L’Héroïne

Chapitre 12LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

Tandis que, dans la maison de l’enclos Saint-Lazare, cesmultiples épisodes déroulaient leur trame tissée de tragédie et decomédie, la duchesse de Chevreuse et le comte de Chalaisattendaient le résultat de l’entrevue qui, à ce moment même,mettait aux prises Annaïs de Lespars et le cardinal de Richelieu.Du moins, ils le croyaient.

Surexcitée, l’esprit éperdu d’impatience, le cœur battant, laduchesse était charmante. Mais c’étaient des pensées de drame quiroulaient leurs volutes en cet esprit. Dans ce cœur, des passionsse heurtaient. Elle songeait :

« Si Annaïs est vaincue, je continuerai le combat… j’ai icil’instrument fidèle et sûr… »

Elle jeta alors un furtif coup d’œil sur le comte de Chalais, etce jeune visage si beau, si fier, elle le vit illuminé d’un telrayonnement d’amour qu’elle tressaillit.

La porte s’ouvrit. Une exquise soubrette entra et dit :

« Le messager de l’enclos Saint-Lazare ! »

La duchesse et le comte furent aussitôt debout, haletants… lasoubrette s’effaça… un homme entra… Chalais et la duchesseétouffèrent un cri d’épouvante. Cet homme qui s’avançait sur eux…c’était Richelieu !

Ce n’était pas Richelieu ! C’était Saint-Priac ! Laduchesse de Chevreuse et le comte de Chalais, à la vue du baron deSaint-Priac revêtu de l’habit du cardinal, éprouvèrent cette espècede stupeur qui forme une gangue à la terreur. Chalais s’avançavivement de deux pas et, la voix menaçante :

« Qui êtes-vous, monsieur ? Que venez-vous chercherici ? Et pourquoi vous annoncez-vous comme venant du closSaint-Lazare ?

– Parce que j’en viens, dit froidement Saint-Priac. Avanttout, sachez qu’en venant ici je joue ma tête, comme vous l’avezjouée, monsieur le comte, en demandant un rendez-vous secret àM. le cardinal, comme vous l’avez jouée, madame, en escomptantles résultats de ce rendez-vous.

– Qui êtes-vous ?

– Baron de Saint-Priac, gentilhomme angevin, partisan etfidèle serviteur de Son Éminence. »

Chalais et la duchesse échangèrent un regard. Ce regard voulaitdire : « Le bourreau est dans l’antichambre. »

« Monsieur le comte, reprit Saint-Priac, je sors de votrehôtel où j’ai pu savoir que je vous trouverais ici. Voici ce quej’ai à vous dire : Son Éminence m’a chargé de me rendre àl’invitation que vous lui avez adressée et qu’elle a acceptée. Ellea voulu que, pour cette expédition, je revêtisse le costumecavalier sous lequel on l’a vue souvent. En sorte que si, uneembuscade avait été préparée par vous, les gens chargés de frapperpussent croire que j’étais le cardinal. S’il m’arrivait malheur, lapreuve était faite que vous aviez attiré Son Éminence dans unguet-apens… Or, monsieur le comte, je me suis rendu à votre maisondu clos Saint-Lazare. J’y suis resté une heure. J’en reviens. Ensortant de cet hôtel, je me rends droit à la place Royale, où jeferai mon rapport. Voici ce que je vais dire au cardinal : queje vous ai trouvé en votre maison du clos Saint-Lazare (Chalaistressaillit) ; que je suis arrivé sans aucune malaventure etque je vous ai trouvé seul. (« Est-ce un piège ? »,se dit Chalais) ; que vous avez été mortifié que Son Éminencen’ait pu se rendre à votre invitation (la stupeur paralysaChalais) ; et, enfin, que nous avons pris ensemble lacollation destinée à Son Éminence. Or, je ne suis mort ni duvoyage, ni de la collation…

– Pourquoi ?… pourquoi ?… bégaya Chalais.

– Pourquoi je vous sauve ? Ceci me regarde seul. Maisje vous jure, sur le sang du Christ que je vais faire le rapporttel que vous venez de l’entendre.

– Je ne vous démentirai pas ! » fit vivementChalais.

