ne pourront meguérir. Demain ou dans vingt ans, je mourrai en vous adorant, et envous maudissant d’avoir fait le malheur de ma vie…

– Comment puis-je vous aimer si vous memaudissez ?

– Voici ma dernière prière, madame. Aimez qui vous voudrezau monde. Et je vous servirai. Oui. Même si vous aimiez un hommeindigne, je me ferais infâme pour vous servir…

– Dieu me pardonne, dit la duchesse avec une indiciblemajesté, je crois que vous essayez de m’insulter…

– Non, madame, je vous le jure. Nulle intention d’offensedans ma pensée. Vous êtes la femme que j’aime. C’est tout. Et jedis : Madame, à genoux, toute ma vie, je vous servirai, nonseulement dans vos amours, mais dans vos haines. Vous ferez de moice qu’il vous plaira. Vous marcherez sur mon cœur tant que vousvoudrez. Je ne vous demande qu’une grâce, une seule, la dernière.Si vous me l’accordez.

– Quelle grâce ? balbutia la duchesse bouleversée.

– La voici, madame : écartez seulement de moi le ferrouge de l’effroyable jalousie. Écartez de vous cethomme !…

– Chalais ! cria la duchesse, frémissante.

– Oui, râla Louvigni agonisant.

– Je l’aime ! Adieu, chevalier. »

Louvigni sortit, tout raide. Il ne savait ni ce qu’il faisait,ni où il allait. Il savait seulement qu’il souffrait…

 

Rascasse, en cette soirée du dimanche, était attablé en sonlogis de la rue Saint-Antoine, toutes portes fermées.

Ce n’était pas tout que d’avoir pu gagner les toits en laissantson malheureux compagnon d’infortune exposé seul aux coups desassaillants. Il fallait descendre. Souple, adroit et brave àl’occasion, il entreprit sur les toits un voyage périlleux. Iltrouva, à l’hôtel voisin, une tabatière dont il brisa le carreau,et il n’eut qu’à se laisser glisser dans un grenier où il attenditpatiemment le jour. Au matin, il descendit l’escalier sans faire demauvaise rencontre, se glissa au-dehors, traversa bravement laplace et alla s’enfermer chez lui, non sans avoir fait provision devictuailles.

Tout à coup, on frappa à la porte et il entendit la voix deCorignan qui gémissait :

« Ouvre-moi, Rascasse ; pour l’amour de la Vierge,ouvre ta porte à frère Corignan ! »

Rascasse courut ouvrir et le capucin entra.

« C’est bien lui, par ma foi !

– Frère Corignan, compère, ne se laisse pas mourir commecela, en une seule fois. Or, donc, sachez pour comble que c’estvous qui me sauvâtes.

– Je le savais, fit Rascasse avec impudeur.

– Oui, dit Corignan, les coudes sur la table, ce fut àvotre idée de mannequin que je dus la vie. Les drôles tombèrent surmon froc à coups de lardoire, et je vis les enragés courir dans legrenier comme des lutins après avoir lardé mon froc. Ils virentouverte la petite lucarne et crièrent que nous nous étions sauvéspar là. À la fin, ils se retirèrent. Si vous n’aviez pas eu lasublime pensée du mannequin, les drôles ne se fussent pas arrêtés àle trucider, je n’aurais pas eu le temps de me cacher, et je neserais pas ici à boire votre piquette.

– C’est bon de sauver un ami », ragea Rascasse.

Mais tous deux étaient à bout de patience.

« Ah ! misérable, rugit Corignan, sans la moindretransition. Tu as voulu me faire tuer. Il faut que je mevenge ! »

Aussitôt, ils en vinrent aux mains. Le poing tendu de Corignandécrivit des courbes furieuses. La tête de Rascasse, lancée à toutevolée, frappa, tel un bélier, à coups redoublés. Cetteconsciencieuse distribution de horions, qu’ils s’administrèrentloyalement, les calma.

« J’ai une idée, dit Rascasse, pour rentrer en grâce auprèsdu cardinal. Ou, si nous ne réussissons pas, nous aurons acquis unautre protecteur, qui n’est rien de moins que monseigneurGaston.

– Oh ! oh !… fit Corignan. J’aime mieuxl’autre.

– Moi aussi, mais faute du cardinal… Maintenant, écoutezceci : demain, le cardinal traite le frère du roi en sondomaine de Fleury !…

– Oh ! voilà qui sent d’une lieue le poison ou lepoignard !

– C’est mon avis, dit froidement Rascasse. Je crois quedemain il y aura du nouveau dans le royaume. La bataille aura lieuà Fleury. Eh bien, allons à Fleury !

Laissons les deux alliés établir leur plan de campagne pour lelendemain. Cette scène avait eu son pendant chez le cardinal. Lelecteur a assisté au conciliabule qui se tint entre les deuxÉminences, et Gaston d’Anjou, on l’a vu, avait été condamné à mort.Ce fut à ce moment qu’on annonça le gentilhomme qui voulait parlerau cardinal. Sur un signe de Richelieu, le gentilhomme futintroduit. C’était Louvigni.

C’était Louvigni sortant de l’hôtel de Chevreuse.

« Cette fois, il est mûr ! » songea lecardinal.

