L’Héroïne

Chapitre 2LA LETTRE DE RICHELIEU

C’est la nuit. Tout dort, sauf, pour nous, trois logis où sedéroulent trois scènes différentes.

La première, en l’hôtel du cardinal de Richelieu, place Royale.La deuxième, en l’hôtel d’Annaïs de Lespars, rue Courteau. Latroisième, en l’académie de la rue des Bons-Enfants où nous allonstout à l’heure retrouver Trencavel, le maître en fait d’armes,Montariol, son prévôt, et le comte de Mauluys, son étrange ami.

 

Place Royale, un immense cabinet de travail, tendu de rouge.C’est l’oratoire du cardinal !… C’est de là que, dans lajournée, se sont élancés les espions chargés de découvrir Annaïs deLespars.

Cette besogne accomplie, sûr que la jeune fille lui sera livréedès le lendemain, Richelieu s’est abandonné à l’orgueil et àl’amour. La cérémonie du matin a été un double triomphe : il ahumilié le roi ! Et la reine Anne d’Autriche, pour la premièrefois, lui a souri !…

Richelieu, donc, vers cette heure tardive, est assis près d’unetable sur laquelle se trouve une lettre qu’il vient d’écrire etqu’il relit à dix reprises. Devant lui, dans un fauteuil, unvieillard, portant l’habit de capucin, darde sur cette lettre unregard perçant, comme si, de loin, il voulait en déchiffrer lemystère ; cet homme, c’est le Père Joseph, l’Éminencegrise !…

« Mon fils, dit le Père Joseph, il faut au plus tôt vousinstaller en votre palais. Cet hôtel est désormais indigne devous…

– Peut-être n’habiterai-je jamais le palaisCardinal !…

– Pourquoi ? demanda d’un ton bref le Père Joseph.

– Parce qu’il va peut-être s’appeler le palaisRoyal !… Lisez !… »

Le capucin saisit la lettre sur la table, la parcourt d’untrait, un instant il ferme les yeux, et, quand il les rouvre, cesyeux sont hagards :

« Si ceci tombe entre les mains du roi, c’est la chuteeffroyable, l’exil, la prison peut-être…

– C’est l’échafaud, interrompt Richelieu. Le tout pour letout ! Je joue une partie. Ma tête est l’enjeu. Soit ! –Si je gagne, je suis plus roi que tous les rois de la Chrétienté. –À un Richelieu, entendez-vous ! il faut une reine pourmaîtresse !…

– Cette lettre ne partira pas ! gronde l’Éminencegrise.

– Dans une heure, frère Corignan la portera auLouvre !… »

Le Père Joseph, lentement, lève les bras au ciel, et d’un accentde morne désespoir :

« Fiat volontas tuas !… »

 

Vers la même heure, rue Courteau, en l’hôtel d’Annaïs deLespars, un salon vivement éclairé, sur lequel ouvrent plusieursportes. La jeune fille est là, toute seule, calme, résolue, maispâle de ce qu’elle va entreprendre. Elle a revêtu un costume quilui laisse toute liberté pour la violence et l’agilité desmouvements. À sa ceinture, un court poignard.

Annaïs marche à l’une des portes et l’ouvre, puis à unedeuxième, troisième et quatrième. Alors, de chacune des chambresqui donnent sur ce salon, s’avance un gentilhomme… Tous les quatresont encore en habit de voyage.

« M. de Fontrailles ?…

– C’est moi ! répond l’un d’eux en s’inclinant trèsbas.

– M. de Chevers ?…

– C’est moi ! dit un deuxième dans une mêmesalutation.

– M. de Liverdan ?…

– C’est moi ! dit le troisième en se courbantaussi.

– M. de Bussière ?…

– C’est moi ! dit le quatrième à demi prosterné.

– Messieurs, je ne connais aucun de vous ; mais jesais à n’en pas douter que vous vous valez par la noblesse du cœur.Je puis donc dire tout haut devant vous quatre que j’ai reçu voslettres où chacun de vous m’offre son nom et sa vie. »

Fontrailles, Chevers, Liverdan, Bussière tressaillent,frémissent… Ils sont amis. Dès longtemps, ils se connaissent ets’estiment… Et les voici rivaux !

Annaïs continue :

« Messieurs, je vous ai, depuis trois mois, étudiés toussans vouloir connaître vos personnes. Je vous ai choisis, parce quej’ai acquis la certitude qu’il n’est pas un de vous à qui je nepuisse confier mes espoirs et mes désespoirs, ma vie, mon honneur…Alors, je vous ai écrit. Vous étiez tous à Angers, il y a vingtjours. Et vous savez que ma mère est morte… Mais ce que vousignorez, c’est le mal qui l’a emportée en quelques heures…Messieurs, Mme de Lespars est morteassassinée, empoisonnée ! »

Un quadruple cri d’horreur et de pitié :

« Par qui ? Par qui ?…

– Par Mgr Armand-Jean Duplessis, cardinal deRichelieu… »

C’est un funèbre silence qui s’abat alors sur ce salon. Il y ade la terreur dans l’air.