« J’en suis bien sûr ! » songea Saint-Priac, quis’inclina devant la duchesse.

« Ainsi, dit celle-ci, vous n’avez trouvé personne dans lamaison de l’enclos ? Vous n’avez pas vu une jeune fille ?Mlle Annaïs de Lespars n’est pas venue ?

– Non, madame. »

Saint-Priac disparut… La duchesse demeura méditative. Chalais lacontemplait. Elle songeait :

« Tout est perdu ? Non, puisque le cardinal ne saurapas. Il faut recommencer, voilà tout… »

Elle jeta un furtif regard sur Chalais et frissonna. Sans doute,une dernière lutte mettait aux prises son ambition déjà puissanteet son amour encore tout frêle. Sans doute aussi, l’ambitionterrassa l’amour, la réalité de l’amour. Et il n’y eut plus en elleque la comédie, le simulacre de passion.

« Comte, je vous rappelle ce que je vous ai dit à l’hôtelde Guise.

– Madame…

– Ce soir, à dix heures, ici. Marine vousintroduira. »

Chalais, ébloui, se sentit chanceler. Il ferma les yeux.

*

* *

Saint-Priac, on l’a vu, s’était rendu place Royale en sortant del’hôtel de Chevreuse. Il tint parole à Chalais et fit au cardinalle rapport convenu chez la duchesse.

Dans un interrogatoire qu’il subit plus tard à ce sujet,Saint-Priac a prétendu qu’il avait, en effet, essayé de sauver lecomte de Chalais par un généreux mensonge. Mais il nous semble, ànous, qu’il a simplement voulu cacher au cardinal la prised’Annaïs.

À l’hôtel de la place Royale, Saint-Priac reprit son costumepersonnel. Quant au cheval de Richelieu, il en avait encore besoin,et il demanda au maître des écuries la permission de le monter pourle reste de la journée ; là-dessus, cet homme lui réponditqu’il venait justement de recevoir des ordres au sujet de cettemagnifique monture : Son Éminence en faisait don à M. lebaron, avec le harnachement et les fontes qui contenaient despistolets à crosse damasquinée.

Saint-Priac sauta sur la superbe bête et, la gorge serrée parune joie terrible, franchit la porte Saint-Antoine et courut àfranc étrier jusqu’au château de Vincennes. Derrière le châteaus’érigeait une misérable auberge. Là, une douzaine de ruffians àformidables moustaches menaient tapage autour des brocs ;c’étaient les estafiers de Saint-Priac. Sans mettre pied à terre,il cria :

« Holà ! mes drôles ! »

Tous, en tumulte, ils sortirent pour courir à leurs chevaux, encercle autour d’un pieu où s’attachaient les brides – tous, exceptédeux qui entrèrent dans une salle fermée à clef.

Annaïs était là. Dehors, elle sauta sur le cheval qu’on luiprésentait. Les sacripants l’entourèrent. Saint-Priac se mit entête, leva le bras, et toute la bande s’ébranla au trot. Onfranchit la Marne au bac de Charenton, la rive droite de la Seinefut longée pendant une petite lieue, puis on piqua droit sur laforêt de Sénart.

Au-delà de la forêt, sur les bords de la Seine, se trouvait lehameau d’Étioles. À un quart de lieue du Village et adossée aubois, s’élevait une maison carrée, trapue, solide. Une sorte degouvernante, aidée d’une petite Parisienne, gardait cette maison oùnul ne pénétrait. Les gens d’Étioles clignaient de l’œil etl’appelaient : la Riche-Liesse.

Cette étrange appellation cachait un jeu de mots : lamaison appartenait à Richelieu !…

C’est là que Saint-Priac conduisit Annaïs. C’était unchef-d’œuvre d’audace.

« Ordre du cardinal ! » avait dit Saint-Priac enarrivant.

Et, à voix basse, il avait donné ses instructions. Peut-êtren’était-ce pas la première aventure de ce genre qui eût à enrichirles annales de la Riche-Liesse, car la gouvernante,nullement surprise, conduisit Annaïs dans une chambre du haut. Lessacripants reprirent le chemin de Paris. Saint-Priac demeura et sedirigea vers la chambre.