Par ricochet, le regard de Louvigni s’arrêta sur le Père Joseph.Ceci voulait dire :

« Je ne parlerai pas s’il y a des témoins à mahonte. »

« Adieu, monseigneur, dit le Père Joseph, en s’inclinantrespectueusement devant Richelieu. Je rentre au couvent et j’yprierai Dieu pour le roi et pour son ministre – et pour vous, monfils », ajouta-t-il en se tournant vers Louvigni.

L’Éminence grise disparut aussitôt. Louvigni entendit les portesqui se refermaient l’une après l’autre, au loin, et ilsongea : « Nous sommes seuls… »

« Parlez, maintenant, dit Richelieu.

– Monseigneur, lorsque je vins vous avertir de ne pas vousrendre à la maison du clos Saint-Lazare, vous m’avez fait unepromesse.

– La voici : j’ai promis d’écarter ou de supprimer lesobstacles qui vous séparent d’elle. C’était vous promettre sinonson amour, du moins sa soumission. Donc, je vous donne la duchessede Chevreuse. Il faut seulement pour cela que vous m’aidiez. Vousdites, vous criez de toute votre attitude que vous êtes félon,traître, espion, vous vous accablez. Je dis, moi, que vous faitessimplement votre devoir envers le roi. Je dis que vous serieztraître et félon si vous ne parliez pas. Je dis que…

– Taisez-vous, monseigneur ! » interrompitLouvigni avec une rudesse désespérée.

Puis il pleura… Et alors Richelieu vit quelque chosed’épouvantable.

Louvigni, tout pleurant, se courbait et, l’un après l’autre,retirait ses éperons d’or, – ses éperons de chevalier ! – puisil tirait son épée et la posait sur la table…

Louvigni se dégradait lui-même.

« Maintenant, je puis parler. Les conjurés se sont réunisce soir… chez elle !…

– Bien. Et que doit-on faire de moi ?

– On doit vous tuer », dit Louvigni d’un accentétrange.

Richelieu pâlit et jeta autour de lui un regard qui alla tombersur une tapisserie, celle-ci, s’entrouvrant, lui laissa voir latête rude et menaçante du Père Joseph. L’Éminence grise était làqui regardait et écoutait ! Richelieu reprit :

« Quand la chose doit-elle avoir lieu ?

– Demain », dit Louvigni.

Le cardinal tomba dans son fauteuil, agité de frissons. Louvignifaisait déjà un pas vers lui. Un homme parut tout à coup, saisit lebras de Richelieu et, d’une voix de sauvagerie quicingla :

« Et que serait-ce, monseigneur, si les assassins étaientlà, le poignard levé !… Monsieur de Louvigni, continua le PèreJoseph, vous pouvez, vous devez parler devant moi. Il est trop tardpour reculer. D’ailleurs, si M. le cardinal représente ici leroi, moi je représente Dieu !… »

Ces mots prononcés, le Père Joseph se plaça près de Richelieu etlui dit :

« Poursuivez l’interrogatoire.

– Ainsi, dit Richelieu, c’est demain que je dois être…

– Tué ! acheva le Père Joseph. À Fleury, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur, dit Louvigni.

– Bien. Le nom des assassins, maintenant ?

– Chalais ! gronda Louvigni.

– Ensuite ? dit l’Éminence grise d’un ton bref.

– MM. de Chevers, de Liverdan, de Fontrailles, deBussière.

– Gentilshommes angevins qui sont du dernier mieux avec SonAltesse royale, observa le Père Joseph. Ensuite ?

– M. le duc de Vendôme, M. de LaValette…

– Ah ! gronda Richelieu, Épernon a peur. Il met sonfils en avant.

– Ensuite ? grinça le Père Joseph.

– M. de Beuvron, M. de Boutteville…

– Ensuite ?

– Une femme ! Oh c’est atroce… dénoncer unefemme !…

– Tant pis ! le nom ! le nom de laconspiratrice ?

– Mlle de Lespars !…

– Ah ! ah ! éclata Richelieu. Ah ! mon bonfrère, que n’êtes-vous là !

– Silence ! commanda le père Joseph.Ensuite ?

– C’est tout ! dit Louvigni.

– Vous mentez !

– Le frère du roi ! » fit Louvigni dans ungémissement.

Et il tomba de sa hauteur sur le tapis, de l’écume auxlèvres.

« Cette fois, c’est bien tout », dit le PèreJoseph.

 

Le lundi matin, vers neuf heures, un capucin, monté sur unemule, entrait dans Longjumeau et mettait pied à terre devantl’auberge du Faisan Doré.

« Par ici, mon révérend, par ici », disait l’hôte.

Mais le capucin, qui semblait très bien connaître l’auberge, sedirigeait tout droit vers une petite salle éloignée donnant sur unearrière-cour.

« Pendarde de chaleur ! reprit l’hôte. Heureusementque nous avons ici tout ce qu’il faut pour la combattre, vins fraiset… oh ! pardon… j’ignorais… »

Le capucin, tout simplement, avait laissé retomber son capuchon.L’hôte s’inclinait, se courbait autant que le lui permettait lamajesté de son ventre.

« Dites à M. de Saint-Priac de venir me trouverici », ordonna le moine d’un ton bref.