« Messieurs, reprend Annaïs avec fermeté, ma mère est morteparce qu’elle a entrepris une œuvre que vous saurez. Cette œuvre,je jure de la poursuivre. Je puis donc être frappée aussi, etentraîner avec moi dans la mort ceux qui m’auront suivie. Si doncvos cœurs tremblent, retirez-vous. Si vous avez peur de la hache,fuyez-moi… Mais si vous avez de ces âmes intrépides faites pourl’amour qui lutte, conquiert, ou succombe dans la mêlée sans seplaindre, oh ! alors… voici ma main ! Elle sera à celuide vous quatre qui, survivant à ses compagnons d’armes, m’aurasoutenue dans mon entreprise, aura vengé ma mère, et terrasséRichelieu !… »

Quatre voix vibrantes éclatent, confondues :

« À vous nos épées ! – À vous nos existences ! –Vous êtes notre chef ! – Donnez l’ordre de guerre !…

– Eh bien ! donc, voici l’ordre de guerre ! Ledéfi est lancé ! Dès cette nuit, sur la place Royale, dèscette heure même, l’action commence ! »

Guidés par Annaïs de Lespars, les quatre jeunes gentilshommes,d’un pas rapide, se dirigeaient vers la place Royale. Une fièvrefaisait battre leurs tempes. Ils sentaient qu’ils entraient dansune formidable aventure. Arrivés place Royale, ils s’arrêtèrentdevant l’un des trente-cinq pavillons uniformes bâtis par Sully, etqui encadraient cette esplanade non encore entourée de grilles.C’est là que Richelieu s’était installé depuis trois ans, que,renonçant à l’hospitalité de Marie de Médicis, il avait quitté leLuxembourg et donné à l’architecte Lemercier le plan grandiose dupalais Cardinal.

Assemblés autour d’Annaïs, ils l’écoutaient ardemment.

Cette lettre que le cardinal devait écrire à la reine, qu’ilécrivait sans doute à cette heure, cette lettre que le frèreCorignan devait, vers minuit, porter au Louvre, cette terribleimprudence de Richelieu, elle expliquait tout cela avec une sortede calme farouche. Qu’elle eût la lettre ! Et la campagneentreprise était terminée du coup !

La demie de onze heures sonna à Saint-Paul.

« Les voici ! dit Annaïs.

– Ils sont une quinzaine, observa l’un des quatre.

– Tant mieux ! dirent les autres. Il y aurabataille ! » C’étaient frère Corignan et Rascasse.Corignan, le premier était sorti, très vite. Rascasse l’avait suivipresque aussitôt, entraînant derrière lui une douzaine de gaillardssilencieux, souples, rapides. Et Rascasse, d’un bond, avait rejointCorignan. Rascasse avait flairé qu’une mission d’effroyableimportance était confiée à Corignan. Et Rascasse étouffait dejalousie.

La bande, à distance, était suivie par la frêle guerrière et sesquatre chevaliers prêts à bondir.

« Frère Corignan ! implorait Rascasse, laissez-moiseulement vous suivre, vous protéger si des tireurs de manteauxvous attaquent. Mon bon frère, je vous aime au fond, je mourrais dechagrin s’il vous arrivait malheur.

– Rascasse, je dois être seul et nul ne doit savoir où jevais.

– C’est donc bien important ? larmoya Rascasse.

– Rascasse, mon petit, tu me romps les oreilles. Si tucontinues, je retourne droit à Son Éminence… Et je lui dis que vousm’espionnez pour le compte du roi ou de Monsieur !…

– Eh bien, je m’en vais ! grinça Rascasse, qui cessainstantanément de sangloter. J’aurai ma revanche ! »

Rascasse fit signe à ses mouches et l’essaim, tournant à gauche,disparut vers la Seine. Corignan, demeuré seul, continua son cheminvers le Louvre, la bouche fendue par la jubilation. Soudain, ilsursauta :

« Holà !… Que voulez-vous, païens ?…Sacrilège !…

– Ce que tu portes ! » dit une voix claire.

Ceci se passait à dix pas de la croisée de la rue Sainte-Avoyeavec la rue de la Verrerie.

« Au large, tireurs de manteaux ! tonitrua lefrère.

– Allons, moine, dépêche ! » gronda l’un desquatre chevaliers d’Annaïs.

D’un tournemain, Corignan se débarrassa de son froc et se campa,solide, la mâchoire serrée, une forte épée dans la main droite, unpoignard au poing gauche.

Les rapières, dans la nuit, jetèrent des éclairs et les quatrese ruèrent. Il y eut un rapide cliquetis. Une voix cria :

« Il est touché !… »

Puis une grande clameur du moine :

« À moi !… À moi !… À moi !… »

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