Il s’inclina profondément devant la jeune fille. Elle n’eut pasun geste tant qu’il fut là, mais ses yeux firent le tour de lachambre. De cette inspection, il lui resta une sensation de bleupâle moiré et toute sa pensée s’accrocha à une rosace de tapis,pendant que lui, courbé, menaçant, l’œil en dessous, grondait deschoses.

Quand elle cessa de fixer la rosace, elle s’aperçut qu’elleétait seule. Il y avait longtemps que Saint-Priac était parti…

Alors, brusquement, un choc en retour lui rapporta la voix deSaint-Priac.

« … Huit jours de réflexion… huit, pas plus… vous mereverrez dans huit jours, pas avant… la richesse et la vengeanceassurées, si vous acceptez mon nom… la mort de Richelieu… sinon jevous tue… mais avant je vous endors… »

Elle fut saisie d’un tremblement convulsif et répéta :

« Avant de me tuer, il m’endort… »

Elle comprit que là gisait la menace hideuse. Ses yeux hagardstombèrent sur la gouvernante et la soubrette : ellesapportaient une petite table éblouissante de son argenterie et deses cristaux.

Ce regard morne, soudain, s’enflamma… Il y eut un bond. Annaïsatteignit la table et, avant que les deux femmes eussent puesquisser un geste, saisit… l’arme !… le couteau !l’unique couteau apporté par la gouvernante pour découper. Lagouvernante et la soubrette demeuraient muettes, effarées destupeur.

Toute sa lucidité reconquise, au cœur et au cerveau, Annaïs, lecouteau dans sa main crispée, reculait en grondant :

« Pour l’assassin !… »

 

Le soir de ce jour, vers neuf heures, la duchesse de Chevreuseattendait le comte de Chalais dans un petit salon meublé avec unecharmante sobriété. La porte s’ouvrit à double battant et unsolennel huissier annonça :

« Sa Grandeur l’archevêque de Lyon ! »

La duchesse pâlit légèrement sous son fard. C’était étrange,cette arrivée imprévue du frère de Richelieu à l’heure même où ellese préparait à armer le bras qui devait frapper le cardinal. Elledissimula son trouble en s’inclinant sous la bénédiction duprélat.

« Monseigneur, dit-elle, je pensais à vous à l’instant oùj’ai eu la bonne surprise de vous voir entrer, et je me disaisqu’un homme tel que vous manque à la cour.

– Madame, dit l’archevêque, non seulement je n’irai jamaisà la cour, mais j’espère pouvoir bientôt me démettre des fonctionsauxquelles j’ai été appelé sans que je les eusse souhaitées, etreprendre à la Grande-Chartreuse ma place parmi ceux qui sont mortsau monde… Il y a dans Paris – plût au Ciel qu’elle n’y fût jamaisvenue ! – une jeune fille dont je souhaite ardemment lebonheur. Et voici, madame, l’objet de cette tardive visite que jevous prie de me pardonner. Elle s’appelle Annaïs deLespars… »

La duchesse, en un instant, fut bouleversée. Le drame venait defaire son apparition dans ce coquet salon.

« Monseigneur, dit-elle, puisque vous désirez le bonheurd’Annaïs, allez donc trouver votre frère, le cardinal, et dites-luiqu’il lui rende sa mère ! Dites-lui surtout… »

L’archevêque eut un geste d’indicible dignité.

« Je sais vos sentiments pour le cardinal. Et je sais lessentiments du cardinal, pour cette malheureuse enfant. Quant à moi,quelle que soit ma pensée, le cardinal est mon frère !

– Eh bien, que puis-je alors ?

– Je suis venu à Paris pour la défendre, madame !…J’ai pu à grand-peine, et par des moyens dont je dispose, savoir oùs’est logée Annaïs de Lespars. J’ai voulu la voir. Je me suis renduaujourd’hui à midi en son hôtel. Je ne l’ai pas trouvée. À quatreheures, rien encore. Enfin, à huit heures, les gens de la maison,alarmés, m’ont confié que peut-être pourriez-vous me dire où jepuis la rencontrer. »