Le capucin, demeuré seul, s’était assis sur un escabeau et, lementon dans la main, le coude sur la table, songeait.

« J’attends les ordres que le très révérend Père Josephdoit me communiquer…

– Attendez, monsieur », dit l’Éminence grise.

L’attente se prolongea un quart d’heure. Enfin, Saint-Priacperçut au-dehors une sorte de sourd roulement. Bientôt, descavaliers défilèrent par la porte charretière de l’auberge etvinrent se ranger dans une cour spacieuse. Alors, le Père Josephouvrit la fenêtre et montra à Saint-Priac une cinquantaine d’hommesd’armes, qui mettaient pied à terre.

« Je comprends, fit Saint-Priac. C’est ici la répétition del’expédition d’Étioles.

– Oui, dit le Père Joseph ; seulement, cette fois, cesont des mousquetaires du roi. »

Saint-Priac tressaillit.

« Je présume, dit-il, que vous n’avez plus besoin deshommes que j’ai amenés ?

– C’est vrai, dit le Père Joseph. M. le cardinal apensé que l’opération devait être faite ouvertement et au nom duroi. Ces mousquetaires vont se rendre au domaine de Fleury où ilsvont arrêter quelques gentilshommes qui ont déplu à Sa Majesté.Vous comprenez que, comme vous le disiez, nous n’ayons plus besoinde ceux que vous appelez vos hommes. Mais il est possible que vousen ayez besoin, vous. »

« Ah ! ah ! songea Saint-Priac, voici l’ordre quiva venir… »

« Les mousquetaires, reprit l’Éminence grise vont faireleur besogne. Vous n’avez pas à vous en occuper. Seulement, parmiles gentilshommes qu’on va arrêter, se trouvera unefemme. »

Saint-Priac fut agité d’un frisson.

« Elle s’appelle Annaïs de Lespars…

– Annaïs ! gronda Saint-Priac.

– Voici ce que je vous conseille, dit le Père Joseph.Prenez vos hommes et rendez-vous tout droit à Melun. Là, vousattendrez le passage des mousquetaires, vous les suivrez de loin,vous arriverez en même temps qu’eux à Fleury et vous vousinspirerez de l’occasion qui se présentera. Je n’ai rien à vousdire que ceci : au cas où Mlle de Lesparsserait arrêtée, rien ne pourrait empêcher la justice du roi, niinterrompre le procès qui lui serait fait… »

« Oui, songea Saint-Priac, et comme rien ne l’empêcherait,elle, de dire pendant ce procès ce qu’elle a à dire, comme lecardinal veut à tout prix, morte ou vive, l’empêcher de parler…oui, oui, je comprends… »

« Je vous remercie, reprit-il à haute voix. Je puis vousassurer que Mlle de Lespars ne sera pasarrêtée… sinon par moi.

– Cela vous regarde. Mais n’oubliez pas que cette noblefille vous est destinée. Que le cardinal a de grandes vues sur elleet sur vous. Ce soir, donc, à l’hôtel du cardinal, venez nous direoù vous aurez conduit votre fiancée. Allez… »

Saint-Priac se retirait l’esprit enfiévré… la joiel’étouffait.

« Un dernier mot, dit le Père Joseph. Il est probable quevotre mariage aura lieu dès cette nuit. »

Saint-Priac sortit en chancelant. Quant au Père Joseph, il fitappeler l’officier qui commandait les mousquetaires et s’enfermaavec lui. Quelques minutes plus tard, les sacripants de la sallevoisine sautaient en selle, et leur troupe effrayante s’élançaitvers Melun.

Au moment où le dernier des estafiers sortait du Faisan Doré,apparaissaient deux cavaliers venant de Paris : Corignan etRascasse ! Ils étaient armés jusqu’aux dents. Rascasse, deloin, avait parfaitement vu le mouvement des gens deSaint-Priac.

« Compère, dit-il, je crois que voici l’avant-garde.

– Bah ! fit Corignan, ce sont des voleurs de grandchemin.

– Justement, dit Rascasse, qui sauta à terre. Il faut voirqui ils veulent détrousser. Si c’était nous, hein ?Attendez-moi donc ici. »

Rascasse, bientôt, pénétra dans l’auberge et revint en courant.Il se hissa sur son cheval et dit :

« En route, compère. Il y a dans la cour de cette aubergeune demi-compagnie de mousquetaires et certain capucin que j’aientrevu et qui m’a paru ressembler fort à votre vénérablesupérieur, le Père Joseph…

– Le Père Joseph ! » bégaya Corignan.

Et il partit à fond de train. Arrivés aux premières maisons deMelun :

« Halte ! fit Rascasse. Mettons nos chevaux en cetteétable et surveillons la route. »

 

Le Père Joseph, après le départ de Saint-Priac, s’installa dansune pièce du premier étage, d’où, à travers les rideaux de lafenêtre, il pouvait surveiller la route.

« Tout ce qui doit ce matin aller à Fleury passera là sousmes yeux », songea-t-il.

Au bout d’une heure, quelqu’un passa sur la route… C’étaitelle !

Où allait Annaïs ?… À Fleury ?… Mais dans la réunionqui eut lieu à l’hôtel de Chevreuse, elle avait déclaré qu’elleentendait agir seule en son duel avec Richelieu…

Elle passa… Le regard du Père Joseph la suivait… et là-basSaint-Priac attendait.

« Oh ! oh ! murmura tout à coup le Père Joseph,qui sont ces trois que je ne connais pas ? Des voyageurs,peut-être ? »

Ces trois, c’étaient Trencavel, Mauluys et Montariol. À vingtpas derrière eux grimaçait la figure de Verdure…

« Ah ! fit le Père Joseph, au bout de quelquesminutes, ceux-ci en sont, sûrement. »

C’étaient Fontrailles, Chevers, Bussière et Liverdan. Ilssuivaient Trencavel à la piste !

Trencavel, après avoir conduit Annaïs jusqu’à l’hôtel deChevreuse, à la suite de la bataille de la rue Courteau, s’étaitinstallé dans ce pauvre logis que les quatre chevaliers s’étaientpromis d’envahir. Mauluys, lui avait prêté Verdure.

Et par Verdure qui allait et venait, Trencavel demeurait encorrespondance avec Mauluys et Montariol.

Il vit, le dimanche soir, sortir de l’hôtel de Chevreuse lesdivers groupes que nous avons signalés, et il se dit :

« Voilà qui sent la bagarre. Que va-t-il se passerdemain ? »

À tout hasard, il envoya prévenir Mauluys et Montariol,lesquels, le lendemain matin, à sept heures, se trouvèrent au logisoù le maître en fait d’armes avait établi son observatoire.

On tint conseil dans le grenier de Trencavel, cependant queVerdure, posté à la fenêtre, dardait un œil perçant sur l’hôtel deChevreuse.

« Ho ! fit tout à coup Verdure, voici la nobledemoiselle qui sort de l’hôtel. Très bien montée, ma foi !

– En route ! » dit Mauluys.

Il était à ce moment un peu plus de huit heures.

Vers le même moment, une autre scène se déroulait sur la placedu Louvre. Bussière venait d’arriver. Quelques moments plus tardsurvint Fontrailles. Puis Chevers et Liverdan débouchèrent à leurtour sur la place.

Ils devaient être présents à l’affaire de Fleury : le lieude rendez-vous général était à Melun à onze heures. Mais on a vuqu’avant d’aller retrouver à Melun le duc d’Anjou et ses affidés,les quatre avaient juré d’accomplir une terrible besogne. Ils’agissait d’une bataille, d’un assassinat. L’amour lespoussait…

« Messieurs, dit Bussière, d’une voix rêche de haine,comment allons-nous nous y prendre ?

– C’est simple, dit Fontrailles, nous mettons tous quatrepied à terre devant le logis. Nous pénétrons de gré ou de force.Nous allons droit au gîte de l’homme, et nous frappons… »

Ils se mirent en route par la rue Saint-Honoré. Au moment où ilsdébouchaient dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre, Bussière, quimarchait en tête, gronda :

« Enfer ! Il nous échappe !… »

Les trois autres avancèrent et virent Trencavel à l’autre boutde la rue, encadré de Mauluys et de Montariol, suivis de Verdure,tous bien armés. Trencavel et ses compagnons avaient tourné àgauche, sur les berges de la Seine.

« Suivons-le, dit Fontrailles.

– Arrive qu’arrive, suivons-le !… »

Devant Trencavel, à peu près à même distance, marchait Annaïs.Elle les menait tous – sans savoir.

À Longjumeau, le Père Joseph guettait le passage des conjurés.Après la bande Fontrailles, pendant une demi-heure, il ne vitpasser que des gens du pays. Un nuage de poussière, soudain, et lagalopade sonore de plusieurs chevaux. Le nuage, tout à coup, passa…Le père Joseph eut un sourire terrible et murmura :

« Cette fois, c’est lui ! Maintenant, ils y sonttous ! »

Le nuage, c’était Chalais, qui courait à sa destinée… c’étaitBoutteville et Beuvron, c’était La Valette, c’était Vendôme et sonfrère, et, au milieu d’eux, riant très fort et gesticulant, le ducd’Anjou, le frère du roi ! Le père Joseph descendit jusqu’à lacour où attendaient les mousquetaires, et fit un signe. L’officiervint à l’ordre.

« Vous partirez dans dix minutes, dit l’Éminence grise.Vous arriverez à Melun à onze heures ; à Fleury à midi ;dès la maison cernée, vous exécuterez les ordres du roi…

Dix minutes plus tard, l’escadron s’ébranlait au pas. Un peuaprès, les gens de Longjumeau virent ce même moine paisible, quis’était arrêté au Faisan Doré, remonter sur sa mule, et, capuchonsur les yeux, s’engager d’un petit trot tranquille sur la route quiconduisait à Melun.

Au-delà de Melun, à un petit quart de lieue des dernièresmaisons, dans la direction du bourg de Chailly, se dressait, isoléeau bord de la route, une maison couverte de chaume qui arborait unbouquet au-dessus de sa porte, ce qui indiquait au voyageur qu’ilpouvait entrer là et demander une demi-pinte de vin du pays.