La duchesse pâlit. Elle avait cru qu’Annaïs, pour une raisoninconnue, avait renoncé au redoutable rendez-vous du closSaint-Lazare. Annaïs était sortie à l’heure convenue ! Pourmarcher contre Richelieu, c’était sûr !… Or, d’après lerapport de Saint-Priac, on ne l’avait pas vue au closSaint-Lazare !… Les conclusions étaient effroyables :

Ou Annaïs avait été enlevée en sortant de la rue Courteau. Ouelle avait été arrêtée au lieu même du rendez-vous. Dans les deuxcas, Richelieu la tenait… Annaïs était perdue… et ceux qui avaientconspiré avec elle…

Dès lors, elle se cuirassa de prudence. Cet homme, là, devantelle, c’était le frère du cardinal ! Une parole de troppouvait la tuer. Elle ne savait rien. Elle n’avait vu Annaïs qu’unefois. Elle ignorait même où se trouvait son hôtel… L’archevêque laquitta désespéré… Dès qu’il fut parti, la soubrette vint annoncerque le comte de Chalais attendait.

« Oh ! songea la duchesse, celui-ci agira !Celui-ci me défendra au besoin ! Il faut qu’il soit à moicorps et âme… »

« Madame, dois-je l’amener ici ?…

– Oui. Et qu’on ferme les portes del’hôtel ! »

 

Le lendemain matin, à l’heure convenue avec le chevalier deLouvigni, Chalais sortait de Paris à cheval. Chalais, en se rendantà ce duel où il allait peut-être trouver la mort, étaitradieux.

En arrivant au milieu de la côte, il aperçut Louvigni quil’attendait, immobile, statue équestre qui se profilait sur le cielpâle. Les deux adversaires se rejoignirent, et, s’arrêtant courtl’un devant l’autre, se saluèrent.

Louvigni, du geste, montra un bouquet d’ormes et chênes mêlés dechâtaigniers, à deux cents pas. Chalais acquiesça d’un signe detête. Ils s’y rendirent, attachèrent leurs chevaux, et pénétrèrentsous le couvert. L’endroit était bon : ils ne pouvaient êtrevus.

Les deux épées se croisèrent avec un petit bruit sec…

Il y eut deux ou trois passes rapides. Cela dura à peine unemoitié de minute. Et tout à coup, l’une des épées sauta à six pas…c’était celle de Louvigni. Le chevalier s’élança et saisit l’armeau moment où elle touchait terre. Il revint sur l’adversaire. Ilétait livide.

Quelques instants plus tard, pour la deuxième fois, l’épée deLouvigni sauta. Encore, Louvigni, écumant, vint se ruer surChalais, et encore l’épée sauta. Cette fois, il ne la ramassa plus.Il gronda on ne sait quoi de confus. Chalais crut comprendre qu’ildisait : « Tuez-moi ! Tuez-moi !… » Maisil n’en était pas sûr. Il garda le silence, surveillantattentivement son adversaire. Il ruisselait de sueur. Louvigni,brusquement, tourna le dos. Chalais crut l’entendre pleurer. Celalui fit mal. Doucement, il rengaina, reprit son manteau, et,reculant pas à pas, arriva jusqu’à son cheval, qu’il détacha. Là,il attendit un cri, un appel, une provocation ou un mot deréconciliation. Mais il n’entendit rien. Il ne voyait même plusLouvigni, qui avait disparu derrière les arbres. Alors, il remontaen selle, et, au petit pas, reprit le chemin de Paris.

Chalais rendit compte à la duchesse de Chevreuse des résultatsdu duel. Mais il se contenta de lui dire, qu’après plusieurs passesinutiles, Louvigni et lui s’étaient retirés chacun de son côté sanss’être fait de mal et sans se réconcilier.

Dans le petit bois, Louvigni ne pleurait plus. Il s’était assispar terre. Une révolution s’accomplissait dans cette âme. Lesderniers scrupules de l’honnête homme tombaient l’un après l’autre,écrasés par la haine. Le crime à peine ébauché à l’hôtel de laplace Royale, l’effroyable crime de délation achevait des’échafauder dans son esprit. Quand Louvigni se releva, c’était unautre homme.

« Il y a ce soir réunion générale, songea-t-il. Lamaîtresse de Chalais va y proposer un nouveau pland’action… »

Et avec un sourire terrible :

« J’y serai !… »

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