Cette maison avait été jadis une auberge. On l’appelait encoredans le pays : le Logis de l’Âne. Peu à peu, l’auberge s’étaittransformée en ferme. Mais, par un reste d’habitude, les paysansqui y logeaient continuaient à offrir aux voyageurs, attirés parl’enseigne et le bouquet, des rafraîchissements tels quels.

C’est au Logis de l’Âne que s’était installé Saint-Priac. Résoluà se placer sur le chemin qui menait à Fleury plutôt qu’à Melunmême, il avait quitté la ville avec sa bande de sacripants, et,apercevant la solitaire maison, s’était dit qu’il aurait là unexcellent poste d’observation. La bande mit donc pied à terre. Lesgens étaient aux champs.

Saint-Priac plaça une sentinelle près de la porte entrouverte ets’assit dans un coin d’ombre de la salle.

« Oh ! fit tout à coup la sentinelle en faction.

– Qu’est-ce ?… dit Saint-Priac.

– Un cavalier sort de Melun et vient sur nous. Il estseul.

– Qu’est-ce ? répéta Saint-Priac.

– Un gentilhomme à plume blanche. »

Saint-Priac se leva, s’avança sur la porte et, tout à coup, eutun grognement de joie furieuse : il venait de reconnaître lejeune cavalier signalé par la sentinelle. Il distribua lesrôles.

Tout le monde se tint prêt. La porte donnant sur la routerestait grande ouverte.

« Ho ! » cria tout à coup la sentinelle.

C’était le signal. Cela voulait dire qu’Annaïs arrivait devantla maison. Saint-Priac se rua, suivi de trois acolytes. L’instantd’après, il sautait à la bride du cheval de la jeune fille.

On a vu que Rascasse et Corignan s’étaient arrêtés à l’entrée deMelun.

Le plan des deux compères était simple. Il s’agissait d’assisterà l’inévitable bagarre, et de juger au meilleur moment qui seraitle vainqueur, de Richelieu ou de Gaston.

Tout à coup, Rascasse aperçut la bande de Saint-Priac.

« Corignan, dit-il, les voyez-vous, hein ? Quel rôleva jouer le Saint-Priac ? Il y a une demi-compagnie demousquetaires qui va intervenir, sans compter le Père Joseph, quivaut à lui seul une compagnie entière. Cela s’embrouille, continuaRascasse. Corignan, nous sommes perdus si nous ne rendons pasaujourd’hui à quelqu’un un service de vie ou de mort. Mais àqui ? La manœuvre de Saint-Priac m’inquiète. C’est ce drôlequi va ramasser tout le bénéfice. Avançons, Corignan, et ouvronsl’œil…

– Oui, dit Corignan, cum prudentia et oculo ;c’est dans les Écritures. »

Les deux espions, donc, suivirent à la piste la troupe deSaint-Priac et traversèrent Melun. De loin, ils virent toute latroupe entrer au Logis de l’Âne.

« C’est leur poste d’observation », dit Rascasse.

Et il se jeta dans les champs. Suivi de Corignan, Rascasseparvint sur les derrières du logis isolé.

Tout à coup il y eut dans la maison grand tumulte, cliquetisd’épées qui parvinrent jusqu’aux deux acolytes.

« C’est l’attaque ! palpita Rascasse. Ah ! j’aicompris !

– Qu’avez-vous compris, compère ? dit Corignan.

– Le plan du cardinal : il a aposté Saint-Priac et sesestafiers pour attaquer le duc d’Anjou, qui, ainsi aura succombé àune embuscade de grand chemin. Pendant ce temps, l’Éminenceattendra Monsieur à Fleury et témoignera une grande impatience.Bien joué !

– Oui, fit Corignan. À nous de bien jouer aussi…

– Eh ! interrompit Rascasse, voici qu’on se bat dansla cour. Courons, Corignan ! Nous sauvons Monsieur… Enavant ! »

Tous deux s’élancèrent.

Annaïs, arrivée devant le Logis de l’Âne, avait vu Saint-Priacse dresser devant elle et sauter à la bride de son cheval. Annaïsdès le premier instant, garda tout son sang-froid, sauta à terre etsaisit son épée. Mais cette épée lui fut violemment arrachée parles estafiers qui surgirent et l’entourèrent.

« En route ! cria Saint-Priac, ivre de joie. Nouspiquerons jusqu’à Chailly et nous pousserons jusqu’àFontainebleau…

– Holà ! fit l’un des estafiers. Regardez,monseigneur ! »

Saint-Priac vit un nuage de poussière qui accourait.

« C’est Monsieur », pensa-t-il. « Vite,cria-t-il, à l’intérieur tout le monde, et laissons passer cesgens. »

Toute la bande disparut dans le Logis de l’Âne, entraînantAnnaïs. Au même instant, le nuage de poussière signalé s’arrêtadevant le logis. Plusieurs cavaliers sautèrent à terre…

« Trencavel ! Trencavel ! rugit Saint-Priac.Malédiction !

– Nous voici, nous voici ! » cria Trencavel àAnnaïs.

Elle sourit. Ceci, non plus, ne l’étonnait pas !

« Bonjour, baron, disait Mauluys. À la bonne heure, je vousretrouve comme en Anjou, détrousseur sur les routes du roi. Cecivous va mieux que l’affaire de la rue Sainte-Avoye.

– Comme en Anjou, grinça une voix de crécelle, rien n’ymanque, pas même moi !

– Verdure ! murmura Saint-Priac, hébété destupeur.

– Un spectre, monsieur le baron ! »

En un clin d’œil, la bagarre fut générale. Saint-Priac, enarrière du groupe, serrait convulsivement un bras d’Annaïs etcherchait à l’entraîner dans la cour.

« Hardi, mes lions ! hurlait Saint-Priac.

– En avant ! » vociférait Montariol.

Tout à coup, Trencavel fit la trouée et bondit dans la cour, oùSaint-Priac, à ce moment même, poussait Annaïs.

« N’ayez pas peur, mademoiselle ! »

Il fondit sur Saint-Priac qui lâcha la jeune fille.

« Attention ! rugit Trencavel, je voussers ! »

Ce fut foudroyant. Il y eut un éblouissement d’acier, etTrencavel se fendit à fond sur Saint-Priac acculé à une porte quiouvrait sur les champs… Brusquement, l’épée de Trencavel sereleva : Saint-Priac ne fut pas touché. C’était Annaïs !…Elle venait de tirer sa rapière et, d’un coup sec, avait relevécelle de Trencavel à l’instant où elle allait toucher Saint-Priac àla poitrine. Trencavel jeta sur Annaïs un regard de stupeur.

« Il est à moi ! » dit-elle. Et elle tomba engarde.

À ce moment passait sur la route un groupe de cavaliers augalop. C’étaient Fontrailles, Chevers, Bussière et Liverdan qui,depuis Paris, étaient sur les traces de Trencavel. Ils avaientd’abord conçu quelque étonnement que le maître en fait d’armessemblât marcher sur le point même où ils avaient rendez-vous. Maisils n’avaient guère le temps de s’étonner. La haine lesdominait.

Ils passaient à ce moment devant le Logis de l’Âne.Entendirent-ils le bruit de la lutte ? Virent-ils seulement lamaison ? C’est peu probable. Ils ne voyaient à l’horizon quel’image sanglante et pâle de Trencavel percé de coups, ilsn’entendaient que les hurlements de leur haine.

 

Au moment où Annaïs tombait en garde devant Saint-Priac, la courfut envahie par les estafiers qui reculaient en désordre devant unecharge furieuse de Montariol et de Mauluys. Quant au sieur Verdure,il ne se battait pas. Il était resté dans la grande salle, vidaitméthodiquement l’un après l’autre les gobelets encore pleins etricanait.

Saint-Priac, en voyant arriver ses braves à la rescousse, éclatade rire ; d’un bond, il les rejoignit en vociférant :

« Servez-les ! Hardi ! Cent pistoles partête ! »

En un instant, Trencavel, Annaïs, Mauluys et Montariol setrouvèrent acculés dans un espace resserré où ils ne pouvaient sedéfendre bien longtemps ; y compris Saint-Priac, ils avaientencore neuf lames devant eux. Cet espace était une sorte de boyauformé entre les écuries et le bâtiment central de la cour. Au fondde cette impasse était la porte des champs.

Trencavel et Mauluys se placèrent devant Annaïs, mais elle lesécarta et aussitôt engagea le fer.

« Monseigneur ! Tenez bon ! » cria une voixdu dehors.

En même temps, la porte s’ouvrait violemment.

« Rascasse ! hurla Saint-Priac. Rascasse etCorignan !

– Monsieur Trencavel ! » bégaya Rascasse,ébahi.

En un clin d’œil, Trencavel, Mauluys, Montariol et Annaïs setrouvèrent dans les champs. Rascasse et Corignan avaient la rapièreau poing. Les estafiers n’étaient plus que sept : leur ardeurtomba ; d’un regard, ils se consultèrent et aussitôt, tousensemble, tirant leurs chevaux sur la route, sautèrent en selle ets’envolèrent. Saint-Priac, les yeux sanglants, la bouche écumantesauta à cheval à son tour, il s’élança en jetant une imprécation derage. Trencavel fit un mouvement.

« Où allez-vous ? demanda Annaïs en le touchant aubras.

– Le poursuivre, et vous débarrasser de cesacripant. »

Annaïs eut, comme tout à l’heure, un étrange sourire.

« Restez. Je vous dis que cet hommem’appartient. »

Il nous faut maintenant dire ici la grande surprise qui, en cejour advint à Corignan. Après la fuite de Saint-Priac, Annaïs,Trencavel et ses compagnons étaient rentrés dans la cour. Rascasseet Corignan avaient suivi, l’un tout ébahi d’avoir sauvé Trencavellà où il croyait avoir tiré d’affaire le duc d’Anjou, l’autreruminant déjà des projets que la vue du même Trencavel avait faitnaître dans sa cervelle. Aussi, tandis que le maître en faitd’armes et ses amis tenaient conseil, Corignan tira son acolyte àquartier :

« Compère, dit-il, c’est le Ciel qui nous envoieTrencavel ! Le voilà, le moyen de rentrer en grâce auprès ducardinal ! »

Ils arrivaient près d’un fournil, dont l’ouverture béait.

« Explique-toi, frocard ! fit Rascasse, goguenard.

– C’est simple, moucheron ! Je, reste ici pour amuserTrencavel et ses suppôts. Puisque le Père Joseph se trouvait àLongjumeau avec une compagnie de mousquetaires, ils doivent être enroute à cette heure. Vous courez à la rencontre de mon dignesupérieur, vous lui racontez que j’ai capturé le maître d’armes, laraffinée d’honneur, tous enfin ! Vous arrivez avec lesmousquetaires. Nous prenons toute la bande et nous l’offrons aucardinal. Qu’en dis-tu, moucheron ?

– Rascasse, venez par ici, dit à ce moment Trencavel.

– Tout de suite, mon gentilhomme. »

Et tandis que Corignan allait boire en compagnie de Verdure,Rascasse répondait à l’appel de Trencavel.

« Rascasse, dit Trencavel, il est certain que vous nousavez rendu service. Je m’en souviendrai. Mais que faisiez-vousici ? Est-ce moi que vous êtes venu espionner, vous et votreacolyte ?

– Monsieur, dit Rascasse, je ne suis plus à SonÉminence.

– Eh bien, je vous répète : venez avec moi. Je seraipour vous aussi bon maître que le cardinal, sauf que je ne vouscommanderai pas de félonies. Ce que vous avez fait à l’hôtel deGuise, et rue Courteau, et ici même, me prouve que vous avez ducœur. Croyez-moi, quittez votre métier. Vous feriezmaintenant un mauvais espion. Vous pouvez devenir un bravehomme.

– Je vous remercie, dit Rascasse avec une certaine fierté.Je veux tenter de me réconcilier avec Son Éminence.

– Mais… commença Trencavel.

– Laissez, lui dit Mauluys. C’est maintenant dans cetesprit un débat où nul ne doit intervenir.

– Monsieur, reprit Rascasse, pensif et en jetant un coupd’œil sur Annaïs, j’avais peut-être des raisons d’en agir avec vouscomme j’ai fait. Quant à aujourd’hui, j’ignorais votre présence ence logis. J’ai cru sauver Monsieur…

– Le duc d’Anjou ? fit Annaïs en tressaillant.

– Sans doute. J’ai pensé que c’était pour attaquer le ducque Saint-Priac s’était embusqué ici. D’autant que j’ai vu àLongjumeau le Père Joseph en campagne, dirigeant lui-même unecompagnie de mousquetaires du roi… »

Annaïs pâlit.

« Monsieur Rascasse, dit Mauluys, que pensez-vous de cesmousquetaires ?

– Eh ! que voulez-vous que j’en pense, sinon qu’il yaura tout à l’heure à Fleury quelques bonnes arrestations !…Sur ce, messieurs, que Dieu vous garde ! »

Rascasse, rapidement, s’éloigna. Il courut à Corignan.

« En route, compère ! »

Rascasse s’élança vers le bouquet de chênes où ils avaientlaissé leurs chevaux. Corignan volait sur ses traces.

« Messieurs, dit Annaïs, recevez mes remerciements etpermettez-moi de vous dire adieu. J’ai un devoir à accomplir.

– Mademoiselle, dit Trencavel, voici quel est cedevoir : Monsieur et ses amis ont conspiré de s’emparer ducardinal à Fleury. La présence du Père Joseph et des mousquetairesroyaux prouve que tout est découvert. Vous voulez courir à Fleurycrier casse-cou aux conspirateurs…

« C’est la vérité, monsieur. J’ai poussé jusqu’ici dansl’espoir de me heurter à Richelieu. Je l’eusse provoqué… mais il neviendra pas. Il ne me reste donc qu’à arriver à Fleury avant lesmousquetaires…

– Mon cher comte, dit Trencavel, et toi, prévôt, vousescorterez Mlle de Lespars jusqu’à Paris.Mademoiselle, j’irai à Fleury. Je me charge de prévenirMonsieur… »

Annaïs tressaillit.

« Il vous a insulté pourtant ! fit-elle en regardantTrencavel.

– C’est effacé : il m’a demandé pardon.

– Prenez garde, il vous en voudra mortellement de cepardon. »

Déjà Trencavel était à cheval. Annaïs n’eut pas un mot pour leretenir. Elle n’insista plus pour accomplir elle-même cettemission.

Quelques instants plus tard, Annaïs, escortée de Mauluys et deMontariol, lesquels étaient suivis de Verdure tout raide sur saselle, reprenait le chemin de Paris. Quant à Trencavel, il s’étaitélancé vers Fleury. Midi approchait.

 

Dans une grande belle salle du rez-de-chaussée de Fleury, tousles conspirateurs étaient assemblés.

Voici ce qui était décidé : dès l’entrée de Richelieu, lesdouze, sans même passer dans la salle à manger, accompliraientl’acte…

Nous disons : les douze, bien qu’ils ne fussent que onze.L’un des conjurés manquait à l’appel. C’était Louvigni…

Gaston était livide.

« Voici qu’il va être midi », murmura Vendôme.

Dans la cour, retentit le galop d’un cheval.

« Le voici !… »

À l’instant, tous furent à leurs postes. Un cri soudain sortitde toutes ces gorges étreintes par l’angoisse… un cri de terreur…Un homme venait d’entrer dans la salle. Et ce n’était pas lecardinal. C’était Trencavel.

« Trencavel ! – Qui vous envoie ! – nous sommestrahis ! »

Trencavel alla jusqu’à Monsieur et s’inclina devant lui.

« Monseigneur, dit Trencavel, je vous suis dépêché parMlle de Lespars pour vous crier :alerte !… Vos projets ont été surpris, cent mousquetaires duroi arrivent. Je viens de les voir sur la route. »

Vendôme et le Grand-Prieur saisirent chacun par un bras Gastond’Anjou, qui balbutia :

« Monsieur Trencavel, pour la seconde fois, je vous demandepardon de vous avoir gourmandé, mais cette fois c’est de boncœur. »

Quelques instants plus tard, Gaston fuyait à toute bride. Maissi vite que courût Monsieur, il y avait quelqu’un qui courait plusvite que lui. C’était Chalais… Il grondait :

« Puisque tout est découvert, l’hôtel de Chevreuse estenvahi à cette heure. Seigneur, tout ce que je vous demande, c’estd’arriver à temps pour mourir en la défendant ! »

Parmi les maîtres d’hôtel, laquais, valets, ce fut une stupeur.Les quatre derniers invités de Son Éminence montaient à cheval àleur tour et s’éloignaient. Trencavel était avec eux. Comme ilsdisparaissaient au loin, un grondement de sabots roula sur laroute. C’étaient les mousquetaires… Trencavel et les quatreAngevins s’arrêtèrent à une lieue de là.

« Messieurs, dit le maître en fait d’armes, que mevoulez-vous ?

– Vous tuer ! répondirent-ils.

– Ainsi, à défaut du dîner de Son Éminence, c’est moi quevous voulez manger ? Il vous fallait absolument tuer quelqu’unaujourd’hui. Mais vous savez déjà qu’on ne me tue pas sifacilement. J’ai mon épée. J’ai ma dague.

– Tenez, monsieur, dit Fontrailles, autant vaut-il que vousle sachiez tout de suite. Nous sommes décidés à commettre unelâcheté pourvu que vous disparaissiez. Nous nous mettons à quatrepour vous tuer. Nous nous mettrions à dix si nous étions dix àavoir le même sentiment. Comprenez-vous ?

– Eh ! je le crois bien que je vous comprends. Un mot,cependant, un seul. Pourquoi diable êtes-vous acharnés à me tuer aupoint de descendre à la félonie ?

– Je vais vous le dire, parce que dans cinq minutes vousserez mort et que nul ne le saura. Nous voulons vous tuer… –parce qu’elle vous aime !… »

Trencavel eut un éblouissement. Une joie tumultueuse se déchaînadans son âme. Cela dura une seconde.

Les quatre fondaient sur lui, en silence. Si Trencavel n’avaitfait un bond en arrière, il eût été tout droit dans un mondemeilleur. Mais, en même temps qu’il rompait, sa rapière, de pleinfouet, cingla les quatre épées qui vacillèrent.

Et tout à coup, il se fendit. Chevers tomba comme une masse.

« Un ! » dit Trencavel.

Les trois autres se ruèrent. Ce fut la lutte sauvage, furieuseet féroce. Bussière jeta son épée et saisit son poignard. Liverdancherchait à assommer Trencavel qui bondissait, revenait, se jetaità terre, se relevait. Brusquement, Fontrailles parvint à le saisirpar-derrière.

« Tuez ! » hurla-t-il.

Trencavel tendit ses muscles en un suprême effort et, àl’instant où deux pointes d’acier s’abattaient sur lui, parvint às’aplatir sur le sol, entraînant Fontrailles. Le bras droit dégagése détendit en ressort : le poignard était au bout… Liverdans’affaissa, le ventre ouvert… Au même instant, Trencavel fut deboutet, haletant, sanglant, déchiré, jeta d’une voix rauque :

« Deux ! Reste deux ! Allez-vous-en, je vous faisgrâce ! »

Un coup d’épée de Fontrailles l’atteignit à l’épaule. Il eut unrugissement… Trencavel leva sa rapière par la lame et, à toutevolée, abattit le pommeau… Bussière tomba, assommé.

« Trois ! râla Trencavel. Ah ! je… »

Il ne put en dire plus long. Fontrailles, de nouveau, était surlui et lui sautait à la gorge. Ils s’étreignirent. Les deuxpoignards cliquetaient l’un contre l’autre. Trencavel avait passéson bras gauche au cou de Fontrailles. Le bras, par une lente etirrésistible pression, resserrait son étreinte. Fontrailleshaletait. Il râlait. Il écumait. Et Trencavel murmura :

« Eh bien, moi aussi, je l’aime !… »

Une sorte de gémissement fusa des lèvres de Fontrailles. C’étaitla fin. Trencavel le lâcha. Fontrailles battit l’air de ses bras ettomba en travers de Bussière.

Trencavel rentra dans Paris sans faire de mauvaise rencontre. Iltrotta tout droit jusqu’à la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Seulement,après avoir rentré son cheval dans le logis qu’il s’était choisipour veiller sur Annaïs, il traversa l’étroite rue et, d’un rudecoup de marteau, frappa à la grande porte de l’hôtel deChevreuse.

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